Une interview dans la revue NVL (Nous voulons lire)
Quand une revue de référence se penche sur la collection Bisous de famille...
Interview de Didier JEAN & ZAD (UTOPIQUE ) par Claudine CHARAMNAC STUPAR.
Extrait de l'interview de Didier JEAN & ZAD dans la revue NVL
1. 51
(p)oser des mots sur les maux
On remarque dans votre production plusieurs albums sur des sujets délicats,
peu traités en LEJ, et souvent peu « parlés » avec les enfants voire carrément
tabous au sein des familles; des problèmes d’adultes (dépression, chômage,
violence) qui pèsent pourtant sur des vies d’enfants… Les Jours noisette 72
parle d’un père en prison, et des visites du fils au parloir ; Les Artichauts 73
aborde les violences conjugales, dans Parle moi Papa 74
, l’enfant est confronté
à un père chômeur dépressif… Comment ces livres sont-ils nés ?
Faut-il parler de sujets délicats ou tabous ? Les enfants ont rarement ce genre
de réflexion, ils n’ont pas ce regard adulte sur le livre. Pour eux, il n’y a pas de
sujet interdit. Au contraire, ils ne se privent pas de poser des questions. Ils
sont prêts à tout entendre pourvu que l’histoire soit bien menée, et que l’on
s’adresse à eux avec des mots appropriés.
Les Jours noisette, que vous citez, ne parle pas de la prison, mais de
l’impertinence et de l’admiration d’un fils pour son père.
Les Artichauts aborde-t-il les violences conjugales ou le point de vue d’une
petite fille qui ne veut plus voir sa maman se faire battre et qui se projette dans
un avenir où sa vie sera belle ?
Parle-moi papa ne nous parle pas d’un père au chômage, mais d’un enfant qui
souffre des non-dits.
Les 5 poches75
évoque-t-il la symbolique de l’héritage ou plutôt l’acceptation
de soi tel qu’en soi-même ?
Chacun de ces titres brosse une situation, sans en gommer les aspérités. En
somme, Utopique est une maison d’édition pour élargir le champ des possibles.
72 Emmanuel Bourdier, Zaü, Les Jours noisette
73 Momo Géraud, Didier Jean & Zad, Les artichauts
74 Christos, Didier Jean & Zad, Parle-moi papa
75 Jean-Louis Cousseau, Didier Jean & Zad, Les 5 Poches
BISOUS DE FAMILLE
Entretien avec Didier Jean et Zad
(Utopique)
Claudine Charamnac Stupar
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NVL
juin 2015 – N° 204
Avec des histoires qui racontent comment ça marche, un être humain. Des
histoires qui font écho à nos émotions, interpellent et questionnent. Des
histoires uniques pour aider petits et grands à ouvrir les yeux sur le monde et
à s’ouvrir aux autres. Lorsque l’on affronte les problèmes du réel, lorsque l’on
ose poser des mots sur les maux, sans provocation inutile, on se fait du bien.
C’est en ce sens que vous entendez le titre de la collection BISOUS DE FAMILLE ?
J’entends aussi « bijoux de famille » comme ce qui est bien gardé au sein de la
famille, caché à tous ceux qui lui sont extérieurs (à l’école par ex), et comme ce
qui se transmet aussi ?
Vous avez raison, la famille, et plus largement les relations humaines sont
au cœur de cette collection. Tout ce que nous vivons au sein de la famille a
une saveur particulière. Et c’est si important ! Pour les petits comme pour les
grands. Un véritable trésor qui se transmet de génération en génération avec
amour et tendresse, d’où l’idée de Bisous de famille.
En effet, on pense à la grand-mère qui porte une parole et tient un rôle-clé pour
la petite dans Les Artichauts. Les albums évoqués sont pourtant plus marqués
par le secret (voire le secret honteux) et le silence, celui des pères et des mères
souffrants, silence qui donne toute la place à l’angoisse de l’enfant. Avez-vous
eu des retours d’enfants pour qui ces livres ont été utiles ? Les pensez-vous
comme tels ?
Oui, le livre en général est un véritable révélateur.
Et celui-ci en particulier. Encore récemment, nous
avons vu une petite fille de 7/8 ans tendant l’album
sans un mot à sa mère, après l’avoir feuilleté et
insistant silencieusement mais fermement pour
qu’elle l’achète. Leurs regards échangés à ce
moment-là étaient si parlants…
Un autre souvenir : nous sommes dans une
classe de moyenne section de maternelle. Nous
proposons d’aider les enfants à inventer une
nouvelle fin pour Parle-moi Papa. L’enseignante
est réticente, le sujet lui semble épineux. Mais
les élèves sont si enthousiastes à la seule vue du
titre, que les idées fusent, balayant les doutes de la maitresse. Une séance
mémorableoùnousdécouvronsnotammentquecespetitsde4ansconnaissent
très bien Pôle Emploi… Ils vivent au quotidien le silence de leurs parents qui,
comme leur professeure, les pensent trop jeunes pour comprendre.
Un autre exemple avec cette jeune maman qui nous écrit après avoir découvert
3. 53
(p)oser des mots sur les maux
Mais quelle idée ! 76
Depuis la disparition de leur grand-mère, ses enfants
réclament chaque soir la lecture de cet album, s’identifiant certainement à
Tibelle, l’héroïne de Pascal Brissy, avec qui ils partagent la mort d’un proche.
Enfin, nous pensons aussi à cette mère qui, émue par Les 5 Poches, 77
nous le
fait dédicacer à son fils de 35 ans pour lui faire comprendre ce qu’elle ne peut
pas lui dire de vive voix.
Justement, quand vous concevez le livre, à qui vous adressez-vous
principalement, aux enfants réellement concernés par ce sujet pour qu’ils
trouvent un écho à leur vie et à leur questions tues – ou aux adultes pour qu’ils
saisissent ce que vivent ces enfants, et les accompagnent ? Ainsi, pour vous,
est-ce des livres à lire seul par l’enfant ou à partager avec un adulte ?
Bien sûr, spontanément, nous sommes tentés de vous dire que ce sont des
livres à partager entre générations. Ils sont aussi là pour créer du lien, mais
pas besoin de vivre dans une famille où règnent les violences conjugales pour
apprécier Les Artichauts, par exemple, c’est juste important de savoir que
cela existe. N’oublie jamais que je t’aime 78
, avec ses mots durs et ses mots
doux, est un message d’amour que nous tous oublions parfois d’envoyer. Tout
comme Mon Extra grand frère79 où la douceur et la douleur se mêlent au milieu
d’une fratrie. Ces histoires peuvent être abordées dès 5/6 ans.
En revanche, concernant Les 5 poches, C’était écrit
comme ça 80
ou Paris-Paradis 81
, nous les conseillons
plutôt à partir de 8/10 ans. En tant qu’auteurs,
nous écrivons autant pour les adultes que pour les
enfants. Soit parce que l’adulte sera le médiateur
entre le livre et l’enfant non-lecteur, soit parce qu’il
trouvera dans l’ouvrage une résonance avec sa
propre enfance, ou un moyen indirecte de s’adresser
aux siens.
76 Pascal Brissy, Didier Jean & ZAD, Mais quelle idée !
77 Jean-Louis Cousseau, Didier Jean & ZAD, Les 5 Poches
78 Didier Jean & ZAD, N’oublie jamais que je t’aime
79 Anne Ferrier, Didier Jean & ZAD, Mon Extra grand frère (à paraitre fin juin)
80 Didier jean & ZAD, C’était écrit comme ça
81 Didier Jean & Zad, Bénédicte Nemo, Paris-Paradis
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Pourquoi fictionnaliser ces sujets ? La réaction des adultes est parfois de rejet,
que répondriez-vous à ce reproche de « faire histoire » avec ces souffrances
d’enfants ?
Nous ne vivons pas les choses ainsi. De notre point de vue, et c’est notre
expérience de parents qui nous l’a appris, parler met de l’huile dans les
rouages familiaux. Parler fait tant de bien aux êtres humains. Et dans bien
des familles, ce ne sont pas les sujets de blocage et d’incompréhension qui
manquent. Il nous semble que l’album est un
bon vecteur de cette parole. Lorsqu’un parent,
un grand-parent vous demande, la voix chargée
d’émotion, si vous auriez un album sur la mort,
parce que son (petit)-fils/sa (petite)-fille lui pose
sans cesse des questions, vous n’allez pas lui
conseiller un documentaire. Vous avez plutôt
envie de lui raconter une histoire. C’est alors qu’il
est important de trouver une mise en perspective
qui permettra d’éclairer le sujet avec un point de
vue original. Ce que réussit très bien l’auteur de
Mais quelle idée ! avec sa pomme de pin.
Pourtant, il ne faut pas réduire la collection
Bisous de famille au bureau des pleurs. L’Heure
des mamans 82
vous ravira par sa fraîcheur et son
humour.LeMagasindesouvenirs 83
vousdéposera
au milieu de l’univers très doux de Mamine.
Comme deux confettis 84
, vous racontera qu’en
amour, un + un = trois. Oui, c’est comme ça.
Notre déclic, c’est souvent une belle rencontre ou
une découverte, ou une souffrance oui, c’est vrai,
qui va provoquer l’envie, provoquer l’émotion
si nécessaire à notre écriture. Avec au fond du
cœur, la conviction qu’à travers ces fictions,
l’enfant saisira l’occasion d’exprimer ses propres
sentiments.
82 Yaël Hassan, Sophie Rastégar, L’Heure des mamans
83 Jeanne Taboni, Didier Jean & Zad, Isaly, Magasin de souvenirs
84 Didier Jean & ZAD, Sandrine Kao, Comme deux confettis
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(p)oser des mots sur les maux
La question des images, de ce qu’on va donner
à voir, n’est–elle pas plus complexe pour ces
albums ? Comment l’abordez-vous ?
Vous mettez le doigt sur l’une des difficultés
majeures, l’illustration. Trouver l’artiste qui va
jouer sa propre petite musique pour raconter la
même histoire, sans redondance. Cela demande
bien des qualités, notamment savoir exprimer
toute la symbolique d’une situation pour éviter un
long discours. Exemple réussi avec Zaü dans Les
Jours noisette qui vient juste de recevoir le Prix
franco allemand pour la littérature de jeunesse
2014. 85
Didier Jean et Zad, vous êtes des auteurs publiés, qu’est-ce qui a amené la
drôle d’idée de vous construire une « cabane d’édition » comme vous dites ?
Comme vous l’avez remarqué, nous sommes avant tout des auteurs de textes
et d’images. Rien ne nous prédisposait à devenir éditeurs. D’autant que dès le
début, nous avons été gâtés avec Marie Lallouet (Le Parcours santé) et Hélène
Montarde (Zoum chat de traineau), nos premières éditrices chez Casterman
et Milan. Ces deux maisons d’édition ont publié pendant dix ans les livres que
nousimaginions,exceptéquelquespublicationsavecChristianMoire(Hachette
jeunesse), ou Jacques Binztok (Le Seuil). Ces expériences nous ont beaucoup
appris quant à la place de l’éditeur. Comment il facilite l’accouchement par
son enthousiasme. Comment il tempère dans les moments de crise. Comment
il coopère avec les auteurs pour gommer les scories, aide à tendre certains
ressorts qui transcendent une histoire. Merci à toutes ces personnes pour
ce qu’elles nous ont apporté. Mais la roue tourne, et voilà qu’un jour nous
prend l’envie de déménager, de quitter Paris et sa grande couronne pour
une Terre de Ciel quelque part en Corrèze.86
Le désir de se rapprocher de la
nature, de voir d’autres paysages. L’envie de prendre de la distance… Cette vie
si différente a bouleversé notre vision du monde. Nous étions plus près des
valeurs essentielles qui fondent la vie. Et c’est pourquoi deux ans plus tard, on
s’est retrouvés à trois !
85 Décerné par la Fondation pour la coopération culturelle franco-allemande et le Salon Européen du Livre de
Jeunesse.
86 Utopique – hameau de Teillol 19380 Albussac – contact@utopique.fr – www.utopique.fr
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Devenir parents a changé bien des choses. Lire chaque soir une histoire à votre
enfant est une activité somme toute très amusante. Mais elle nous a permis
aussi de découvrir comment à travers un album, on peut libérer la parole entre
celui ou celle qui lit et celui ou celle qui écoute. Comment l’histoire d’un autre
va résonner avec la nôtre, nous aider à comprendre quelque chose sur nous-
même.
Un besoin impérieux de s’exprimer autrement a jailli à ce moment-là. Et
voilà, nous avons accouché de Deux mains pour le dire puis de L’agneau qui
ne voulait pas être un mouton. Ces projets, refusés partout, ont finalement
rencontré Françoise Matheu chez Syros. Un peu plus tard, Olivier Belhomme,
et Stéphane Queyriaux (L’Atelier du poisson soluble) ont été séduits par
Libellule. Ces ouvrages qui ont compté, ont renforcé notre confiance. Et lorsque
l’expo J’ai fait un rêve, peintures de Zad et musique de Didier, a promené sa
scénographie dans quelques coins de France, nous avons édité un catalogue
qui fut le premier ouvrage de 2 Vives Voix. L’idée de la « cabane » d’édition a
éclos, comme ça, sans préméditation. Le joli succès du premier titre nous a
permis de financer le second, L’Univers fascinant du Dominatus87, livre tout
aussi atypique, que nous avions réalisé pendant notre résidence d’auteur de
huit mois à Bourges.
Ensuite, très vite, a germé l’idée d’une collection jeunesse, d’un lieu où l’on
pourrait parler de tout, pourvu que ce soit avec délicatesse et originalité.
Ainsi, nous avons imaginé Bisous de famille, comme une évidence. Le
premier titre de cette collection, Envole-toi ! 88
est emblématique des valeurs
de transmission qui sous-tendent la collection. Oui, l’impulsion première de
l’aventure Utopique, c’est l’envie de voir exister des projets auxquels nous
tenons, des livres indispensables, c’est certain.
2 Vives voix est donc devenu Utopique : est-ce dire que la maison a dépassé
l’histoire de famille pour s’inventer comme un lieu de tous les possibles ?
Nousavonstoutsuitevoulupartagerl’aventureavecd’autres,despersonnalités
très diverses, rencontrées sur le chemin de nos expériences passées et qui,
comme nous, avaient envie de voir naitre des ouvrages sincères, utiles et forts.
Ce comité de lecture est essentiel pour nous protéger du risque d’être juge
et partie. Ensemble, nous lisons de nombreux textes, nous en discutons, et
lorsqu’une bonne majorité vote « pour », nous publions. Ainsi en cinq ans,
le catalogue a grandi de 26 titres et la « cabane » d’édition est devenue une
87 Didier Jean & ZAD, L’Univers fascinant du Dominatus
88 Didier Jean & ZAD, Envole-toi
7. 57
(p)oser des mots sur les maux
réalité. Très vite, nous avons également ouvert les portes à d’autres auteurs ou
illustrateurs. Profitons de l’occasion pour remercier celles et ceux qui nous ont
fait confiance. À une époque où la propriété intellectuelle devient si virtuelle,
si fragile, il est bon de rappeler que sans les auteurs, il n’y aurait pas de livre.
Sans les éditeurs non plus, il n’y aurait pas de livres, surtout ces dits « petits-
éditeurs » qui, hors des seules logiques économiques, ont un si grand rôle sur
la scène littéraire, fabriquant des livres durables, loin du terrifiant turn over qui
engloutit les livres dans les poubelles saisonnières… Ces éditeurs que vous
êtes n’ont-ils pas phagocyté les auteurs en vous ?
On peut effectivement dire que la p’tite fabrique Utopique nous offre un espace
de liberté, mais cette liberté d’expression a un prix. Car, sans être incompatible
avec notre vocation d’auteurs, le travail d’éditeur est si chronophage que nous
devons batailler jour après jour pour grappiller du temps, afin de rester des
créateurs.
Didier Jean et Zad, je vous remercie vivement et vous laisse le mot de la fin.
Être un petit éditeur nous oblige à dégager une image claire pour pouvoir
émerger. Et la collection bisous de famille, avec sa ligne éditoriale très
singulière, est un bel oriflamme. Merci à vous de nous avoir donné l’occasion
de la faire connaitre.
Parallèlement, nous développons une autre collection, il etait une voix,
autour de livres-cd, ce qui nous permet d’associer nos passions communes
(écriture, illustration et musique) sans thématique imposée, plus proche de la
forme du conte, avec cependant les valeurs humanistes qui nous sont chères.
Après Indigo 89
et la réédition de Cuikomo 90
, Gérard Moncomble nous offre
Dansez ! Vieux géants 91
, qui parle de la difficulté d’être vieux et des ressources
immenses du désir.
89 Pascale Maupou Boutry, Régis Delpeuch, Indigo
90 Didier Jean & ZAD, Cuikomo
91 Gérard Moncomble, Sarah Mercier, Dansez ! Vieux géants