How can we explain the recent interest that brands have in game? What are the benefits brought by the playful experience in advertising communication strategy? What is gamification and how can it be applied in a marketing perspective; which opportunities does it offer and what are its limits?
To answer these questions we conducted a study in several steps. First, we analyzed how the use of game as a tool and a communication medium results from a double evolution: on the one hand, the evolution of advertising from traditional communication to brand content; on the other hand, societal evolution, with the recent transformation of our society into a "society of game." Then, we studied the different ways brands appropriated game in their communication strategies. By outlining the opportunities but also the limitations of these tools, we tried to identify and define the value of the playful object. Thus, we could wonder if game would affect brands’ communication over the long term.
----------------------------------------------------------------------------------------------------------
Comment expliquer l’intérêt récent des marques pour le jeu ? Quels avantages apporte l’expérience ludique dans une stratégie de communication publicitaire ? Qu’est-ce que la gamification et comment peut-elle s’appliquer dans une perspective marketing ; quelles opportunités offre-t-elle et quelles sont ses limites ?
Pour répondre à ces questions nous avons mené une étude en plusieurs temps. Dans un premier temps, nous avons analysé en quoi l’utilisation du jeu en tant qu’outil et support de communication résulte d’une double évolution : publicitaire d’une part, avec la mutation de la communication traditionnelle en communication de contenu ; sociétale d’autre part, avec la transformation récente de notre société en « société du jeu ». Dans un deuxième temps, nous avons étudié les différentes formes de récupération du jeu par les marques dans leur communication : des advergames aux campagnes gamifiées. En exposant les opportunités mais aussi les limites de ces différents outils, nous avons tenté de déterminer et de circonscrire l’intérêt de l’objet ludique ; de sorte à se demander si le jeu pourrait influencer durablement la communication de marque.
50 ans d'anticipation #9 : le journal de Kantar TNS
MEMOIRE GAMIFICATION - Quand jouer c'est communiquer, la publicité à l'épreuve du jeu
1. École des hautes études en sciences de l’information et de la communication
Université de Paris-Sorbonne (Paris IV)
MASTER PROFESSIONNEL
Mention : Information et Communication
Spécialité : Marketing, Publicité et Communication
Option : Stratégie de Marque et Branding en apprentissage
QUAND JOUER C’EST COMMUNIQUER : LA PUBLICITÉ
À L’ÉPREUVE DU JEU
Le futur de la communication de marque sera-t-il ludique ?
Préparé sous la direction du professeur Véronique RICHARD
Delamotte Quentin
2011 – 2012
Soutenu le 10 octobre 2012
Note au mémoire :
3. Je tiens tout d’abord à remercier l’équipe pédagogique du CELSA pour son suivi et pour cette année
riche en enseignements. Merci à tous ceux qui m’ont accompagné dans cette année scolaire, pour tous ces
bons moments passés ensemble.
Merci à l’équipe du planning stratégique de Publicis Dialog-Modem. À Olivier, pour m’avoir donné la
chance d’intégrer cette agence et pour m’avoir guidé dans cette première expérience ; ainsi qu’à tous les
autres : Jean-Yves, Sébastian, Sarah, Antoine, Matthieu, Chloé, Daphné. Vous m’avez donné le goût du
planning et l’envie de continuer dans cette voie. Merci à Mathieu, pour sa disponibilité et pour son exigence
qui m’a toujours poussé à me dépasser. Une pensée également à tous les autres joyeux lurons de l’agence, ce
fut vraiment une chouette année.
Merci à mes parents pour leur indéfectible soutien et pour leur implication.
Enfin, un grand merci à Anaïs, sans qui ce mémoire ne serait pas ce qu’il est. Pour m’avoir supporté
pendant ces semaines d’élaboration ; pour ses conseils avisés, ses longues heures de relecture de jour comme
de nuit et pour tout le reste.
3
4. SYNTHÈSE :
QUAND JOUER C’EST COMMUNIQUER : LA PUBLICITÉ À L’ÉPREUVE DU JEU. Le futur de la
communication de marque sera-t-il ludique ?
Comment expliquer l’intérêt récent des marques pour le jeu ? Quels avantages apporte l’expérience ludique dans une
stratégie de communication publicitaire ? Qu’est-ce que la gamification et comment peut-elle s’appliquer dans une
perspective marketing ; quelles opportunités offre-t-elle et quelles sont ses limites ?
Pour répondre à ces questions nous avons mené une étude en plusieurs temps. Dans un premier temps, nous avons
analysé en quoi l’utilisation du jeu en tant qu’outil et support de communication résulte d’une double évolution :
publicitaire d’une part, avec la mutation de la communication traditionnelle en communication de contenu ; sociétale
d’autre part, avec la transformation récente de notre société en « société du jeu ». Dans un deuxième temps, nous
avons étudié les différentes formes de récupération du jeu par les marques dans leur communication : des advergames
aux campagnes gamifiées. En exposant les opportunités mais aussi les limites de ces différents outils, nous avons tenté
de déterminer et de circonscrire l’intérêt de l’objet ludique ; de sorte à se demander si le jeu pourrait influencer
durablement la communication de marque.
MOTS CLÉS : COMMUNICATION – PUBLICITÉ – JEU – SOCIÉTÉ – GAMIFICATION – ADVERGAME – CONTENUS DE
MARQUE – INTERNET
WHEN PLAYING IS COMMUNICATING: ADVERTISING CHALLENGED BY GAME. Will the future of
brand communication be playful?
How can we explain the recent interest that brands have in game? What are the benefits brought by the playful
experience in advertising communication strategy? What is gamification and how can it be applied in a marketing
perspective; which opportunities does it offer and what are its limits?
To answer these questions we conducted a study in several steps. First, we analyzed how the use of game as a tool and
a communication medium results from a double evolution: on the one hand, the evolution of advertising from
traditional communication to brand content; on the other hand, societal evolution, with the recent transformation of
our society into a "society of game." Then, we studied the different ways brands appropriated game in their
communication strategies. By outlining the opportunities but also the limitations of these tools, we tried to identify and
define the value of the playful object. Thus, we could wonder if game would affect brands’ communication over the
long term.
KEYWORDS : COMMUNICATION – ADVERTISING – GAME – SOCIETY – GAMIFICATION – ADVERGAME – BRAND
CONTENT – INTERNET
4
5. TABLE DES MATIÈRES
SYNTHÈSE……..………………………………………………………………………………………................................. 4
INTRODUCTION………………………………………….………………………………………………………………….….. 10
PARTIE 1 : LA « GAMIFICATION DU MONDE » : L’AVÈNEMENT DE LA
SOCIÉTÉ DU JEU……………………………………………………………………………………………………………….. 13
INTRODUCTION DE LA PARTIE 1…………………….…………………………………………………………………………. 13
I- TOUT LE MONDE JOUE, PARTOUT, TOUT LE TEMPS………………………………………… 14
1-1 L’essor du marché du jeu vidéo………………………………………………………………………..….. 14
1-1-1 Un marché florissant……………………….……………………………………………………………………… 14
1-1-2 Un loisir de masse………………………………..……………………………………………………………….... 15
1-1-3 Le second souffle apporté par la dématérialisation du secteur……………………………….. 16
1-2 Nouveaux supports, nouvelles pratiques, nouveaux joueurs………………..…….. 16
1-2-1 Le phénomène casual gaming : des jeux plus simples pour un public plus large....... 16
1-2-2 Le social gaming : de nouvelles pratiques de jeu plus « sociales »………………………..… 20
1-2-3 Les téléphones portables et les tablettes comme supports vidéoludiques ou
quand le jeu devient nomade………………………………………………………….….................... 21
II- UNE SOCIÉTÉ DE PLUS EN PLUS PERMÉABLE AU LUDIQUE…………………………… 23
2-1 « Jouer est une forme fondamentale de la vie »……………………………………………… 23
2-1-1 Qu’est-ce que le jeu ?……………………….……………………………………………………………….……. 23
2-1-2 Pourquoi joue-t-on ?………………………………..………………………………………………….…………. 25
2-2 La société d’aujourd’hui à l’ère du jeu………………………………………………………………. 27
2-2-1 Le jeu comme miroir de la société……….…………..………………………………………………….…. 27
5
6. 2-2-2 Pouvoirs et symboliques du jeu dans la société d’aujourd’hui……………………………..… 28
2-3 Quand la société légitime le jeu vidéo comme objet de culture :
l’accomplissement de la société du jeu…..…………………………………………………………...… 34
2-3-1 Le jeu vidéo : un objet légitimé……….……………..………………………………………………………. 34
2-3-2 Le jeu vidéo : un objet culturel……….………………..…………………………………………………….. 35
III- SOCIÉTÉ ET GAMIFICATION : UN VASTE TERRAIN DE JEU………....................... 37
3-1 Qu’est-ce que la gamification ?……………………………...……………………………….……..……. 37
3-1-1 Définition du concept.……………………………………………………………………………………..…..... 37
3-1-2 Pourquoi la gamification : le pouvoir des jeux……………………………...……...................... 40
3-1-3 Les mécaniques du jeu comme moteur d’engagement ou comment faire
de la gamification…………………………………………………………………………………………………… 43
3-2 Une phénomène qui touche tous les domaines……………………………………………..… 48
3-2-1 Le jeu vidéo au service de nombreux usages : serious games et newsgames…………. 49
3-2-2 La gamification dans tous les domaines…………………………………………………………………. 52
CONCLUSION DE LA PARTIE 1…………………….…………………………………………………………………………..…. 56
PARTIE 2 : QUAND LA MARQUE JOUE AVEC SES CONSOMMATEURS :
VERS UNE COMMUNICATION LUDIQUE ?……………………………………………………………… 57
INTRODUCTION DE LA PARTIE 2…………………….……………………………………………………………………….…. 57
I- DES ADVERGAMES, JEUX VIDÉO PUBLICITAIRES……………………………………………….. 59
1-1 Qu’est-ce que l’advergaming………………………………………………………………………………...59
1-1-1 Une publicité qui joue le jeu depuis longtemps : l’in-game advertising………….…….…. 59
1-1-2 Quand les marques créent leur propre jeu : l’advergaming…………………………………... 61
1-2 L’advergaming : un outil efficace ?………………..………………………………………………….. 64
1-2-1 Interaction et implication………………………………………………………………………………….. 64
1-2-2 Attention, immersion et durée d’exposition………………………………………………………….. 65
1-2-3 Plaisir et image de marque……………………………………………………………………………………. 66
6
7. 1-2-4 Persuasion ……………………………………………………………………………………………………………. 66
1-3 Les limites de l’advergaming………………………………………………………………………………... 67
II- …AUX CAMPAGNES DE COMMUNICATION GAMIFIÉES. QUELLES
OPPORTUNITÉS MARKETING ?…………………………………………………………………………………….. 68
2-1 Rendre l’offre ou le discours publicitaire plus impactant………………….………….. 68
2-1-1 Rendre concret un USP lors d’un lancement de produit – Blue Motion Roulette….…. 68
2-1-2 Prouver l’efficacité produit de façon drôle et ludique – Ariel Fashion Shoot...…….….. 70
2-2 Attirer de nouveaux consommateurs ………………….…………………………………………… 70
2-2-1 Séduire un nouveau public – Find the Futur - New York Public Library…………………... 70
2-2-2 Générer du trafic en point de vente – Vodafone Buffer Busters.……………………….…… 71
2-3 Fidéliser ses clients ………………….………………………………………………………………….………… 72
2-3-1 Créer des ambassadeurs de marque – Skull Candy……………….………………...……..….…… 72
2-3-2 Donner des privileges à un petit nombre – Miss Shirley’s Café & Foursquare.…….…. 72
2-4 Donner une nouvelle dimension à la relation marque-consommateur ….. 73
2-4-1 Accroître l’engagement des consommateurs auprès de la marque – Buffalo Wild
Wings…………………………………………………………………………………………………………………. 73
2-4-2 Accompagner le consommateur et créer avec lui une relation sur le long terme -
Nike +…………………………………………………………………………………………………………………. 74
2-5 Créer de la préférence et travailler l’image de marque………………….…………….. 76
2-5-1 Se démarquer sur le marché et maximiser la notoriété de marque – Bing Decode
Jay-Z………………………………………………………………………………………………………………………. 76
2-5-2 Renforcer un positionnement – Heineken Star Player Game…………………………….……. 76
2-6 Maximiser la visibilité de la marque………………….………………………………………….…… 77
2-5-2 Maximiser l’exposition au message grâce à la viralité – The VW Dark M’s
…………………………….…………………………………………………………………………………………..……. 77
2-5-2 Organiser un jeu de grande ampleur – Find Red - M&M’s …………………………….………. 79
III- LES LIMITES DE LA GAMIFICATION. QUELS RISQUES POUR LES
MARQUES ?............................................................................................................ 79
3-1 Les limites de l’expérience ludique …………………………………………………………………... 80
7
8. 3-1-1 L’intérêt de la marque au détriment de celui du consommateur …………………….……. 80
3-1-2 L’intérêt de la marque réprimé par l’expérience ludique……………………………..……….. 81
3-2 Les limites de la gamification………………………………………………………………………………. 81
3-2-1 Motivation intrinsèque contre motivation extrinsèque ou la gamification contre
la pointification…………………………………………………………………………………………………….. 81
3-2-2 La gamification : une exploitation du consommateur ?.............................................. 85
CONCLUSION………………………………………….………………………………………………………………….………. 87
ENTRETIENS ………………………………………….………………………………………………………………….…….…. 89
ENTRETIEN N°1 : Florent Maurin – Journaliste spécialisé dans les jeux vidéo
et créateur de newsgames……………………………………………………………………. 90
ENTRETIEN N°2 : Olivier Mauco – Consultant et concepteur de jeux numériques………….. 98
ENTRETIEN N°3 : Clément Muletier – Collaborateur chez El Gamificator
et blogueur à Agence 1984……………………………………………….……………………107
BIBLIOGRAPHIE ET SOURCES..……………………………………………………….……………………………. 111
ANNEXES………………………………………….………………………………………………………………….…………….…119
8
10. INTRODUCTION
« Ce qui m’importe avant tout, c’est de montrer que jouer est une expérience, une forme
fondamentale de la vie » écrit Donald Winnicott. 1 Jouer c’est expérimenter, c’est apprendre, c’est se placer
dans un espace hors réalité où seul importe ce qui se passe à l’intérieur du jeu. Jouer c’est aussi s’ouvrir aux
autres, c’est se construire soi-même, c’est prendre du plaisir. Une sorte de parenthèse enchantée dans notre
existence. Et ce que nous dit Winnicott semble d’autant plus vrai aujourd’hui dans un monde où le jeu prend
de plus en plus d’importance. « Nos sociétés industrielles et développées du XXIe siècle sont des sociétés du
jeu » nous dit la sociologue Sylvie Craipeau 2. En effet, force est de constater que le jeu a pris une place
prépondérante dans notre société actuelle, à commencer par les jeux vidéo. Ce qui n’était à l’origine qu’un
passe-temps de passionnés d’informatique est devenu aujourd’hui un loisir de masse et le divertissement
préféré des français.3 L’arrivée d’Internet et l’explosion des nouvelles technologies mobiles n’a fait que
renforcer le phénomène en instaurant des nouvelles pratiques de jeu plus sociales, plus massives, plus
nomades aussi. Désormais, le jeu vidéo s’est ouvert à un public large et pluriel, touchant toutes les strates
sociales : les hommes comme les femmes, les jeunes comme les plus âgés. « Comprendre les jeux, c’est
comprendre notre société en mutation » nous dit encore Sylvie Craipeau. Notre monde serait-il en train de
se transformer en un vaste terrain de jeu ? Aujourd’hui, le jeu est en effet devenu un objet que personne ne
peut ignorer. En reprenant les mécaniques qui ont fait le succès des jeux vidéo, le ludique a investi tous les
domaines de la société : administrations, entreprises, hôpitaux, écoles, sport, politique. La « gamification du
monde »4 est en marche.
Comment, alors, penser la communication de marque à l’ère du jeu ? Est-ce que jouer c’est aussi
communiquer ? Et peut-on communiquer par le jeu ? Aujourd’hui la communication publicitaire a changé. Ce
que proposent les marques n’a plus grand chose à voir avec ce que faisaient les professionnels de la publicité
et du marketing du temps de l’âge d’or de la réclame. Aguerris aux discours des publicitaires, les
consommateurs sont devenus méfiants. Dans le même temps, l’explosion d’Internet et des technologies
mobiles a bouleversé notre société contemporaine. Leur développement à la fois technique et géographique
a complètement transformé les paysages médiatiques, politiques, culturels et sociaux au niveau mondial. La
Terre est devenue un village où l’espace-temps s’est considérablement réduit. L’arrivée récente du web 2.0 a
redistribué les pouvoirs et ouvert un vaste espace d’échanges, d’interactions et de participations. Désormais
les marques ne peuvent plus obliger les consommateurs à s’exposer à leurs messages. Le modèle pyramidal
1
WINICOTT Donald Woods, Jeu et réalité, Paris, Gallimard, 1975, p.103
2
CRAIPEAU Sylvie, La société en jeu(x), PUF, Paris, 2011, p.17
3
Etude ISFE-Nielsen, 2010
4
TRICLOT Mathieu, Philosophie des jeux vidéo, Paris, La découverte, Zones, 2011, p. 230
10
11. de la communication classique qui voyait la marque au sommet concevoir la communication de façon
unidirectionnelle, basique et descendante ne trouve plus sa légitimité dans une société où le « principe de
démocratie »5 insufflé par le « nouveau web »6 est de mise. La nouvelle « génération participation »7 née
d’Internent ne veut plus d’un discours autoritaire, elle veut dialoguer avec les marques, donner son avis,
pouvoir les critiquer ou collaborer avec elles librement. La communication publicitaire traditionnelle,
verticale et à sens unique, s’essouffle. En parallèle, sur-sollicitée par des médias et des messages toujours
plus nombreux, l’attention du consommateur est devenue beaucoup plus volatile. L’audience s’est
fragmentée et les publics se sont dispersés. Pour tenter de mieux capter et retenir leur public, les marques
se sont dirigées vers une communication de plus en plus divertissante et récréative pour proposer une
expérience émotionnelle forte à leurs spectateurs, c’est l’advertainment. Aujourd’hui, les annonceurs ne
peuvent plus communiquer comme ils le faisaient il y a encore une vingtaine d’années, ils doivent faire de la
« publicité autrement ».8
Depuis toujours, les marques se sont nourries des évolutions de la société. Identifier et s’inspirer des
nouvelles habitudes des consommateurs, de leurs aspirations et de leurs désirs est vital pour elles ; c’est la
condition sine qua non pour proposer aux individus une vraie réponse à leurs besoins, à leurs envies. Il en est
de même pour leur communication. Une communication qui ne saurait s’inscrire dans les évolutions de la
société a peu de chances de réussir, c’est la raison pour laquelle la réclame n’existe plus. Or le jeu est devenu
une activité majeure dans la société qui est la nôtre. Aussi, a-t-on commencé à voir de plus en plus de
marques s’intéresser au ludique comme outil et support de communication afin de mieux toucher des
consommateurs devenus des joueurs-consommateurs. Peut-on dire, alors, que le récent attrait des marques
envers le jeu et ses mécaniques dans leurs stratégies de communication découle logiquement de l'évolution
de la communication publicitaire et de la transformation de notre société actuelle en "société du jeu" ?
Pour répondre à cette question, nous partirons du postulat de base que la communication de
marque a évolué. De « marques-message », les marques sont devenues « marques-médias » et proposent
désormais des contenus intéressants avant d’être intéressés ; des contenus de plus en plus divertissants
jouant sur les affects et l’émotionnel ; des contenus, enfin, résolument interactifs qui offrent la possibilité
aux consommateurs de participer à la communication. Or le jeu, en tant qu’objet ludique, semble être à la
croisée de ces trois composantes : il est un contenu (support vidéoludique) de même qu’une expérience
5
O’REILLY Tim, « What is web 2.0 », oreilly.com, 30/09/05, [04/05/12]
6
Nous faisons référence ici au web 2.0
7
MAILLET Thierry, Génération Participation. De la société de consommation à la société de participation, MM 2
Éditions, Paris 2006.
8
DRU Jean Marie, La publicité autrement, Paris, Gallimard, 2007
11
12. (activité ludique) ; il est interactif et participatif : entre le joueur et la marque mais aussi entre les joueurs
entre eux ; il est enfin, par définition, divertissant et fortement ancré dans la sphère de l’émotionnel. Le jeu
pourrait donc être une forme d’aboutissement de l’évolution de la communication publicitaire jusqu’alors.
Fort de ce constat, nous montrerons, dans une première partie, que le rapprochement du ludique et
des marques s’explique surtout par la nouvelle place prise par le jeu dans notre société actuelle. Nous
analyserons en quoi l’importance prise par la pratique vidéoludique et l’émergence récente du transfert des
mécaniques ludiques dans tous les domaines a transformé notre société en une société du jeu, une société
par le jeu, en un mot une société gamifiée. Nous montrerons donc que le jeu, en plus de recouvrir les
composantes de la nouvelle communication publicitaire, s’avère un objet particulièrement intéressant pour
les marques, et ce parce qu’il entre de plus en plus en résonnance avec les habitudes, l’esprit et les
aspirations de notre société actuelle, et avec elle, des consommateurs.
En outre, ce travail amène en parallèle une deuxième question. Ayant identifié les raisons de la
récente récupération du ludique par les marques, il nous faudra analyser si cette démarche offre de
véritables avantages dans une optique communicationnelle. Quelles opportunités offre le jeu dans la
stratégie de communication des marques ? Quels sont les risques et les limites d’une communication par le
jeu ? La communication de marque tend-elle à se transformer profondément et durablement vers une
communication ludique, c'est à dire par le jeu en tant que support et en tant qu'ensemble de valeurs et de
mécaniques ? L'objet ludique peut-il apparaitre fondamentalement comme un outil de communication
efficace pour les marques ? Il nous faudra ainsi, dans une deuxième partie, analyser les différentes formes de
récupération du jeu par les marques : des advergames, jeux vidéo publicitaires, aux campagnes de
communication gamifiées. A l’aide d’exemples concrets, nous analyserons les avantages et les opportunités
marketing qu’elles offrent. En outre, il nous faudra explorer les limites de ces supports : quels risques pour
les marques ? Quelles précautions doivent-elles prendre dans l’utilisation du jeu ?
L’évolution parallèle de la communication publicitaire et de la société du loisir semble avoir placé le
jeu dans les bras des marques. Mais ce nouveau couple n’en est qu’à ses débuts. Le jeu dispose-t-il des
armes pour changer le visage de la publicité ? Le futur de la communication de marque sera-t-il ludique ?
12
13. PARTIE I
LA « GAMIFICATION DU MONDE » : 9
L’AVÈNEMENT DE LA SOCIÉTÉ DU JEU
INTRODUCTION À LA PARTIE I :
De tous temps, en toutes sociétés, nous jouons. Pour nous distraire, pour nous évader, pour
apprendre, pour nous dépasser, pour rêver…
« Le jeu n’est pas qu’un loisir secondaire, il est une des façons de vivre poétiquement ». 10
Si le jeu a toujours accompagné les Hommes, aujourd’hui, force est de constater qu’il devient de plus
en plus prégnant dans notre société. Dès début des années 80, l’évolution des technologies électroniques a
donné naissance à l’un des marchés les plus florissants de ces dernières années : le jeu vidéo. Depuis, les
Super Mario et autres World of Warcraft sont devenus un véritable phénomène de société. Et ce, d’autant
plus que l’explosion d’Internet et l’arrivée des nouvelles technologies mobiles a considérablement
démocratisé la pratique du jeu vidéo. Aujourd’hui, tout le monde joue, partout, tout le temps. (I)
Comment expliquer alors un tel engouement pour les jeux ? Qu’est-ce qui nous pousse sans cesse à
nous mettre devant nos écrans pour lancer des petits oiseaux rouges sur des monticules de pierres ou pour
construire des fermes sur Internet 11 ? Il nous faudra aller chercher dans le fondement même de l’activité
ludique pour comprendre pourquoi il nous est si important de jouer. En outre, la société actuelle semble
particulièrement favorable au développement du jeu, pas seulement pour des raisons technologiques, mais
surtout parce jouer aujourd’hui nous permet de garder l’équilibre dans un monde de plus en plus instable. A
l’heure où les jeux-vidéo, autrefois décriés, semblent enfin accéder au statut d’objet culturel, notre société
s’ouvre de plus en plus au ludique, volontairement ou non. (II)
9
TRICLOT Mathieu, Philosophie des jeux vidéo, Paris, La découverte, Zones, 2011, p. 230
10
In La voie, MORIN Edgard, Paris, Fayard, 2011
11
Nous faisons ici références aux jeux vidéo Angry Birds et Farmville, parmi les plus populaires de ces dernières années.
13
14. De là à dire que le monde tout entier devient jeu, il n’y a qu’un pas. Depuis quelques années, les
mécaniques du jeu s’infiltrent dans tous les domaines, dans tous les secteurs d’activités, même ceux (et
surtout ceux) qui a priori ne recouvrent aucune dimension ludique : c’est la gamification. Parfois critiqué,
souvent galvaudé, ce nouveau concept n’en exprime pas moins une indéniable réalité : aujourd’hui, le jeu
est devenu un formidable moteur de notre société. (III)
I- Tout le monde joue, partout, tout le temps
« Chaque homme cache en lui
un enfant qui veut jouer »
Nietzsche
En seulement 40 ans, le jeu vidéo, loisir des passionnés d’informatique dans les années 80, est
devenu un des divertissements les plus appréciés au monde et le préféré des Français 12. Aujourd’hui très
grand public, il a vu sa pratique se développer, amenant une population toujours plus nombreuse et variée à
s’engager sur un large éventail d’expériences tirant parti de l’essor des supports vidéoludiques : consoles de
jeux, ordinateurs, tablettes, smartphones…
1-1 L’essor du jeu-vidéo
1-1-1 Un marché florissant
En 1972 naissait Pong, le premier jeu vidéo grand public. 40 ans plus tard, le jeu vidéo représente la
plus grande industrie culturelle en France et dans le monde, devant le cinéma. « L’industrie du jeu vidéo
s’est structurée, elle a atteint un niveau de puissance jamais produit », explique le chercheur et game
designer Olivier Mauco.13 En 2011, on estimait le marché global à plus de 42 milliards de dollars dans le
monde et 2,7 milliards d’euros en France. 14 Notre pays est d’ailleurs très bien placé : avec des groupes
comme Vivendi ou Ubisoft, la France compte de nombreux leaders mondiaux dans le secteur. Des titres
comme Lapins Crétins, Urban Rivals ou TackMania, tous produits par des studios de développement français,
réunissent chacun plusieurs millions de joueurs. Le marché du jeu vidéo est donc un marché en plein essor,
12
Etude ISFE-Nielsen, 2010
13
Cf. Entretien p.97
14
PricewaterHouse, 05/11
14
15. en particulier en France, et la tendance n’est pas près de s’inverser puisqu’on estime que l’industrie du jeu
vidéo devrait atteindre les 90 milliards de dollars dans le monde d’ici 2014.15
1-1-2 Un loisir de masse
Les chiffres concernant les pratiques du jeu vidéo en France sont tout aussi impressionnants. Plus de
63% de la population sont des joueurs, ce qui représente 35,4 millions d’individus.16 Et le jeu vidéo n’est pas
qu’un loisir d’adolescent puisque 55% d’entre eux ont plus de 35 ans (pour seulement 16% de moins de
18ans.17). Plus de la moitié des parents avouent même se prendre au jeu avec leurs enfants. 18
Pour les joueurs, la pratique est régulière et intensive : les trois quarts d’entre eux jouent au
minimum une fois par semaine dont 30% tous les jours. De surcroit, les sessions de jeu sont relativement
longues : 60 % des joueurs affirment jouer au minimum une heure par session et près d’un tiers entre une et
trois heures.19 Au total, cela représente plus de 27 000 millions d’heures passées à jouer devant nos écrans
durant l’année 2011 ! 20
On joue donc beaucoup, et à tout. Les types de jeux auxquels jouent les Français sont aussi
nombreux que l'offre le permet : jeux d’actions ou de plateformes (45% des joueurs) ; jeux de sports (46%) ;
jeux de rôles ou stratégies (38%) ou encore des jeux éducatifs (11%). Les jeunes joueurs (15-24 ans) sont plus
friands des jeux d'action et de sport (entre 55 et 60%) que leurs aînés (24-44 ans), qui ont plus tendance à se
tourner vers les jeux de rôle, de stratégie et de société. 21
Enfin, en plus d’y consacrer énormément de temps, les Français investissent également beaucoup
d’argent dans les jeux vidéo : 273 euros par an et par joueur en moyenne. 22 Les consoles restent le premier
support de jeux avec 18 millions de consoles vendues en France23 : en 2010, déjà près de la moitié des foyers
en étaient équipés24 !
15
ibid
16
PricewaterhouseCoopers, 2011
17
ibid
18
SNJV, 2011
19
CNC, 2011
20
Newzoo, 2011
21
Étude du Ministère de la Culture, "Pratiques culturelles des Français", 2011
22
GFK, 2011
23
Newzoo, 2011
24
Étude du Ministère de la Culture, "Pratiques culturelles des Français", 2011
15
16. 1-1-3 Le second souffle apporté par la dématérialisation du secteur
Parmi les nouvelles pratiques, le jeu en ligne se développe et prend de plus en plus de poids dans
l’industrie vidéoludique. On estime à 400 millions d’euros le chiffre d’affaire généré en 2010 en France, tous
jeux en ligne confondus. Aujourd’hui, 63% des joueurs sont des joueurs en ligne. 25
Plus d’un joueur sur trois achète désormais des jeux sur son ordinateur plutôt que dans un magasin
physique et plus de la moitié télécharge des jeux sur son smartphone.26 Au total, le dématérialisé représente
11% du marché global 27 et ce chiffre devrait passer à 40 % du marché d’ici 2015, selon les prévisions.28
Le modèle économique tend à évoluer également. A l’instar du modèle freemium très présent sur le
web, les jeux en lignes sont de plus en plus souvent gratuits au téléchargement mais nécessitent des
dépenses d’argent régulières pour permettre au joueur de progresser dans le jeu ou pour accéder à des
fonctionnalités supplémentaires.
1-2 Nouveaux supports, nouvelles pratiques, nouveaux
joueurs
Si le jeu vidéo a longtemps été un divertissement prisé par une minorité, il a aujourd'hui atteint le
statut de divertissement de masse. Et ceci, sous l’impulsion de plusieurs phénomènes majeurs : de par la
casualition et la socialisation du jeu vidéo d’abord mais aussi grâce à l’explosion des nouveaux supports de
jeux mobiles qui ont permis de nouvelles pratiques vidéoludiques.
1-2-1 Le phénomène casual gaming : des jeux plus simples pour un public
plus large
La casualisation est un processus qui a permis l’élargissement de la cible de la production
vidéoludique à destination d’un large public. Par « casual » (traduit par décontracté ou parfois par
occasionnel en français) on désigne des jeux accessibles – tant en termes de jouabilité que de niveau de jeu –
et offrant des parties courtes mais fréquentes. Comme l’explique une étude d’InaGlobal, « cette
25
GFK, 2011
26
Newzoo, 2011
27
GFK, 2011
28
IDATE, 2011
16
17. casualisation des jeux vidéo s'est construite au tournant des années 2000, à la fois sur une simplification de
la jouabilité et sur la diversification du contenu des jeux ». 29
1-2-1-1 La casualisation par la diversification des contenus
Comme l’ont démontré les chercheurs Stephen Kline, Nick Dyer-Witheford et Greg de Peuter (2003),
la majeure partie de la production vidéoludique traditionnelle est centrée sur des thématiques de la
« masculinité militarisée » : « un héros masculin dont la quête virile relègue les figures féminines à un rôle
passif ».30 Dans son ouvrage Raise of the Video Games Zinester 31, Anna Anthropy montre que ce fait
s’explique en partie de par les références culturelles de la plupart des game designers traditionnels, très
friands de fantasy32 et d’univers guerriers : « forcément, cela a façonné le public auquel on s’adresse »
explique le journaliste Florent Maurin, spécialisé dans les jeux vidéo et le newsgaming.33 Car ces thèmes sont
loin de séduire tout le monde, à commencer par les femmes. Depuis quelques années, la production s’est
alors diversifiée pour toucher une plus large audience.
A l’instar de The Sims34, développé par le studio Electronic Arts en 2000, de nombreux jeux, moins
axés sur la performance que sur la gestion et la dimension sociale, sont apparus tels que SimCity, Theme
Hospital ou plus tard Nintendogs. Loin des thèmes fantasy ou des activités guerrières, The Sims, jeu de
simulation domestique, propose au joueur de fonder une famille, de créer et décorer sa maison, d’entretenir
des relations sociales etc. « L'apparition de ces thématiques « féminines » dans un jeu vidéo a permis de
toucher une audience jusque-là délaissée par la production, et a propulsé The Sims au rang de jeu le plus
vendu de tous les temps sur ordinateur avec 16 millions d'exemplaires écoulés »35. En parallèle, le marché
des jeux spécifiquement féminins s'est également développé et propose aujourd’hui une grande diversité de
produits comme la série des Léa Passion sortie sur Nintendo DS et qui propose au joueur de se découvrir des
passions dans différents domaines tout en s’amusant ; Pony Friend qui propose de prendre soin d’animaux
virtuels ou encore la série des Barbie exploitée sur différentes consoles depuis une dizaine d’années.
Mais les productions vidéoludiques ont aussi petit à petit cherché à toucher des joueurs plus âgés et
ce principalement en exploitant la thématique de la santé. Des jeux comme le Programme d'entraînement
29
SARRAZIN Vincent, « La casualisation des jeux vidéo », InaGlobal.fr, 29/09/11
30
TREMEL Laurent, FORTIN Tony, Mythologie des jeux vidéo, Le Cavalier Bleu, MythO !, 2009, p. 16.
31
ANTHROPY Anna, Rise of the Videogame Zinesters: How Freaks, Normals, Amateurs, Artists, Dreamers, Drop-outs,
Queers, Housewives, and People Like You Are Taking Back an Art Form, Seven Stories Press, 2012
32
La Fantasy est un genre littéraire repris également par le cinéma ou les jeux vidéos et présentant un ou plusieurs
éléments irrationnels qui relèvent généralement d'un aspect mythique et qui sont souvent incarnés par l’irruption ou
l’utilisation de la magie et/ou du surnaturel.
33
Cf. Entretien p.89
34
Cf. Annexe 1
35
SARRAZIN Vincent, op.cit
17
18. cérébral du Dr Kawashima : quel âge à votre cerveau ? 36 sur Nintendo DS ou encore Wii Fit ont réussi, en
proposant des entrainements à la fois drôles et amusants, à séduire un public de tout âge: des femmes d'âge
moyen mais également des seniors (via les structures d'hébergement pour personnes âgées37 par exemple)
ainsi que toutes les personnes soucieuses de leur santé en général. On joue à ces jeux en famille – comme le
suggère le spot publicitaire du produit Wii Fit38 – le jeu vidéo devenant ainsi l’occasion de partager un bon
moment entre jeunes et plus âgés.
Ainsi, l’offre de jeux vidéo s’est aujourd’hui énormément étoffée. Aux jeux traditionnels de sports,
de plate-forme ou de FPS39 s’ajoutent désormais des jeux de réflexions, de stratégie, de simulation, des jeux
de rythme (tel que Guitar Hero où le joueur doit appuyer les touches de sa manette suivant le tempo de la
chanson), des jeux de gestion (gouverner une ville ou nourrir un animal par exemple) etc. Autant de jeux
différents susceptibles de toucher une très large audience.
1-2-1-2 La casualisation par une jouabilité plus accessible : le précurseur Nintendo et l’arrivée des
supports mobiles
Si l’offre de contenus s’est diversifiée, les supports vidéoludiques sont également devenus beaucoup
moins complexes à manipuler : dans cette même optique de démocratisation de la pratique du jeu vidéo
certains équipements se sont considérablement simplifiés pour être utilisables par tous.
De fait, dans l’industrie vidéoludique classique, certains jeux comme Le programme d'entraînement
cérébral ou Wii Fit ont bâti leur succès sur leur jouabilité très intuitive. Plus besoin d’être un expert de la
manette, n’y de connaître par cœur des combinaisons de touches, désormais, lever le bras ou toucher son
écran avec un stylet suffit. Dans ce domaine, Nintendo fait figure de précurseur. Notons par exemple
l’immense succès de la console Nintendo DS grâce à la simplicité de ses contrôles, ainsi qu’à la grande
diversité de son offre de jeux destinée à tous les publics. Le lancement de la Wii en 2006, a par la suite
confirmé l’orientation prise par le constructeur : avec un gameplay simplifié basé sur la détection de
mouvements et des jeux simples et conviviaux comme Lapins Crétins ou Wii Fit Sports, Nintendo a
définitivement séduit, avec cette nouvelle console, un nouveau public, plus familial et intergénérationnel.
36
Cf. Annexe 2
37
Cf. « Dossier : les jeux vidéo pour séniors et personnes âgées, un nouveau marché. », Gérontechnologie.net,
16/09/2009. Même les mamies jouent à la Wii :
http://www.youtube.com/watch?feature=player_embedded&v=rxiJvcnNn4k
38
http://www.youtube.com/watch?v=3D0jkEykPTc
39 39
Le FPS ou First Person Shooters, est un jeu de tir en vue subjective, relativement sanglant et violent.
18
19. De fait, comme l’explique Vincent Sarrazin dans son article « La casualisation des jeux vidéo »40, le
constructeur nippon s’est inscrit en contre courant de la logique traditionnelle du marché des consoles de
jeux. Au lieu de proposer des machines toujours plus performantes qui offrent des graphismes plus aboutis
ou des nouvelles fonctionnalités (comme la connexion Internet) mais toujours un gameplay41 et des offres
produits difficiles d’accès pour les non-initiés, Nintendo a préféré concevoir des consoles moins puissantes
mais accessibles à tous. « En simplifiant volontairement le système de contrôle, Nintendo s'est détourné
d'une partie du public traditionnel des jeux vidéo mais a ouvert un marché là où il n'existait pas encore »42.
Aujourd’hui, selon l’Ina43, les chiffres confirment l’efficacité de la politique commerciale de Nintendo basée
sur l’ouverture : le constructeur représente à lui seul près de 50 % de parts du marché des consoles de
salon et jouit d’une écrasante domination de ses jeux dans le top 20 des jeux vidéo les plus vendus de
l’Histoire.44
En outre, les lancements récents des systèmes Move de Sony et Kinect de Microsoft confirment la
tendance. Tous deux proposent des dispositifs de reconnaissance de mouvements, et montrent bien le
tournant qu’a pris le marché vidéoludique depuis quelques années.
Mais cette accessibilité nouvelle des jeux vidéo ne se réduit pas aux seules consoles de salon. Les
nouveaux supports de jeu nés de la dématérialisation du secteur offrent également une jouabilité très
simple et intuitive : quelques clics suffisent pour jouer à Farmville sur ordinateur de même qu’il suffit de
toucher un écran pour gagner à Angry Bird sur son smartphone ou sa tablette. Selon le chercheur et game
designer Olivier Mauco, il faut replacer cette accessibilité nouvelle du jeu vidéo dans un mouvement de fond
d’acculturation des interfaces numériques : « aujourd’hui on est entré dans un monde de l’interface. Et le
jeu vidéo est le média de l’interface. Il y a eu un mouvement de fond d’acculturation des interfaces
numériques ces dernières dizaines d’années, acculturation qui est nécessaire pour que les gens jouent. Cela
parait idiot mais mettez une manette de jeu vidéo dans la main de quelqu’un, ce n’est pas dit qu’il sache
jouer. Alors qu’avec les nouvelles interfaces numériques, tout le monde peut jouer. »45
Ainsi, si le processus de casualisation amorcé dès les années 2000 n'est pas encore un processus
achevé, il a d’ores et déjà rénové le marché en profondeur en permettant à la production vidéoludique de
toucher désormais un large public. Aujourd’hui porté par la multiplication des interfaces numériques et
40
SARRAZIN Vincent, op.cit
41
Le Gameplay caractérise l’expérience videoludique, c'est-à-dire le ressenti du joueur quand il utilise le jeu. Il est
l’équivalent anglais de Jouabilité.
42
SARRAZIN Vincent, op.cit
43
SARRAZIN Vincent, ibid
44
Annexe 3
45
Cf. Entretien p.97
19
20. notamment par les devices mobiles, il semblerait bien que le phénomène inscrive définitivement le jeu vidéo
comme une pratique démocratisée.
1-2-2 Le social gaming : de nouvelles pratiques de jeu plus « sociales »
« On peut en savoir plus sur quelqu'un en une heure de jeu
qu’en une année de conversation »
Platon
Au sens large, le social gaming désigne tous les jeux qui créent du lien social, en jouant à plusieurs.
Un exemple type serait Guitar Hero46, qui propose aux joueurs de participer physiquement à la même
expérience vidéoludique. Un autre exemple sont les jeux dits MMORPG (Massive Multiplayer Online Role
Playing Games ou « jeux de rôle en ligne massivement multi-joueurs ») dont World of Warcraft (WoW) est
surement le plus connu. Ce type de jeu recouvre une forte dimension sociale dans la mesure où les joueurs
ont l’habitude de discuter entre eux, de partager des biens, de s’entraider par le truchement de leur avatar
virtuel. Les joueurs se rassemblent également en guildes (comprenez communautés) au sein desquelles
chacun a un rôle très précis.47 Mais ces jeux, bien que très connus, restent l’apanage d’une faible minorité de
très gros joueurs dits « hardcore gamers »48 qui ne représentent que 3 à 4% des joueurs au global.49
En réalité, le terme de social gaming désigne surtout un phénomène bien plus précis et qu’on définit
comme étant la pratique de casual games sur les réseaux sociaux. Depuis 2009, l'essor du marché des jeux
casual sur les réseaux sociaux s’explique surtout par l'immensité du marché potentiel, c'est-à-dire les
millions de membres des réseaux sociaux. Aujourd’hui 46% des joueurs français jouent sur ce type de plate-
forme 50 et plus de la moitié des utilisateurs Facebook dans le monde pratiquent ce genre de jeux
quotidiennement. 51 Il est par ailleurs très intéressant de noter la composition sociologique des jeux
Facebook : les joueurs sont majoritairement des joueuses de plus de 35 ans52, ce qui met en lumière le rôle
des jeux sociaux et casuals dans la diffusion de la pratique vidéoludique chez les femmes. « L'importance des
46
Ce jeu très populaire (plus de 16 millions d’unités vendues à sa sortie en 2008) propose aux participants d’appuyer en
rythme sur les touches d’une manette en forme de guitare, le tout en suivant le tempo d’une musique qui défile à
l’écran. Il se joue la plupart du temps à plusieurs : les autres participants accompagnent le joueur soliste en suivant une
ligne de basse toujours avec le même type de manette ou en tapant sur une batterie électronique prévue à cet effet.
47
Ces types de rapports sociaux complexes qui existent dans les MMORP tels que World of Warcraft ont été très bien
analysés par Sylvie CRAIPEAUX dans son ouvrage : La société en Jeu(x), le laboratoire social des jeux en ligne, PUF, 2011.
48
Les « hardcore games » sont souvent des joueurs acharnés, consacrant de longue heure à la progression de leur
personnage dans le jeu. On les oppose souvent aux « casual gamers ».
49
Newzoo, 2011
50
Newzoo, 2011
51
Lightspeed Research, 09/10
52
Newzoo, 2011
20
21. jeux vidéo chez les femmes s'explique largement par l'émergence des jeux sociaux. Le joueur moyen de jeux
sociaux sur Facebook est une femme de 43 ans » explique Clément Muletier, blogueur sur le site de l’Agence
1984 spécialisée dans les advergames.53
Les nouveaux modes de jeu induits par les social games – des parties courtes et fréquentes que l’on
peut continuer partout, jouables avec ses amis sur les réseaux sociaux – ont fait le succès de certaines
sociétés spécialisées telles que Zynga et son best-seller FarmVille (un jeu Facebook où le joueur doit créer et
exploiter des fermes). Farmville est d’ailleurs un des jeux les plus joués de tous les temps : de 17,5 millions
d’utilisateurs actifs en septembre 2008, le nombre est passé à 290 millions début mars 2011. 54 Hormis sa
simplicité, ce type de jeu tire également son succès de sa dimension sociale. « Ils ne nécessitent aucun talent
ou dextérité, on y progresse mécaniquement si l’on y revient régulièrement et, au final, ils sont juste un
prétexte pour entretenir un lien avec ses amis » 55 explique Nicolas Gaume, fondateur du studio de
développement Mimesis République. « Un jeu comme Farmville, qui a su séduire un public adulte, permet
de garder ce contact sans conséquence. C’est moins difficile de solliciter quelqu’un pour planter des tomates
dans son champ virtuel que de lui proposer de partir en vacances. »
1-2-3 Les téléphones portables et les tablettes comme supports
vidéoludiques ou quand le jeu devient nomade
L’arrivée des technologies digitales mobiles n’a fait que renforcer le phénomène. Aujourd’hui, les
Français sont plus de 13 millions à jouer régulièrement sur leur smartphone 56. Le jeu constitue la première
utilisation de ce support mais aussi des tablettes 57. De fait, le marché du jeu vidéo sur appareil mobile est en
pleine explosion : on compte 450 millions d’euros de chiffres d’affaire en 2012 et 1 milliard prévu en 2015
pour les smartphones et 250 millions d’euros d’ici 2014 pour les tablettes. 58
Surtout, les nouvelles technologies mobiles ont permis une pratique nomade du jeu vidéo. Et en
premier lieu dans les transports en commun : « avec les jeux mobiles, de nouveaux types de consommation
apparaissent : le temps passé à jouer est très court, autour de 10 minutes, souvent dans des transports en
commun où la concentration et la continuité d’une partie sont difficiles » explique Djamil Kemal, responsable
53
Cf. Entretien n°1
54
Newzoo, 2011
55
In « Le Social Gaming, Poule aux œufs d’or », Libération, édition du 07/05/11
56
Newzoo, 2011
57
SNJ, 2011
58
SNJV, 2011
21
22. marketing et développement chez Lexis Numérique. 59 Désormais, le jeu s’invite partout : au bureau, dans les
salles d’attentes, pendant les longs trajets, dans les cours d’écoles…
En outre, les applications de jeu sur mobiles sont toujours plus nombreuses. Outre les best-sellers
Angry Birds (1 milliards de téléchargements en mai 2012 et l’application la plus téléchargée dans le
monde !60) ou encore Fruit Ninja, la diversité de jeux proposée est très large : jeux de réflexions, jeux de
plateaux, jeux d’adresse, jeux de vitesse (tapoter le plus de fois possible son écran pour gagner des points),
jeux d’aventures… Ainsi l’offre est susceptible de toucher un très large public. Comme le souligne Djamil
Kemal : « le changement est radical : il s’agit surtout de femmes de 24-45 ans ».61 Ce que confirme Clément
Muletier : « c'est la multiplication des plateformes et notamment l'explosion du mobile qui permet aux jeux
vidéo de toucher toutes les strates. Pour info, la plateforme Beintoo, qui propose de récompenser les
utilisateurs de jeux mobiles via des partenariats avec les marques, compte plus de 200 millions d'utilisateurs
! »62
Le jeu vidéo est donc devenu un loisir de masse qui accompagne les individus partout, tout le temps.
La pratique vidéoludique s’est largement démocratisée. Aujourd’hui, le jeu vidéo n’est pas un loisir réservé
aux hommes et encore moins à des adolescents boutonneux asociaux comme le véhiculent encore certaines
idées reçues. Bien au contraire : en 2012, 52% des joueurs sont des femmes et l’âge moyen des joueurs ne
fait qu’augmenter.63 « L’élargissement de la population des joueurs va à l’encontre des préjugés, explique
Fabien Rondeau, directeur d’études chez GFK. Par exemple, les études qualitatives montrent l’importance
des femmes, même dans les réputés masculins (jeux de combats, « First Person Shooters ») de type Call of
Duty. Il y a une méconnaissance du marché, et les médias ont véhiculé beaucoup d’informations
partiellement fausses. » 64
L’activité ludique, promue par l’explosion des jeux vidéo, a ainsi investi tous les terrains, tous les
supports, tous les individus. Aujourd’hui, « le jeu est devenu une pratique sociale généralisée ».65
59
In revue Tank, Play Time, Communiquer à l’ère du jeu, Paris, Télémaques, n°1, Aout 2011.
60
SNJV, 2011
61
In revue Tank, ibid
62
Cf. Entretien n°1
63
PricewaterhouseCoopers, 2011
64
RONDEAU Fabien, GFK, in revue TANK, « Communiquer à l’ère du jeu », Paris, Télémaques, n°1, Août 2012.
65
Ibid
22
23. II- Une société de plus en plus perméable au ludique
2-1 « Jouer est une forme fondamentale de la vie » 66
Définir l’essence du jeu en quelques lignes peut sembler ambitieux tant il recouvre de réalités et de
symboliques différentes. Néanmoins ce travail préliminaire nous parait indispensable dans le cadre de cette
étude afin de comprendre pourquoi jouer est si important pour nous et pourquoi le jeu peut apparaître
comme un moteur efficace d’engagement. De nombreux auteurs se sont essayés à définir les contours du
jeu : qu’est-ce que jouer ? De quoi se compose le jeu ? Quelles sont ses qualités nécessaires et ses limites ?
Pourquoi joue-t-on ? Autant de questions qui ont fait l’objet de nombreuses recherches et auxquelles nous
allons essayer de proposer rapidement quelques éléments de réponse. Nous nous appuierons
principalement sur les travaux de Roger Caillois et sur son ouvrage Les jeux et les Hommes67 considéré par
beaucoup comme l’œuvre de référence en la matière.
2-1-1 Qu’est-ce que le jeu ?
Comme l’explique Johan Huizinga en préambule de son Homo Ludens, « le jeu est plus ancien que la
culture ».68 En effet, le jeu n’a pas attendu les sociétés développées pour exister. Et il n’a pas attendu
l’Homme, car les animaux jouent aussi.
2-1-1-1 Le jeu est une activité soumise à certaines conditions
Comment peut-on définir le jeu ? Selon Roger Caillois, le jeu est d’abord une activité : il nécessite un
engagement, une volonté d’agir d’un ou plusieurs joueurs. En ce sens, Caillois se rapproche du play de la
langue anglaise qui désigne l’activité, le fait d’être en train de jouer en opposition au game qui est le
dispositif ludique (le matériel, les règles). Mathieu Triclot, dans sa Philosophe des jeux vidéo, explique très
bien le primat de la pratique ludique sur le jeu matériel : « l’activité de jouer définit l’objet du jeu »69.
Comme l’explique ce dernier, il suffit de voir des enfants jouer à se courir après pour s’en convaincre : il n’y a
pas d’objet de jeu et pourtant ils jouent. Dans Le Jeu, Jacques Henriot autre référence dans la littérature du
jeu, met en lumière le fait que n’importe quoi puisse devenir jeu dès lors qu’il est pris dans la « synthèse
ludique ». Il donne l’exemple d’enfants qui jouent dans la rue avec des cailloux. Une personne marche au
66
WINICOTT Donald Woods, Jeu et réalité, Paris, Gallimard, 1975, p.103
67
CAILLOIS Roger, Les jeux et les Hommes. Le masque et le vertige, Paris, Gallimard, 1958 [1991]
68
HUIZINGA Johan, Homo Ludens – essai sur la fonction sociale du jeu, seconde édition, Gallimard TEL, 1951, p.15
69
TRICLOT Mathieu, in Tank, ibid, p.44-45
23
24. milieu des cailloux. Les enfants lui disent : « Attention monsieur, vous passez dans notre jeu ». 70 Ce sont les
enfants qui font le jeu, non les cailloux. Mais l’inverse est aussi vrai, on peut faire tout autre chose avec des
jeux que d’y jouer : à l’instar du joueur de poker ou du footballeur professionnel qui exercent leur métier
plutôt qu’ils jouent.
Caillois a surement proposé à ce jour la définition la plus précise et la plus complète du jeu qui soit.
Pour lui, le jeu se définit à travers six critères fondamentaux et nécessaires : si l’un des critères manque, le
jeu n’est plus. Ainsi, selon lui, le jeu est d’abord une activité libre. Il ne peut se dérouler sous la contrainte. Il
est une activité séparée qui se déroule dans un temps et un lieu propres. Le jeu est ensuite une activité
incertaine au sens où le résultat du jeu ne saurait être connu à l’avance sous peine de lui faire perdre tout
intérêt. Il est aussi une activité improductive, au sens où il ne produit pas d’œuvre du point de vue du joueur.
Même les jeux de hasard ne créent pas de richesse, ils ne font que faire transiter la richesse, sans travail au
sens économique du terme. Le jeu est ensuite une activité réglée par des règles, qui suspendent les lois
ordinaires. « Le jeu institue un espace de liberté au sein d’une légalité particulière définie par la règle du
jeu » étaye Wittgenstein71. Enfin, le jeu est une activité fictive, instituant une réalité seconde par rapport au
monde ordinaire.72
Comme l’explique Mathieu Triclot, cette définition a le mérite de poser ce que sont les limites du jeu,
ce qu’il appelle la « corruption du jeu » : « que l’on me force à jouer, que le jeu ait lieu au beau milieu d’une
activité et non dans un temps séparé, que l’issue soit la création de richesse et se convertisse en travail 73,
que les lois ordinaires s’y appliquent, interdisant par exemple de jouer aux voleurs, ou enfin que la
dimension fictive s’estompe de sort que le jeu ait lieu « en vrai » : toutes ces conditions qui font qu’alors « ce
n’est plus du jeu ».74
2-1-1-2 Le jeu est un plaisir désintéressé
Roger Caillois, dans une typologie célèbre, catégorise les jeux en fonctions des plaisirs que le joueur
éprouve quand il joue. Il distingue « quatre impulsion essentielles et irréductibles », qu’il nomme agôn
(l’ambition de triompher par la compétition), aléa (la démission de la volonté au profit du hasard), mimicry
70
HENRIOT Jacques, Le jeu, Paris, PUF, 1969, p.83-84
71
WITTGENSTEIN Ludwig, Jouer et Philosopher, Colas Duflo, PUF, 1997
72
CAILLOIS Roger, op.cit, p.103-105
73
L’auteur cite à ce sujet, ce reportage de GeJin à propos de ces joueurs chinois payés pour travailler dans les jeux de
rôles en ligne tel que dans Golf Farming. Dans une interview, un joueur explique qu’il peut apprécier jouer au jeu après
sa journée de travail. « Parfois lorsque nous avons fini le travail du jour, nous voulons aussi profiter un peu du jeu ».
(www.youtube.com/watch?v=KH1LGdjZUKQ). Autrement dit il fait très bien la différence entre la contrainte du jeu et le
moment de jeu libre.
74
TRICLOT Mathieu, Philosophie des jeux vidéo, Paris, La Découverte, Zones, 2011, p.47
24
25. (le goût de la simulation et du « faire comme si ») et enfin ilinx (la poursuite du vertige).75 Cette typologie ne
constitue pas des catégories étanches mais des pôles dans lesquels on peut situer tous les jeux. La plupart
des jeux mixent d’ailleurs plusieurs de ces « impulsions ».76
Enfin, à cela s’ajoute le fait que le jeu ne saurait être intéressé. Jouer est un but en soi : ce n’est pas
un moyen en vue d’une fin. Ce qui le différencie fondamentalement du travail. On retrouve par exemple
cette dimension chez Kant : « Dans le travail, l’occupation n’est pas en elle-même agréable : mais c’est dans
un autre but qu’on l’entreprend. En revanche, l’occupation dans un jeu est en elle-même agréable, sans qu’il
soit besoin de plus de se proposer un but. »77
2-1-2 Pourquoi joue-t-on ?
« Les jeux sont des plaisirs personnels
que l’on cultive pour soi »
Mathieu Triclot, Philosophie des jeux vidéo78
Le jeu est né, au même titre que l’art, d’une surabondance d’énergie vitale. L’activité du joueur est
fondamentalement superflue. Mais le jeu est également nécessaire à l’épanouissement et à la cohérence
humaine. D’après un dossier spécial consacré aux jeux vidéo de la revue Tank, c’est à l’Allemand Schiller,
proche de Goethe, que l’on doit l’idée moderne de jeu : « dans ses Lettres sur l’éducation esthétique de
l’homme, il établit la coexistence de deux dispositions antagonistes dans la nature humaine : l’instinct
sensible, condition du réel et l’instinct formel, condition de l’idéal. Seul un troisième instinct, l’instinct de jeu,
rend l’harmonie possible en ces deux états et permet l’unité. »79 Ou, selon les mots de Schiller : « l’homme
ne joue que là où, dans la pleine acceptation de ce mot, il est homme, et il n’est tout à fait homme que là où
il joue ». 80
D’autres auteurs parlent du jeu comme exutoire et comme activité qui nous permettrait de maitriser
nos peurs. Heidegger expliquait que « l’existence est souci quant au sens que je veux donner à mon
75
CAILLOIS Roger, op.cit, p.123
76
Cf. Annexe 4
77
KANT Emmanuel, Réflexions sur l’éducation, Paris, Vrin, 2000 *1776+, p.147 cité par TRICLOT Mathieu, in Tank, ibid,
p.46
78
TRICLOT Mathieu, ibid, p.35
79
Tank, Play Time, Communiquer à l’ère du jeu, Paris, Télémaques, n°1, Aout 2011.
80
von SCHILLER Freidrich, Lettres sur l’éducation esthétique de l’homme, Lettres XIV, 1795
25
26. existence ».81 Or dès qu’il s’agit de se jouer, il ne s’agit plus d’exister. Le monde qui entoure les joueurs est
comme en suspens. Il n’y a plus de sens, il n’y a que du jeu. Le jeu serait donc une échappatoire à l’angoisse
existentielle.
Jouer est aussi une sorte de soupape qui aiderait l’individu à garder un certain équilibre émotionnel
et psychique. L’activité de jeu serait une manière de dépenser l’énergie en trop en exprimant ses sentiments
réprimés et en maitrisant ses angoisses. Ce constat rejoint l’idée de la fonction cathartique du jeu comme l’a
énoncé en premier Aristote : les loisirs purgent les passions. C’est ce qu’explique par exemple, Marc Valleur,
pscyhiatre dans un numéro spécial du magazine Clés consacré au jeu : « tous les jeux ont en commun
d’ouvrir un univers dans lequel la mort est réversible » révèle-t-il82. Pour lui, le jeu serait un moyen de vivre
nos pulsions destructrices et meurtrières et de disposer d’un espace de conflit sans conséquence. Il cite
comme exemples les coupes du monde de rugby ou de football : « se passionner pour de tels événements,
c’est formidable et beaucoup moins coûteux en victimes qu’une guerre mondiale. La virtualisation de la mort
fait du jeu une clé de voute de notre civilisation. »
Selon Donald Woods Winnicott, les jeux seraient des « objets transitionnels » ayant une « capacité à
créer un espace intermédiaire entre le dehors et le dedans ». Pour lui, en plaçant le joueur en dehors du
réel, le jeu permettrait l’épanouissement de la personnalité en préparant à la nouveauté (surtout chez
l’enfant). Jouer aux échecs, aux dés, s’inventer des histoires de Batman, de cow-boys, et de voleurs. Tout
cela n’est donc pas anodin. « Ca nous aide à faire face à l’imprévu en nous donnant la capacité d’inventer de
nouvelles réponses. En somme le jeu permet à l’être humain de rester en vie » estime Serge Tisseront,
psychiatre83. Et Roger Caillois de confirmer : « Le jeu n’apprend pas de recettes, il développe des aptitudes
générales ».84
Jouer c’est aussi construire et entretenir du lien social. Il est un moment de partage et de
convivialité, un moment d’échange et de dialogue. Et cela vaut aussi pour les jeux vidéo. Celia Hodent-
Villaman, docteur en psychologie explique : « en effet, ils constituent une sorte de culture commune : les
enfants et les adolescents échangent des astuces pour améliorer leurs performances, jouent en réseaux,
élaborent des stratégies, organisent des compétitions, etc.» 85 Norbert Elias, un autre penseur du jeu
contemporain, démontre dans son ouvrage Sport et Civilisation que « le processus de jeu est une
configuration mouvante d’êtres humains dont les actions et les expériences s’entrecroisent sans cesse, un
processus social en miniature. » Et il poursuit sur la fonction sociale du jeu, disant que : « les structures et les
81
HEIDEGGER Martin, Être et Temps, 1927
82
Clés, « Pourquoi nous jouons de plus en plus », n°75, Février-Mars 2012, p.58
83
Ibid, p.59
84
CAILLOIS Roger, Les jeux et les hommes, Gallimard Folio Essais n°184, 1967, p.21
85
Clés, op.cit p.59
26
27. fonctions des activités de loisir ne peuvent être appréhendées si l’on ne considère pas ces activités comme
des phénomènes sociaux en eux-mêmes ». 86 De façon générale donc, le jeu occupe une place importante
dans la formation de la personnalité sociale.
Enfin, plus prosaïquement, nous jouons pour supporter les contraintes de la vie. Le jeu instaure un
espace-temps en dehors de la réalité où les joueurs peuvent exprimer leur agressivité et leurs pulsions sans
que cela n’ait de conséquences dans le monde réel ; il est un lieu de défoulement où l’on se joue des règles
de la société, en inversant les rôles sociaux par exemple comme on le faisait déjà lors du carnaval ou des Ides
de Mars. Le jeu procure du plaisir, seul ou à plusieurs ; il trompe l’ennui en changeant les idées ; il permet de
se libérer du stress en s’évadant des problèmes et des déséquilibres de la vie quotidienne.
2-2 La société d’aujourd’hui à l’ère du jeu
« Comprendre les jeux, c’est comprendre, dans un certaine
mesure, notre société en transformation »
Sylvie Craipeau, La société en jeu(x)
2-2-1 Le jeu comme miroir de la société
Du jeu antique, relevant plutôt du rituel destiné à préparer les individus à la mort, aux cartes à jouer
illustrées par les familles régnantes pour apprendre à former des alliances en Europe sous Louis XIV, en
passant par les machines à sous de la fin d’un XIXe siècle qui voit le loisir se démocratiser et s’industrialiser,
l’histoire des jeux à beaucoup à nous apprendre sur les sociétés. « Le ludique est une manière de dire la
société, et une manière que la société a de se dire » indique Michel Maffesoli.87 Cette valeur du jeu comme
miroir de la société a été longuement explorée, on la trouve par exemple formulée chez Becq de Fouquières
(1869)88 ou encore dans les essais bien connus de Huizinga (1951) et Caillois (1958) dont nous avons déjà
parlé.
86
ELIAS Norbert, DUNNING Eric, Sport et Civilisation, Paris, Fayard, 1994, p.63.
87
MAFFESOLI Michel, La conquête du présent, Paris, Desclée de Brouwer, 1999, p.171
88
BECQ DE FOUQUIERES Louis, Les Jeux des Anciens, leur origine, leur description, leurs rapports avec la religion,
l’histoire, les arts et les mœurs, Paris, Nabu Press, 2011 [1869].
27
28. Dans leur Mythologie du jeu vidéo, Tony Fortin et Laurent Trémel nous fournissent avec le jeu de
l’oie un exemple très parlant de ce processus. Très populaire depuis le XIXe siècle, le jeu de l’oie a en effet
servi de support à la diffusion de toutes sortes de messages politiques, idéologiques et ce, même jusqu’à
notre époque. Chaque case du jeu est utilisée pour véhiculer des éléments très divers (éducation, religion,
mœurs, vie quotidienne, travail, propagande…). Les moralistes catholiques s’en serviront par exemple afin
d’inculquer « les bonnes mœurs » ; l’Etat français comme support du nationalisme et de « l’anti Boches »
pendant la première guerre mondiale... Et le jeu de l’oie est loin d’être un cas isolé : au sortir de la seconde
guerre mondiale, de nombreux autres jeux et jouets seront ainsi pensés pour faire l’apologie de l’armée
américaine, de la même façon que le Monopoly sera utilisé comme vecteur de l’idéologie capitaliste.
2-2-2 Pouvoirs et symboliques du jeu dans la société d’aujourd’hui
Quelle image de la société contemporaine nous donne donc à voir nos jeux et en particulier nos jeux
vidéo actuels ? Comme l’affirme la sociologue Sylvie Craipeau dès la première ligne de son ouvrage La
société en jeu(x) : « nos sociétés industrielles et développées du XXIe siècle sont des sociétés du jeu ». Nous
l’avons démontré, le jeu, propulsé par le jeu vidéo, a pris une place prépondérante dans notre société. Mais
comment expliquer ce phénomène ? Comment expliquer que le ludique se montre aussi en prise avec notre
monde actuel ? Dans son ouvrage, Sylvie Craipeau nous donne plusieurs éléments de réponses.
L’auteur explique d’abord l’expansion du jeu comme résultante des évolutions économiques,
sociales, culturelles et technologiques de notre société.
« Les jeux contemporains, tels que les jeux vidéo, sont le résultat de la transformation des jeux
en objets de consommation, de l’importance que prend le loisir, de l’émergence de la société
industrielle et marchande, et de la place décisive de la science et de la technique »89
L’importance du jeu et notamment du jeu vidéo relève de la transformation de notre monde en
société de loisir de masse. Etienne Armand Amato, auteur d’une thèse récente sur les jeux vidéo explique
comment « avec l’industrialisation à l’origine de nos sociétés de consommation, les pratiques ludiques se
sont généralisés et profondément diversifiées au-delà des jeux traditionnels de carte, d’adresse ou de
hasard. »90 Pour Sylvie Craipeau, cette expansion du jeu découle directement de l’importance du cinéma et
de la télévision dans la recherche de sensations fortes et de rêves, mais « en y adjoignant le sentiment de
puissance que donne la maîtrise de la technique et du ‘temps’ »91
89
CRAIPEAU Sylvie, La société en jeu(x), PUF, Paris, 2011, p.17
90
AMATO Etienne, Le jeu vidéo comme dispositif d’instanciation, Du phénomène ludique aux avatars en réseaux, Thèse
de doctorat de l’Université Paris 8, soutenue le 25 novembre 2008.
91
CRAIPEAU Sylvie, ibid, p.23
28
29. 2-2-2-1 Le jeu comme recherche de sensations fortes dans une société de « l’hyperaction »
L’auteure explique que dès 1956, Günther Anders montre que « le trait le plus caractéristique de
l’homme contemporain, tout au moins dans ses loisirs [est] son penchant à se livrer à deux ou plusieurs
occupations disparates en même temps ».92 En effet, force est de constater qu’aujourd’hui, notre société de
la rapidité et de l’immédiateté nous pousse à être très souvent dans le stress et l’hyperaction, à être partout
et tout faire à la fois, comme si nous étions à la recherche d’une sorte d’adrénaline. « Cette recherche
inextinguible de l’excitation, la condamnation à ne pouvoir lui trouver qu’un activisme de chaque instant,
c’est ce qui signale notre façon contemporaine de bien vivre » explique la sociologue Françoise Parrot.93
Nous vivons dans un monde de « l’hyperstimulation sensorielle permanente », qui va de pair, pour Sylvie
Craipeau, avec une « exacerbation de l’émotion et de la sensation ».94 Or c’est bien ce que nous recherchons
dans la pratique des jeux et en particulier des jeux vidéo : ressentir des émotions.
Pour l’auteure, cette recherche de stimulations sensorielles par le jeu serait aussi une alternative à la
consommation de la télévision, qui certes propose des images mais dont les émotions provoquées sont sans
commune mesure avec celles véhiculées par le jeu vidéo. Sans bouger de son fauteuil le joueur peut en effet
expérimenter diverses stimulations : sonores, tactiles, kinesthésiques95. « Le corps trouve sa place dans ces
sensations, en même temps qu’il contrôle ses propres débordements dans une société marquée par la
sédentarité ».96
2-2-2-2 Le jeu pour retrouver des limites et de l’ordre dans une société déconstruite
Sylvie Craipeau explique que notre monde actuel est marqué par une « anomie quasi structurelle » :
c'est-à-dire un manque de règles, de limites, d’ordre dont souffrent en particulier les enfants et les
adolescents. Or ce serait – et aussi curieux que cela puisse paraître – cette recherche d’ordre, c'est-à-dire de
régulations sociales, que recherchent les joueurs dans la pratique des jeux vidéo. En effet, nous l’avons vu,
les jeux sont des activités très normées, avec des règles strictes et nécessaires qu’on ne peut outrepasser
sous peine de voir le jeu s’arrêter. Cela serait d’autant plus vrai dans la pratique des jeux en ligne où l’espace
ludique, très structuré socialement et normativement, permettrait aux joueurs de retrouver des points
92
ANDERS Günther, L’obsolescence de l’Homme, Sur l’âme à l’époque de la deuxième révolution industrielle, Paris, Ivrea,
2001, p.160.
93
PARROT François, « Pourquoi les enfants ne tiennent plus en place », Revue Débat, n°132, novembre-décembre,
2004.
94
CRAIPEAU Sylvie, ibid, p.106-107
95
La kinesthésie ici renvoie à une sorte de sensation de mouvement des parties du corps.
96
CRAIPEAU Sylvie, ibid, p.118-119
29
30. d’accroche dans un monde sans repères. « On peut considérer le jeu en ligne comme un ersatz d’institution.
Il propose un monde ordonné, qui en tant que tel lutte contre le chaos »97.
A cela s’ajoute le fait que le joueur est maitre de son jeu. Lorsqu’il joue, il est le seul à pouvoir agir
sur ce qui l’entoure (c'est-à-dire le jeu), à décider où il veut aller, quand il veut le faire et avec qui il veut le
faire. Et c’est encore une façon pour lui de se rassurer, de retrouver prise sur le réel. Avec le jeu vidéo, il
s’agit de « réduire le désordre du monde en se mettant en situation d’affronter le réel, de le produire, et ce
faisant, d’y introduire des principes d’ordre et de sens ».98
2-2-2-3 Le jeu pour « recoudre » et se réapproprier le temps
L’auteure explique ensuite que notre temps moderne est de plus en plus segmenté, en fragments de
plus en plus réduits. Ce qu’exprimait déjà très bien Balandier avant elle :
Ce sont les flash, le sport, le clip qui traduisent maintenant en images et en rythmes la relation
vécue au temps… ils convertissent la brièveté en intensité, ils font de l’instant émotionnel un
moment qui se suffit et n’a pas à être situé dans la durée.99
Nous vivons dans un temps du présent, dans une « histoire en train de se faire »100, divisé à
l’extrême : temps du travail, du loisir, du repos, du transport et surtout temps contraint dans lequel nous
sommes pris et que nous ne pouvons dominer. Pour l’auteure, la pratique ludique sur les mobiles, dans les
transports, en pause pendant le travail, dans les salles d’attentes, tiendrait de ce besoin de « recoudre le
temps » pour reprendre ces termes, de relier ce temps morcelé. 101
Mais surtout, cela serait une façon pour nous de nous réapproprier le temps, d’agir sur lui, d’en faire
ce dont on en a envie sans tenir compte des frontières entre espace public et espace privé. En jouant, le
joueur opère ainsi une « reprise en main » d’un temps qui lui échappe, qu’il contrôle de moins en moins, pris
dans l’urgence de la vie quotidienne. Le temps du jeu est un temps à soi, un temps ménagé. Et « le joueur se
réapproprie d’autant plus ce temps que l’action permise par le jeu lui donne l’impression d’être le maitre, du
temps et du jeu, d’avoir enfin une influence sur quelque chose, une influence immédiate et visible. » 102
Mais le jeu est aussi une façon de combler le temps vide. Il s’agit là pour le joueur de s’occuper dans
le divertissement et d’éviter ainsi l’angoisse du temps qui passe. Par exemple, l’auteure explique que bien
des professionnels de l’informatique jouent sur les interstices de temps, pendant que la machine a la main,
97
CRAIPEAU Sylvie, ibid, p.159
98
BALANDIER Georges, Le désordre, Paris, Fayard, 1988, p. 218 cité par CRAIPEAU Sylvie, ibid, p.160
99
BALANDIER Georges, Le dédale, Paris, Fayard, 1994, p. 56 cité par CRAIPEAU Sylvie, ibid, p.160
100
BALANDIER Georges, ibid, p.56 cité par CRAIPEAU Sylvie, ibid, p.160
101
CRAIPEAU Sylvie, ibid, p.137
102
CRAIPEAU Sylvie, ibid, p.136
30
31. lorsqu’ils sont en situation d’attente. Plutôt que de subir ce temps contraint et entrecoupé, ils reprennent la
main pour vivre une activité qui leur plait à travers le jeu. Il en est de même pour les temps contraints dans
les transports en commun. En outre, l’auteure va encore plus loin en expliquant que la société actuelle serait
en fait angoissée par le vide, qu’il soit de temps ou d’action, en somme par le vide de sens. Dans une société
régie par l’action, l’immédiateté et la performance, un vide d’occupation crée un malaise, voir une
culpabilité. En jouant pendant ces vides, le joueur rétablit la cohérence de son existence.
2-2-2-4 Le jeu pour s’accomplir
La société actuelle est aussi (et surtout) une société de la réussite : réussite amoureuse, réussite
familiale, réussite professionnelle… Seule la réussite est valorisée, et un individu qui ne mettrait pas tout en
œuvre pour atteindre cette réussite se voit souvent sévèrement stigmatisé. Cette pression crée une sorte de
malaise social puisque nous savons tous que les échecs existent et qu’ils sont souvent même courants. Or les
jeux vidéo offrent des espaces beaucoup plus propices à la réussite. Il est en effet bien plus facile d’atteindre
le niveau 12 sur Angry Birds que d’obtenir une promotion et cela d’autant plus que les jeux sont infinis : en-
soi le jeu, et le jeu vidéo en particulier, ne propose pas d’échouer, il sera toujours donné au joueur la
possibilité de recommencer la partie, de tenter à nouveau pour enfin atteindre la victoire. La défaite est
réversible et ce rapidement, ce qui n’est évidemment pas le cas dans la réalité.
Sylvie Craipeau englobe cette faculté dans un concept général de « production de soi ». Pour elle, les
jeux vidéo sont des objets qui permettent au joueur de mener à bien un projet (construire des fermes, battre
un boss). Ils mettent en place des espaces où l’activité est toujours récompensée.
Les pratiques vidéo-ludiques reflètent les nouvelles normes sociales de production de soi et
témoignent dans le même temps d’une recherche de possible réussite dans le jeu, ce que ne
donne pas la société, en particulier pour les classes moyennes.103
Jouer permettrait donc de s’accomplir, d’achever un projet dans l’espace et le temps virtuel du jeu et
ce faisant, de rassurer le joueur en lui donnant enfin un sentiment de réussite dans une société qui le lui
demande toujours plus.
2-2-2-5 Le jeu pour ré-enchanter le monde
Nous l’avons vu, la société d’aujourd’hui est souvent perçue comme contraignante, pressante, sans
réelles opportunités pour certains qui parlent d’un « monde désenchanté ». Et cela semble d’autant plus vrai
dans les moments de crises sociales et économiques qui sont les nôtres où les « règles sont vécues comme
103
CRAIPEAU Sylvie, ibid, p.109
31
32. contraignantes, la présence des autres comme pesante, les institutions comme vides ».104 En s’appuyant sur
de nombreux témoignages de joueurs, Sylvie Craipeau montre comment le jeu « favorise l’évasion du monde
réel et d’une société vécue comme trop pesante, constituée de contraintes, et dont les valeurs ne sont pas
clairement identifiables ».105 Jouer nous permettrait de nous évader, de nous échapper pour un temps de ce
monde qui ne nous permet pas toujours de nous épanouir.
Par ailleurs, il semblerait que notre société soit éprise d’une sorte de désenchantement de ce qui a
trait au futur. C’est ce que nous explique par exemple le sociologue Pascal Beria : « Le No futur, cri de
ralliement d’un partie de la contre-culture punk à la fin des années 70, est devenu aujourd’hui une valeur de
masse. Le mythe du progrès, prégnant au 19e et 20e siècle, a fait place à une culture beaucoup plus
opportuniste qui s’est reconstituée autour de valeurs de résilience, d’agilité et de réactivité. »106 Jouer va
alors apparaître comme une façon d’arrêter le temps, dans un moment de bien être hors de la réalité et des
contraintes. « Le jeu est une parenthèse permettant de ré-enchanter les relations et d’échapper à la gravité
du temps en y réinjectant de l’illusion, du plaisir, de la joie ou du risque. La fiction est, d’une certaine
manière, un chemin pour accéder au réel ».
Enfin, le jeu vidéo est vu pour certains comme un endroit où peuvent se développer les rêves et les
espoirs. Comme pour se détacher d’une réalité trop rude, les joueurs se projettent dans leur personnage et
dans leurs mondes magiques. Ils progressent avec eux dans des univers féériques où la mort n’existe pas
puisqu’il suffit de rallumer la machine et redémarrer le jeu pour relancer l’histoire. C’est en ce sens, aussi et
surtout, que le jeu apparaît comme une façon de s’extraire du monde réel pour le ré-enchanter fictivement
dans l’espace virtuel. C’est ce qu’explique Michel Foucault (1984) lorsqu’il dit que les espaces ludiques sont
certainement pour beaucoup des « hétérotopies », c'est-à-dire des lieux concrets, réels qui hébergent une
utopie. Comme placé devant un miroir, « l’espace de jeu parait une utopie dans laquelle je ne suis pas
réellement » une planète imaginaire, une île paradisiaque. Le jeu donne lieu à de multiples fantasmes et de
projections hallucinatoires. On est ici proche du « jeu haschich » tel que l’a pensé le pédagogue Célestin
Freinet107.
2-2-2-6 Le jeu pour recréer du désir
Pour certains psychiatres et psychologues, nous ne chercherions ni la réussite ou la victoire dans un
jeu mais plutôt la défaite. Et ce pour recréer du manque dans une société de la profusion, où tout semble
disponible partout, tout le temps. C’est ce que nous explique le psychiatre Marc Gabbai : « Dans une société
104
CRAIPEAU Sylvie, ibid, p.149
105
CRAIPEAU Sylvie, ibid, p.146
106
BERIA Pascal, in Tank, ibid, p.41
107
In Oeuvres pédagogiques, Seuil, 1994. Édition en deux tomes établie par Madeleine Freinet.
32
33. qui devance tous nos désirs et qui nous comblent d’objets de consommation, les sujets étouffent. Et le vide
qu’ils tentent de restaurer par la perte au jeu a comme objectif de tenter de recréer du manque. Car c’est
grâce au manque que nous sommes désirants. Et le désir c’est le moteur de la vie. »108
Ainsi, loin d’être un effet de mode, la généralisation et la prégnance du jeu dans notre société serait
pour le sociologue Beria un signe du changement profond de la structure même de nos sociétés et une
transformation de l’imaginaire social.
« L’émergence du jeu en tant que modèle vient clore une période durant laquelle l’aspect ludique
était considéré comme illégitime dans tous les domaines qui touchaient à la construction de l’identité
sociale. Il était alors hors de question de s’amuser au travail, à l’école ou dans l’espace public. La culture
judéo-chrétienne écarte du centre de l’activité sociale tout ce qui est de l’ordre du plaisir, de l’ivresse, de la
chair, de la mort, soit plus largement, tout ce qui modifie l’état de conscience attendu : celui de la rationalité
pure. Dans ce cadre, le jeu est resté pendant des années fondamentalement en marge de la vie sociale. Il est
intéressant de le voir ressurgir aujourd’hui dans des espaces où on ne l’attend pas et qu’il se recentre au
cœur du processus de construction de l’identité. »109
La prophétie de Huizinga formulée il y a 30 ans, serait donc en train de se confirmer. D’Homos Habilis
à Homo Sapiens, l’Homme d’aujourd’hui est devenu Homo Ludens.110
108
GABBAI Marc, citation in magazine Nouvelles Clés, « Pourquoi jouons nous de plus en plus », n°75, Février-Mars 2012
109
BERIA Pascal, in Tank, ibid, p.40
110
HUIZINGA Johan, Homo Ludens – essai sur la fonction sociale du jeu, seconde édition, Gallimard TEL, 1951, p.15
33
34. 2-3 Quand la société légitime le jeu vidéo comme objet de
culture : l’accomplissement de la société ludique.
Insistons enfin sur un dernier point, qui selon nous, marque un élément fort de la nouvelle place
prise par le jeu dans notre société actuelle à savoir la légitimation du jeu vidéo comme produit culturel. Si
pour certains, cette avancée constitue un processus normal et prévisible comme cela a pu être le cas pour le
cinéma avant lui, nous pensons qu’il faut y voir plutôt une vraie rupture dans les mentalités et dans les
positions institutionnelles à l’égard de l’objet vidéoludique. Souvent critiqué, décrié, diabolisé même ;
stigmatisé comme la cause de nombreux maux de notre société (aliénation, troubles psychiques, pulsions
violentes et meurtrières, renfermement social etc.), le jeu vidéo est pourtant un objet de construction
sociale, porteur de valeurs, régi par des codes, source d’inspiration et de projection pour bon nombre
d’entre nous. Il est le ciment culturel et social de plusieurs générations qui partagent entre elles des goûts
communs, des mêmes objets, une même littérature, des mêmes références, les mêmes aspirations et les
mêmes envies, en somme une même vision du monde.
2-3-1 Le jeu vidéo : un objet légitimé
Bien qu’il reste encore critiqué aujourd’hui, le jeu vidéo s’est vu largement légitimé dans les médias,
la littérature et l’opinion publique en générale depuis une dizaine d’années. Prenons comme preuves les
nombreux extraits de presse et de littérature qu’ont recueillis les chercheurs Tony Fortin et Laurent Trémel
dans leur essai Mythologie des jeux vidéo. Dans cet ouvrage, les auteurs accordent une large place à l’analyse
et à la mise en lumière du processus de revalorisation du statut des jeux vidéo dans la société. Parmi les
nombreux exemples de textes apportés par le livre, citons par exemple cet extrait du magazine Carrefour
savoirs datant de 2006, distribué gratuitement dans la chaine de supermarché éponyme, laquelle publiait un
numéro hors-série destiné à présenter toute la gamme de jeux vidéo vendus dans les magasins. Comme
l’expliquent les deux auteurs, ce document « synthétis[e] de manière remarquable les idées dans ’l’air du
temps’, destinées à légitimer le jeu vidéo ».111 Les premières lignes du texte sont explicites : « N’ayez plus
honte de votre loisir favori ! Les jeux vidéo sont passés en quelques décennies du statut peu flatteur de
divertissement pour enfants à celui de bien culturel de masse » (P.5) L’auteur du texte n’est pas avare de
formules laudatives pour valoriser le produit : « Certains jeux prennent mêmes des allures de phénomène de
société » : « il faut bien admettre […+ que les jeux vidéo deviennent un véritable vecteur de lien social » ;
« finalement, les jeux vidéo sont plus que jamais porteurs de convivialité et offrent via leur mode
111
TREMEL Laurent, FORTIN Tony, op.cit., p. 48.
34
35. multijoueurs des moments de flagrant délire et de bonne humeur ». Bref, un véritable plaidoyer à
destination d’un public de masse. Et ce processus ne concerne pas seulement l’opinion publique et les
industriels. En 2006 Patrice Martin-Lalande, parlementaire à l’origine d’un colloque sur les jeux vidéo
qualifie, lors d’une intervention à l’assemblée, les jeux vidéo de « révolution culturelle ». Des propos encore
impensables dix ans auparavant !
Nous pourrions citer de nombreux autres textes exposés par les deux chercheurs et bien d’autres
encore consultables sur le web à l’image de ce dossier de l’Humanité en date du 23 décembre 2007 qui
débute son exposé en parlant du « mythe de la dangerosité des jeux vidéo ». Il faudrait cependant nuancer
une partie de cette littérature foisonnante en observant qu’elle pourrait, dans certains cas, s’avérer être
l’œuvre de certains lobbyistes industriels qui cherchent à vendre plus leurs produits. Il faudrait également
préciser que les articles à l’encontre des jeux vidéo existent toujours, bien qu’ils se fassent plus rares ; ou
moins visibles, « noyés par tous les autres reportages qui traitent du jeu vidéo comme une activité culturelle
comme une autre »112 comme l’explique Olivier Mauco. Une méfiance persistante nourrie selon Florent
Maurin, journaliste spécialisé dans les médias ludiques et créateur d’advergames, par un manque
d’éducation des publics et notamment des enfants au jeu vidéo : « il faudrait commencer à comprendre qu’il
faut développer en urgence une éducation de ce qu’est le jeu vidéo. Alors, bien sûr, je ne dis pas de faire des
cours sur le jeu vidéo, je dis juste qu’il faudrait interpeller les enfants pour les aider à construire un regard
critique autour de leurs pratiques »113
Bien qu’il reste beaucoup à faire, il n’en reste pas moins que tous ces exemples témoignent, selon
nous, d’un véritable changement d’opinion et de mentalités dans notre société contemporaine. Désormais le
jeu vidéo semble avoir trouvé sa place dans notre société.
2-3-2 Le jeu vidéo : un objet culturel
Le second temps de ce processus de légitimation du jeu vidéo est son accession nouvelle au statut
d’objet culturel. La récente exposition Game Story entièrement consacrée aux jeux vidéo au Grand Palais (de
novembre 2011 à Janvier 2012) et ses 57 000 visiteurs114 en est sûrement le meilleur exemple.
Comme l’expliquent très bien les chercheurs Sébastien Genvo et Boris Solinski dans un article de
l’INA qui interroge le statut d’objet culturel du jeu vidéo115 : depuis le début des années 90, de nombreuses
démarches des pouvoirs publics ont entrepris la préservation d’une mémoire collective, nécessaire à la
112
Cf. Entretien p.97
113
Cf. Entretien p.90
114
Cf. Le Mag MO5.com, 12/01/12, http://mag.mo5.com/a-la-une/16609/57000-visiteurs-pour-game-story/
115
INA Global, « Le jeu vidéo : un bien culturel ? », 03/11/2010, www.ina.fr
35
36. légitimation d’une culture vidéoludique. En France, l’instauration, dès 1992, d’un dépôt légal pour les
œuvres multimédia par la Bibliothèque nationale de France a permis aux joueurs de consulter et
d’emprunter des jeux vidéos anciens de la même façon qu’on vient emprunter un classique de la littérature.
En 1996, l’association MO5 est créée en France, avec la mission de « préserver le patrimoine informatique et
vidéoludique ». En 2008, un crédit d’impôt « Jeu vidéo » est lancé, suivi deux ans plus tard d’un fonds d’aide
(FAJV) et d’un « observatoire du jeu vidéo ». En 2009, est créé en Grande Bretagne, le projet National
Videogame Archive, avec pour mission de réunir des collections afin de constituer un musée du jeu vidéo. Et
en avril 2009, le premier musée du jeu vidéo le International Center for the History of Electronic Games ouvre
ses portes à New York. L’équivalent français, Le musée du jeu vidéo, ouvre l’année suivante sur le toit de la
grande Arche de la Défense à Paris.
Selon le chercheur Jean-Pierre Warnier, la notion d’objet culturel renvoie aux activités industrielles
qui produisent et commercialisent des discours, sons, images ou des arts116. D’autres chercheurs, tels
Gonzalo Frasca117, expliquent qu’un objet culturel est un moyen d’expression, qui peut à ce titre véhiculer de
multiples types de discours et d’émotions. Il parait ainsi difficile de ne pas attribuer au jeu vidéo le statut
d’objet culturel tant il recouvre ces deux définitions.
On pourrait enfin, pour continuer dans ce sens, rappeler les liens de proximité entre le support
vidéoludique et le cinéma à commencer par la scénarisation du discours, le séquençage de l’histoire et la
réalisation visuelle de nombreux titres de jeux vidéo. L’industrie vidéoludique a également rapidement
exploité des licences issues du monde cinématographique telles que Star Wars, E.T et bien d’autres. En
somme, à l’instar du cinéma, on a longtemps refusé au jeu vidéo la noblesse du titre d’objet culturel. Mais il
faut bien admettre qu’aujourd’hui, il est devenu un media de culture à part entière : « la référence au jeu
devient un moyen de reconnaissance et fait désormais accéder le jeu vidéo au rang de bien culturel,
imprégnant les autres produits culturels (cinéma, littérature, chanson…) » explique Boris Solinski, spécialiste
du jeu et directeur des études de l’Institut de création et d’animation numériques (ICAN). 118
Ainsi, nous avons démontré l’importance du jeu dans notre monde actuel, propulsé en grande partie
par la démocratisation massive du jeu vidéo et par l’avènement de la société de loisir de masse. Or, cette
place nouvelle faite au ludique a pris depuis quelques années une nouvelle dimension. En s’appuyant sur les
116
WARNIER Jean-Pierre, La mondialisation de la culture, La découverte, 2008. In INA Global, « Le jeu vidéo : un bien
culturel ? », 03/11/2010, www.ina.fr
117
FRASCA Gonzalo, Videogames of the oppressed – Videogames as a means for critical thinking and debate, Thèse,
2008, consultable sur http://www.ludology.org/articles/thesis/ in INA Global, « Le jeu vidéo : un bien culturel ? »,
03/11/2010, www.ina.fr
118
SOLINSKI Boris, membre de l’Observatoire des mondes numériques en sciences humaines, spécialiste du jeu et
directeur des études de l’Institut de création et d’animation numériques (ICAN), in Tank, op.cit, p.57
36