SlideShare a Scribd company logo
1 of 76
Download to read offline
1
EDITO
Au souvenir de la Commune de Paris, Louise Michel déclarait :
« On voulait tout à la fois arts, sciences, littérature, décou-
vertes, la vie flamboyait. On avait hâte de s’échapper du vieux
monde ». Ces semaines d’exception naquirent d’une soif de
liberté, d’une exigence d’égalité, de la révolte d’un peuple qui
refusait de pactiser et continuait de se battre.
Déclenchée le 18 mars 1871, la Commune fut bien plus qu’une insurrection : ce fut une
véritable démarche de transformation sociale et politique qui se mit en place, le 26 mars 1871,
avec le « manifeste du Comité des vingt arrondissements de Paris », programme qui
instaurait la séparation de l’Eglise et de l’Etat, l’égalité des salaires homme/femme et qui
était profondément décentralisateur.
Le gouvernement d’Adolphe Thiers répliqua par les armes. C’est alors que Paris entama
l’une des pages les plus douloureuses de son histoire. La guerre civile fit des milliers de
morts : combats de rue acharnés, exécutions d’otages, innombrables fusillés. En l’espace
de quelques semaines, la ville fut défigurée par les combats, les monuments détruits, Tuileries,
Hôtel de Ville et autres lieux emblématiques du pouvoir livrés délibérément aux flammes
par les derniers insurgés.
« Parmi les plus implacables lutteurs qui combattirent l’invasion et défendirent la Répu-
blique comme l’aurore de la liberté, les femmes sont en nombre », écrivait également
Louise Michel. Je souhaite insister sur le rĂ´le des femmes qui, au-delĂ  des secours ou du
ravitaillement, montèrent sur les barricades en soldats. C’est le sens de l’hommage que le
3e
arrondissement a récemment rendu à Nathalie Lemel et Elisabeth Dmitrieff, toutes deux
fondatrices de l’Union des femmes pour la défense de Paris.
La « semaine sanglante », du 21 au 28 mai, suivie d’une terrible répression, mit fin à la Com-
mune mais non à sa légende. L’idéal social et universaliste dont elle était porteuse devint
une des principales références des révolutionnaires du XXe
siècle, pour le meilleur et par-
fois pour le pire. Ce siècle nouveau doit conserver la mémoire de la Commune et continuer
de la questionner. C’est la belle ambition de cet ouvrage.
Bertrand Delanoë
Maire de Paris
Inter Commune:CHAP1_P01_P8 2/08/07 11:24 Page 1
1. Eugen WEBER
Regard d’un historien américain sur Paris au printemps 1871 .................................. Page 3
2. Jacques ROUGERIE
La ville en 1871 - Le Paris communard ........................................................................ Page 9
3. Stéphane AUDOIN-ROUZEAU
La Guerre de 1870-1871 et le siège de Paris ............................................................ Page 15
4. RĂ©my VALAT
Aux origines de la Commune - La Fédération républicaine de la Garde nationale ........ Page 19
5. Jacques ROUGERIE
De la capitulation à l’insurrection.............................................................................. Page 23
6. Alain DALÔTEL
La Commune « d’en haut » ........................................................................................ Page 29
7. Jacques ROUGERIE
L’œuvre de la Commune ............................................................................................ Page 33
8. Hollis CLAYSON
La culture et la Commune .......................................................................................... Page 37
9. Gay GULLICKSON
Les femmes et la Commune........................................................................................ Page 39
10. Robert TOMBS
La DĂ©faite de la Commune ........................................................................................ Page 43
11. Laure GODINEAU
La répression légale, la déportation, l'amnistie........................................................ Page 55
12. Danielle TARTAKOWSKI
La mémoire de la Commune ...................................................................................... Page 61
13. Robert TOMBS
Questions et controverses .......................................................................................... Page 65
Pour en savoir plus ................................................................................................ Page 70
Chronologie ............................................................................................................ Page 71
Index des principaux personnages cités .............................................. Page 75
Crédits photos .................................................................................. Page 76
SOMMAIRE
2
SOMMAIRE
Inter Commune:CHAP1_P01_P8 2/08/07 11:24 Page 2
1. Eugen WEBER
Regard d’un historien
américain sur Paris au
printemps 1871
Le samedi 18 mars 1871, Edmond de
Goncourt note dans son journal : « Ce
matin, la porteuse de pain annonce qu’on
se bat Ă  Montmartre. Je sors et ne rencontre
qu’une indifférence singulière pour ce qui
se passe lĂ -bas. La population parisienne en
a tant vu depuis six mois que rien ne semble
plus l’émouvoir. »
Dans l’après-midi, des barricades s’élèvent,
les boutiques ferment, les orateurs tiennent
des discours à propos de traîtres qu’il
convient de mettre Ă  mort, des bandes
défilent en criant « Vive la République ! »
« Je dîne aux Frères Provençaux dans l’as-
sourdissement des cris patriotiques et je suis
tout étonné, en sortant du restaurant, de
me cogner à la queue du théâtre du Palais-
Royal. »
L’indifférence, le rituel, la routine, les ba-
dauds en promenade et des manifestations
plutôt festives sont les premières réactions
à la « Révolution » qui a poussé Adolphe
Thiers, chef du nouveau gouvernement,
à décamper à Versailles pour y rejoindre
l’Assemblée de « ruraux » élue le 8 février
pour faire la paix et qui est censée restaurer
la monarchie. Pour l’heure cependant,
c’était le soulagement qui prédominait.
Les milliers de gardes nationaux campés à
l’extérieur de l’Hôtel de Ville, exhibaient
des morceaux de pain empalés sur leurs
baïonnettes. Les heures difficiles du siège
prussien étaient derrière eux : 132 journées
de files d’attente, de famine et d’explosions
d’obus. De même que le lent et douloureux
déroulement d’une existence assiégée : c’en
Ă©tait fini des cĂ´telettes de chien ou des
filets de singe, de la vue de soldats débraillés
marchant vers les remparts et de celle des
blessés revenant en boitant, des femmes
tirant des ambulances rentrant du combat
dans un bruit de ferraille, des pièces qui
tintent dans les boîtes de collecte des
aumônes destinées aux estropiés, des filles
se vendant pour un morceau de pain, des
femmes sur des marchés qui n’ont prati-
quement rien Ă  vendre, du rationnement,
du froid, de l’isolement, des fourgons
mortuaires cliquetant sur les pavés, des
ivrognes titubant dans les rues, de la marée
noire des vĂŞtements de deuil de ceux qui
pouvaient se les offrir, de la rage et de l’hu-
miliation contenues, des vives tensions de
Eugen WEBER
3
Inter Commune:CHAP1_P01_P8 2/08/07 11:24 Page 3
classes qui s’exacerbent, des cris
prémonitoires selon lesquels
« ils » sont en train de massacrer
le peuple, de la tristesse des
issues prévisibles, de l’ennui et
de l’impuissance de cinq mois
interminables.
Ce fut du moins, la première im-
pression en ce printemps enso-
leillé, lorsque la rage de la
défaite commença à décroître,
lorsque les traces de l’occupation prus-
sienne symbolique (du 1er au 3 mars) eu-
rent été effacées et que la nourriture se
remit à affluer (le vin semble n’avoir jamais
manqué). Bientôt, cependant, les tirs
d’obus reprirent – cette fois-ci de Français
sur des Français. Les tambours de jour
comme de nuit, les clairons, les appels aux
armes ; les coups de fusil retentissaient ; les
foules transformées en hordes synonymes
de danger pour les hommes et les femmes
considérés, à juste titre ou non, comme des
dupes de Versailles et pour les innocents
pris pour des espions. Peignant la Seine, ou-
blieux du monde environnant, Auguste Re-
noir se retrouva, encerclé, assailli, traîné
jusqu’à la mairie la plus proche où, reconnu
par chance, il fut libéré et put continuer à
peindre. Battus à mort ou noyés, d’autres
n’eurent pas la même chance. « La rue com-
mence à n’être plus sûre » nota Goncourt.
Bientôt, comme d’autres Parisiens, il apprit
à prendre de tels risques sans difficulté. Les
tirs, les bombardements, les manifestations
mêlés au désœuvrement au tourisme ou au
shopping, comme lorsqu’une jeune Améri-
caine, Lillie Moulton, se rendant chez
Worth, le couturier anglais de la rue de la
Paix, assista à un affrontement entre « les
Amis de l’Ordre » qui manifestaient et des
unités de la Garde nationale. Ou lorsque les
foules commencèrent à se rassembler à la
barrière de l’Etoile pour regarder les batteries
de Versailles bombarder les bastions de la
Commune. DĂ©but avril, les Parisiens (et les
touristes) apprenaient à apprécier « l’amu-
sant de cette guerre derrière des remparts ».
Le dimanche de Pâques, Goncourt note
« J’entre dans un café au bas des Champs-
Elysées et pendant que les obus tuent à la
hauteur de l’Arc de l’Etoile, des hommes,
des femmes, de l’air le plus tranquille et le
plus heureux du monde, boivent des bocks,
en entendant… une vieille violoniste. »
EugenWEBER
4
Inter Commune:CHAP1_P01_P8 2/08/07 11:24 Page 4
Beaucoup de ceux qui en avaient les
moyens avaient déserté la capitale avant le
siège prussien pour se réfugier en province
avant de revenir en février, dès que la si-
tuation sembla plus sûre. Maintenant, ils
commençaient à repartir au compte
gouttes. « Il y a au chemin de fer, beaucoup
de partants pour la province ». En quelques
semaines, cependant, Thiers commença à
serrer la vis Ă  ce Paris rebelle : les journaux
et le courrier étaient interrompus. Les dé-
placements, qui s’effectuaient normale-
ment, devinrent de plus en plus difficiles.
« Du rond-point à l’Arc », note Juliette
Adam à la mi-avril, « pas un réverbère al-
lumé, pas une fenêtre éclairée… Paris est
morne et désert, bien plus que pendant le
siège. La misère aussi y est très grande. »
Plus de cafés-concerts en plein air non plus.
Les Parisiens qui sortaient pour s’amuser
passaient leurs soirées sur les Champs-
Elysées, regardant les feux d’artifices de la
canonnade. Seul le Guignol tint jusqu’à la
mi-mai oĂą quelques chaudes alertes le per-
suadèrent de plier bagages.
Alors que les croisillons de papier fleuris-
saient sur les vitrines des boutiques afin
d’éviter les bris de verre lorsque les obus
explosaient à proximité, la Commune
constitua une compagnie aérostatique
pour transporter les courriers, les lettres, les
dépêches, comme cela avait été fait durant
le précédent siège. Dans une ville bruissante
de rumeurs, cela confirma la légende de
« guerre scientifique » que les rouges pré-
paraient : les ballons transportant des ex-
plosifs, les mines dans les Ă©gouts de Paris,
les feux grégeois... Des quantités d’histoires
sur des armes de destruction mythologique
devaient persister parmi les Versaillais et les
Communards après la fin du conflit.
Le mythe le plus tenace Ă©tait celui de la
Révolution française, particulièrement 1793
et la Convention. Comme leurs prédéces-
seurs révolutionnaires, les Communards
s’embourbèrent dans toutes sortes de
comités : comité central, comité de salut
public, comité des barricades, comité d’ar-
tillerie, comité de l’approvisionnement
militaire, comité de sécurité générale, qui
se télescopaient. Ils croulaient sous le poids
des souvenirs historiques. Comme le rappelle
l’un d’entre eux, Arthur Arnould, alors en
exil, « on arrêta parce qu’elle (la Convention)
avait arrêté. On emprisonna, parce qu’elle
avait emprisonné. On fit la loi des otages
comme elle avait fait la loi des suspects ».
Malheureusement, Paris n’avait pas été
5
Eugen WEBER
Inter Commune:CHAP1_P01_P8 2/08/07 11:24 Page 5
assiégée en 1793 : la Convention
n’avait donc aucune leçon
appropriée à léguer à ce sujet.
Comme au bon vieux temps de
Robespierre et de Saint-Just,
comme en 1830 et en 1848, tous
discouraient, se disputaient, se
chamaillaient, accusaient tout
un chacun de pusillanimité, de
manque de loyauté, de trahison.
Les théories conspiratoires fleu-
rissaient. L’un des cris de guerre favoris
« Nous sommes trahis ! », exhumé lors de
la guerre contre la Prusse, déclencha une
frénésie d’arrestations. Il y a une autre tra-
dition qu’Arnould n’a pas mentionnée : la
dénonciation. D’hommes politiques, de re-
ligieuses, de prêtres, d’informateurs suppo-
sés, de thésauriseurs, de spéculateurs, de
commerçants en gros, de bouchers, de bou-
langers, de propriétaires et de voisins de
paliers. Des espions étaient découverts sous
chaque lit, des agents provocateurs dans
chaque manifestation. Les soldats qui flan-
chaient, les dirigeants qui Ă©chouaient au
combat, étaient dénoncés comme traîtres.
Ainsi le dimanche 21 mai (« Il faisait beau et
il y avait concert aux Tuileries ») le général
Cluseret, ancien délégué à la guerre, arrêté
le 30 avril pour avoir abandonné le Fort
d’Issy alors qu’il l’avait en réalité sauvé, fut
jugé pour manquement au devoir. C’est
alors que ses juges apprirent que les Versaillais
étaient entrés dans Paris, le libérèrent et se
tournèrent vers des problèmes plus urgents.
Goncourt, qui ce même jour avait quitté sa
maison d’Auteuil pour emménager dans le
centre de Paris, vit un homme arrêté pour
avoir crié que les Versaillais étaient arrivés.
Il parcourut la ville en essayant d’en savoir
plus. « Encore une rumeur. » Désespéré, il
alla se coucher mais ne put dormir,
ouvrit sa fenĂŞtre pour entendre sonner les
cloches de l’église, les tambours et les clai-
rons appelant aux armes : « bruit sinistre
qui me remplit de joie et sonne pour Paris
l’agonie de l’odieuse tyrannie. »
Cette angoisse dura une semaine, laissant
la ville jonchée de cadavres d’hommes et de
femmes tués au combat, de prisonniers et
d’otages massacrés par les deux camps ; et
avec les ruines « d’incendies stratégiques »
que les Communards avaient déclenchés
pour retarder l’avance de leurs ennemis.
MĂŞme ainsi, il y avait des consolations. Paris
en flammes rappelait aux esthètes les
EugenWEBER
6
Inter Commune:CHAP1_P01_P8 2/08/07 11:25 Page 6
gouaches napoléoniennes des éruptions du
Vésuve. Pour ce qui est de l’Hôtel de Ville,
« la ruine est magnifique, splendide ; niches
vides, statuettes fracassées… merveille de
pittoresque à garder. »
La tuerie se poursuivit après l’arrêt des
combats, les voisins et étrangers réaffir-
mant la tradition par plus de 350 000 dé-
nonciations (399 823 selon Louise Michel) ;
et les Marat de Versailles (Alphonse Daudet
dixit) se révélant plus terribles que ceux de
l’Hôtel de Ville. Personne n’est absolument
sûr du nombre de personnes qui sont
mortes durant ces journées féroces mais la
plupart fixe ce chiffre aux alentours de
20 000 - 25 000, plus que les victimes de la
Terreur à l’époque de la Convention.
Qui lisez-vous ? Qui croirez-vous ?
Gambetta, prédisant que « Paris, si on fait
la paix dans les conditions atroces dont on
nous menace, est voué à la Révolution » ?
Maxime du Camp affirmant que les agisse-
ments de la Commune « échappent à la
politique et appartiennent exclusivement Ă 
la criminalité » ? Jules Vallès expliquant que
l’insurrection est une réaction tardive à
l’oppression des parents, de l’école, de la
pauvreté et de Louis-Napoléon ? L’épitaphe
de Goncourt : « les saignées comme celle-ci,
en tuant la partie batailleuse d’une popu-
lation ajourne d’une circonscription la nou-
velle révolution. C’est vingt ans de repos
que l’ancienne société a devant elle » ?
Ou tout ce qui précède ?
Eugène Pottier, Jean-Baptiste Clément avaient
été membres de la Commune. Tous les deux
partirent en exil. Clément nous laissa « Le
Temps des cerises » mais également « La se-
maine sanglante ». Le poème de Pottier, « L’In-
ternationale », fut mis en musique par Pierre
Degeyter et, en son temps, devint l’hymne de
la gauche révolutionnaire. Comme l’avait pré-
dit Goncourt, le conflit sociopolitique fut sus-
pendu pour un temps mais les passions
perdurèrent. Marchant dans Paris, Flaubert re-
marquait qu’ « une moitié de la population a
envie d’étrangler l’autre, qui lui porte le même
intérêt. Cela se lit clairement dans les yeux des
passants ». Et, juste pour garder en vie la vin-
dicte mutuelle, l’Assemblé nationale vota la
construction d’un monument expiatoire au
sommet de la Butte Montmartre où le soulè-
vement avait commencé. La première pierre
du Sacré Cœur fut posée deux ans plus tard,
le 15 juin 1875.
7
Eugen WEBER
Inter Commune:CHAP1_P01_P8 2/08/07 11:25 Page 7
EugenWEBER
8
Plan de Paris en 1860
Inter Commune:CHAP1_P01_P8 2/08/07 11:25 Page 8
2. Jacques ROUGERIE
La ville en 1871 –
Le Paris communard
Le Paris de 1871 est, géographiquement,
exactement celui que nous connaissons : le
Paris des vingt arrondissements. En 1860,
la vieille ville (nos dix premiers arrondisse-
ments) a annexé tout ou partie de sa ban-
lieue, les anciennes communes de Belleville,
MĂ©nilmontant, Charonne, Montmartre, les
Batignolles, Auteuil et Passy sur la rive
droite, formant les arrondissements XVI Ă 
XX ; Bercy, Ivry, Montrouge, Grenelle, Vau-
girard, rive gauche, formant les arrondisse-
ments XIII à XV. La ville a considérablement
crĂ» en population en vingt ans ; elle comp-
tait un million d’habitants en 1851 (un mil-
lion deux cent mille avec sa banlieue
proche, celle qu’on annexe en 1860), elle en
compte deux en 1870. C’est la plus grande
agglomération du pays, loin devant Marseille
ou Lyon, et la troisième du monde. Paris est
ville d’immigration : 75 % des adultes sont
nés en province. À côté de l’ouvrier parisien
de vieille souche, il y a les ouvriers récem-
ment arrivés, maçons de la Creuse, cordon-
niers de Lorraine, tailleurs de pierre de
Normandie, marchands de vin et charbon-
niers du Cantal... Le creuset parisien les a
très vite assimilés en une sorte de frater-
nelle et patriotique « nationalité » pari-
sienne, populaire et ouvrière.
Paris est alors une ville fortifiée. Une forte
muraille de 33 kilomètres, garnie de 94
bastions, percée de 17 portes (dont le nom
subsiste aux anciens terminus de lignes de
métro), a été construite de 1840 à 1845, sur
décision de Thiers, premier ministre en
1840, Ă  une Ă©poque de forte tension inter-
nationale. L’enceinte se situait à l’emplace-
ment actuel de l’espace compris entre les
boulevards des Maréchaux et le boulevard
périphérique. Elle est protégée à distance
par dix-sept « forts détachés » (dont la plu-
part subsiste encore, ainsi le Mont-Valérien).
L’enceinte a été détruite au lendemain de la
Première Guerre mondiale. La ville peut
être assiégée - elle le sera par les Prussiens
dès la mi-septembre 1870 - mais elle serait
très difficile à prendre d’assaut : ils ne l’ont
même pas tenté.
Paris, « moderne Babylone », est la ville du
luxe et des plaisirs ; mais c’est d’abord la
ville du travail. Au dernier recensement de
1866 qu’on recompose ici selon les catégories
de la nomenclature actuelle, 50% des
Parisiens vivent de l’industrie et des trans-
9
Jacques ROUGERIE
Inter Commune:CHAP2_P9_P14 2/08/07 11:14 Page 9
ports, 18 % d’activités de ser-
vices. On a dénombré 550 000
ouvriers, ouvrières et journa-
liers, 117 000 employés, 120 000
patrons, 130 000 domestiques et
concierges, pour 55 000 fonc-
tionnaires et membres de pro-
fessions libérales, 125 000 oisifs
rentiers et propriétaires, avec
leurs familles. Paris est une ville
de salariés et de dépendants.
32 % des actifs dans l’industrie
sont occupés dans le vêtement et le textile,
18 % dans le bâtiment, 15 % dans les mé-
tiers d’art et les « articles de Paris », 14 %
dans le travail des métaux et la carrosserie.
Les formes du travail sont extrĂŞmement di-
verses. Les deux tiers au moins de ceux
qu’on désigne alors comme des « patrons »
travaillent en réalité seuls ou avec un seul
ouvrier. On compte dans Paris une foule de
petits ateliers et boutiques, mais on ne peut
plus parler d’artisanat indépendant. Mai-
sons de confection et grands magasins (le
Bon Marché, le Louvre, la Belle Jardi-
nière…) font travailler en sous-traitance à
domicile la main-d’œuvre du meuble, du
vêtement, principalement féminine, de la
chaussure : Godillot est le roi du soulier Ă 
qui il a donné son nom en argot. Existent à
côté d’une foule de petits ateliers de solides
Ă©tablissements de 50, souvent 100, parfois
500 ouvriers : fabriques métallurgiques, mai-
sons d’orfèvrerie, de bronze, de papiers
peints, d’ébénisterie… Deux usines de lo-
comotives dépassent le millier d’ouvriers,
Cail Ă  Grenelle (XVe
arrondissement), Gouin
Ă  Batignolles (XVIIe
). Chaque métier a ses
lieux propres : ébénistes du faubourg Saint-
Antoine et ouvriers bronziers ou mécani-
ciens de Popincourt (les actuels XIe
et XIIe
arrondissements), tanneurs et mégissiers du
XIIIe
, métallurgistes de Grenelle et des Bati-
gnolles, carrossiers du XVIIe
, raffineurs de
sucre de La Villette et du XIIIe
, ouvriers d’art
et d’articles de Paris du IIIe
arrondissement
qui comprend le quartier bien nommé des
Arts-et-MĂ©tiers.
L'ouvrier parisien a une bonne culture : 91 %
des hommes savent lire et Ă©crire, et 80 %
des femmes. Il a l’orgueil de son métier,
source de sa dignité de travailleur. Il est vo-
lontiers actif politiquement, lit les jour-
naux, surtout d’opposition, « le Rappel »
des frères Hugo, « le Réveil » de Delescluze,
« la Marseillaise », qui rassemble des repré-
sentants de toutes les tendances de l’oppo-
sition républicaine. Il fréquente volontiers
les réunions publiques, autorisées depuis
JacquesROUGERIE
10
Inter Commune:CHAP2_P9_P14 2/08/07 11:14 Page 10
1868, où des orateurs révolutionnaires
exhortent au renversement de l’Empire,
discute dans les cabarets et boutiques de
marchands de vin - plus de 10 000 lieux pri-
vilégiés de « sociabilité » populaire. Comme
dans toutes les agglomérations industrielles
de France, de grandes grèves ont marqué
les dernières années de l’Empire : à la fin de
1869, les grèves des mégissiers (un millier
de grévistes), des doreurs sur bois, des em-
ployés des grands magasins, les « calicots »
(plus de 10 000) ; en mai et juin 1870 des
raffineurs, puis grève générale des fon-
deurs en fer. Tous les métiers ont leurs
chambres syndicales qui portent les reven-
dications ouvrières ; une chambre fédérale
des Sociétés ouvrières parisiennes (60 so-
ciétés, une cinquantaine de milliers d’adhé-
rents) s’est constituée en 1869 et s’est
étroitement liée à l’Association internatio-
nale des travailleurs (AIT), formée en 1864
avec pour slogan : « L’émancipation des tra-
vailleurs sera l’œuvre des travailleurs eux-
mêmes ». Celle-ci réunit des représentants
des « prolétariats » anglais, belge, suisse, al-
lemand, français. L’Internationale pari-
sienne quadrille, depuis le début de 1870,
les quartiers populaires de sections, une
vingtaine, réunies à leur tour, en mars, en
fédération. À la veille de la guerre, un pro-
cès est intenté à ses dirigeants : elle est dés-
armée, mais non détruite.
Cette classe ouvrière parisienne, vigou-
reuse, originale, se fond Ă©troitement en-
core dans le « Peuple », peuple laborieux
où la rejoignent salariés et exploités de
toutes sortes, employés, artisans ou bouti-
quiers, qui constituent une couche sociale
qu’on a pu nommer de « bourgeoisie
populaire ».
Depuis 1860, la condition populaire et
ouvrière s’améliore. Le mouvement des
affaires à Paris s’est accéléré avec l’Empire,
période de prospérité économique :
1,5 milliard en 1847, 3,4 en 1860, 6 milliards
en 1869. La hausse des salaires est réelle,
le travail abondant. L’ouvrier parisien n’est
pas, il n’a jamais été un « misérable ». Mais
son existence est pauvre, au mieux médiocre.
En bas de l’échelle, le journalier au travail
incertain gagne Ă  peine 2 ou 2,50 francs par
jour - l’équivalent de ce que sera pendant la
guerre la solde du garde national, marié
avec deux enfants ; en haut l’ouvrier quali-
fié du livre, du métal, peut obtenir
4 ou 5 francs. Les femmes sont payées la
moitié des hommes. En moyenne, le salarié
consacre 60 % et plus de son budget
11
Jacques ROUGERIE
Inter Commune:CHAP2_P9_P14 2/08/07 11:14 Page 11
familial Ă  sa nourriture et son
entretien, 10 Ă  15 % pour un
mauvais logement : il reste peu
de chose pour des dépenses de
vĂŞtement, rien pratiquement
pour celles de loisir.
La carte sociale de la capitale s’est modi-
fiée. Dans les quartiers centraux, le Paris de
1830 ou 1848, riches et pauvres vivaient sinon
côte à côte, du moins en proximité réelle
dans les mĂŞmes maisons, les mĂŞmes rues.
L’accroissement de la population, les dé-
molitions occasionnées par les travaux
JacquesROUGERIE
12
Cordonnier
Inter Commune:CHAP2_P9_P14 2/08/07 11:14 Page 12
d’Haussmann, la cherté des loyers, ont
contribué à chasser du Paris central le peu-
ple travailleur, le refoulant toujours plus Ă 
l’est, au nord et au sud, d’abord dans les
quartiers est du Temple et de Popincourt
(XIe
), des Quinze-Vingts et de Bel-Air (XIIe
),
puis dans la périphérie récemment an-
nexée, les antagonismes sociaux sont en
somme inscrits dans la géographie même de
la capitale : à l’ouest et au centre, la ville
des riches, beaux quartiers des Ier
, VIIe
, VIIIe
et XVIe
arrondissements ; l’enserrant
comme en une tenaille qui va du XVe
au
XVIIe
arrondissement, poussant une avan-
cée dans les Xe
et XIe
, IIIe
et IVe
arrondisse-
ments, la ville populaire, le Paris des
déshérités.
Dans les années 1830 et 1840 Paris était
considérée comme la ville des « classes dan-
gereuses », qui inquiétait les possédants ;
Haussmann parle encore d’une population
redoutable de « nomades ». C’est depuis
1789 la ville des révolutions, où se décide le
sort de la France, au mépris souvent des
opinions provinciales : prise de la Bastille,
insurrection du 10 août 1792 qui a mis fin
à la monarchie, révolution des « trois glo-
rieuses », les 28, 29, 30 juillet 1830 qui
chasse les Bourbons et installe la monarchie
« bourgeoise » de Louis-Philippe, révolu-
tion de février 1848 qui instaure la IIe
RĂ©-
publique, à son tour gravement menacée
par l’insurrection ouvrière de juin. La ville,
il est vrai, avait accepté, le coup d’état de
décembre 1851 : elle avait esquissé une
résistance républicaine qui a vu la mort du
13
Jacques ROUGERIE
Inter Commune:CHAP2_P9_P14 2/08/07 11:14 Page 13
député Baudin sur une barri-
cade du faubourg Saint-Antoine
et donné tout de même 37 %
aux « non », plus de 40 % dans
les quartiers populaires, lors du
plébiscite qui suit le coup d’état.
Toutes les insurrections et révo-
lutions depuis 1789 ont eu pour
objectif premier la prise de
l’Hôtel de Ville, siège du pouvoir
municipal : « L’Hôtel de Ville
Ă©tait Ă  Paris le lieu choisi pour la
consécration de tous les pouvoirs révolution-
naires, comme Reims fut autrefois la ville
choisie pour le couronnement des rois »,
Ă©crivait le socialiste Louis Blanc dans les an-
nées 1840. Les révolutions parisiennes ont
toutes, et la Commune n’y échappera pas,
un aspect « municipal ».
Or la ville est privée depuis 1851 de tous
droits municipaux. Elle est administrée de
rude main par deux hauts fonctionnaires,
le préfet de police, Pietri, et jusqu’en 1869,
le préfet de la Seine Haussmann, véritable
« ministre de Paris ». Elle s’affirme de plus
en plus nettement contestataire, républi-
caine. Aux élections législatives de 1869,
pour neuf sièges à pourvoir dans le dépar-
tement de la Seine, huit républicains l’em-
portent largement ; la RĂ©publique obtenait
près de 70 % des voix. Dans la circonscrip-
tion nord de Paris, du quartier des Bati-
gnolles Ă  celui de Belleville, Gambetta, qui
prĂ´ne dans un programme retentissant, le
« programme de Belleville », la République,
la séparation de l’Église et de l’État, le man-
dat impératif (qui exige que l’élu suive
fidèlement les instructions des électeurs), a
remporté un triomphe (57 % des votants),
devançant non pas un bonapartiste, mais
un républicain modéré, le vieux quarante-
huitard Carnot (31 %) soit 80 % de voix
pour la République. Lors du plébiscite de
mai 1870, Paris a dit son refus de l’Empire,
même libéralisé : 156 765 non, 110 409 oui .
Les « oui » l’ont emporté dans les beaux
quartiers, VIIIe
, XVIe
, IXe
, Ier
, souvent de peu ;
les « non » sont 77 % à Belleville, 70 % dans
les XIe
et XVIIIe
arrondissements, plus de
60 % dans les autres quartiers populaires.
On a dressé des barricades à Belleville en
juin 1869.
Mais Paris, ville de mouvement et de
progrès, n’est encore qu’un îlot républicain
dans un océan de campagnes prudentes et
conservatrices.
JacquesROUGERIE
14
Inter Commune:CHAP2_P9_P14 2/08/07 11:15 Page 14
3. Stéphane AUDOIN-ROUZEAU
La Guerre de 1870-1871
et le siège de Paris
LLaa ddééffaaiittee ffrraannççaaiissee
Début août, on apprend une série de revers
successifs de l'armée française, en Alsace et
en Lorraine. La retraite s'effectue alors
d'une part sur la ville forteresse de Metz,
où la plus grande partie de l’armée se laisse
enfermer, d'autre part à Châlons-en-
Champagne oĂą tente de se regrouper une
armée nouvelle destinée à rétablir la situa-
tion. Celle-ci s'ébranle le 21 août, mais elle
ne peut effectuer la marche vers l'est ini-
tialement prévue. Rejetée dans la cuvette
de Sedan, elle est totalement encerclée et
vaincue le 1er
septembre. Napoléon III se
constitue prisonnier.
LLaa rréévvoolluuttiioonn àà PPaarriiss eett llee GGoouuvveerr--
nneemmeenntt ddee llaa DDĂ©Ă©ffeennssee nnaattiioonnaallee..
Aux yeux des républicains, le Second Empire
a perdu toute légitimité. Le 4 septembre, se
déroule à Paris une révolution non violente
et patriotique : la République est proclamée
à l’Hôtel de Ville.
Le nouveau gouvernement républicain
prend le nom de Gouvernement de la DĂ©-
fense nationale. Très vite,
il envoie une délégation
en province, Ă  Tours,
pour y organiser la lutte
en dehors de Paris. À la
tête de la délégation de
Tours, LĂ©on Gambetta cu-
mule les fonctions de mi-
nistre de la Guerre et de
ministre de l'Intérieur. Il
se veut un nouveau Dan-
ton : Ă  ses yeux, la RĂ©pu-
blique chassera l'ennemi
15
Stéphane AUDOUIN-ROUZEAU
Annonce de l'abolition du régime impérial devant le Palais Bourbon
Inter Commune:CHAP3_P15_P18 2/08/07 11:15 Page 15
StéphaneAUDOUIN-ROUREAU
16
Article du " Journal du Peuple ", mercredi 10 août 1870 - N°14
Inter Commune:CHAP3_P15_P18 2/08/07 11:16 Page 16
du territoire comme elle l'avait fait quatre-
vingts ans auparavant Ă  Valmy, en 1792. Le
grand mythe jacobin de la « patrie en dan-
ger » joue alors à plein, dans une véritable
résurgence de l'an II.
L'effort républicain de redressement fut
considérable. La stratégie passa par la re-
constitution d'armées de type classique
grâce à de nouvelles levées d'hommes, en
visant la marche sur Paris (encerclé à partir
du 18 septembre) pour faire lever le siège,
si possible en coordination avec une sortie
de l'armée de Paris elle-même. Mais, dès la
fin novembre et le début du mois de dé-
cembre, cet espoir s'évanouit : les armées
du Nord, de Paris et de la Loire Ă©chouent en
effet successivement et la délégation doit
quitter Tours pour Bordeaux. En janvier,
l'effondrement militaire est patent.
LLee ssiièèggee ddee PPaarriiss ((1199 sseepptteemmbbrree --
2288 jjaannvviieerr 11887711))
La population parisienne, quant Ă  elle, s'est
inscrite d'emblée dans le camp de la résis-
tance à l’ennemi. Jusqu'à la fin du siège,
l’idée d'un gigantesque sacrifice de la po-
pulation parisienne, préférable à toute red-
dition, imprègne le discours du mouvement
populaire parisien. Ce bellicisme du mou-
vement révolutionnaire s'adosse à la réso-
lution d'ensemble de la population
parisienne. Celle-ci
n'a pas faibli, malgré
les souffrances du
siège, particulière-
ment cruelles dans les
deux derniers mois
(faim et froid, sur-
tout). Au contraire,
les privations sem-
blent avoir exacerbé
le désir de combattre,
la détermination pa-
triotique de la popu-La queue devant une boucherie pendant le siège
Stéphane AUDOUIN-ROUZEAU
17
Inter Commune:CHAP3_P15_P18 2/08/07 11:16 Page 17
StéphaneAUDOUIN-ROUREAU
18
lation n'ayant fléchi à aucun
moment. La détermination des
milieux populaires est ainsi lar-
gement partagée par les classes
moyennes et par la bourgeoisie,
mĂŞme politiquement conserva-
trices. Ce patriotisme parisien,
de type essentiellement défen-
sif, s'adosse Ă  une foi naĂŻve dans
la victoire, qui reste parfois in-
tacte jusqu'à la fin du siège chez
les plus optimistes : il s'agit de
« tenir bon », car Paris ne peut être pris
d'assaut ; il faut garder confiance dans une
rupture possible de l'encerclement ; Ă  l'ex-
trĂŞme gauche, on affirme mĂŞme sa foi dans
la « sortie torrentielle » de toute la popu-
lation en armes.
Ces espoirs sont ruinés en janvier 1871.
Paris est bombardée depuis le 5 janvier. La
dernière sortie de l'armée de Paris, qui
essaie d’avancer dans la direction du quar-
tier général allemand à Versailles, échoue
le 19 janvier à Buzenval. L'exaspération de
l'extrĂŞme gauche face Ă  la conduite de la
guerre se manifestera de nouveau le 22,
quand une manifestation des gardes natio-
naux en armes finit en fusillade sur la place
de l’Hôtel de Ville. Des dizaines de morts et
de blessés marquent alors la profondeur du
fossé entre les partisans de la guerre révo-
lutionnaire et les républicains modérés du
gouvernement, désormais fermement
convaincus de la nécessité d'arrêter le
conflit.
Le 28 janvier, Paris capitule et un armistice
de vingt et un jours est signé. Dans l'armée,
un sentiment de honte domine, associé à
l'idée d'une longue lutte menée en pure
perte. Du côté de la population civile, les
rapports de police parlent de la « douleur »
des quartiers populaires, mais signalent la
faiblesse des réactions de « révolte ».
Certes, l'indignation s'exprime dans tous les
milieux, mais partout c'est la résignation
qui, dans un premier temps, l'emporte.
Dans un premier temps seulement : tout se
passe en effet comme si le traumatisme de
l'armistice avait diffusé ses effets de ma-
nière différée, dans le courant du mois de
février. L'insurrection communaliste du 18
mars procèdera directement de cet effet en
retour de la capitulation parisienne, du
traumatisme patriotique provoqué par la
défaite française.
Inter Commune:CHAP3_P15_P18 2/08/07 11:16 Page 18
4. RĂ©my VALAT
Aux origines de la
Commune – La Fédé-
ration républicaine de
la Garde nationale
La Garde nationale est une force publique
intimement liée aux processus révolution-
naires qui ont secoué Paris et la province de
1789 Ă  1871. Son poids politique
et symbolique est très fort. Le
droit d’inscription dans ses rangs
est, au mĂŞme titre que le droit de
vote, considéré comme un signe
de l’appartenance au corps social
des citoyens. À l’exception de
courtes phases de démocratisa-
tion de la milice citoyenne, en
1793, 1848 et 1871, l’accès aux in-
dividus les moins fortunés est, soit
interdit, soit entravé par l’obliga-
tion de fournir l’équipement in-
dividuel (et onéreux) pour le
service. En revanche, l’engage-
ment massif dans la Garde natio-
nale correspond toujours Ă  une
période de crise politique, parfois
accompagnée d’une guerre
étrangère ; un lien mécanique
existe entre l’accroissement des effectifs de
la milice et le processus révolutionnaire.
Malgré le potentiel insurrectionnel qu’elle
représente, la Garde nationale a été conser-
vée par les régimes successifs, même les
plus autoritaires. L’institution est représen-
tative des aspirations du peuple ; elle est
historiquement associée à la création de
l’identité nationale, lors de la fête de la Fé-
dération, qui a réuni 14 000 gardes venus en
19
RĂ©my VALAT
Type d'officier de la Commune, par Daniel Vierge
Inter Commune:CHAP4_P19_P22 1/08/07 16:54 Page 19
délégation de l’ensemble de la
province apporter leur soutien
Ă  la Constituante, le 14 juillet
1790.
La participation des bataillons
de gardes nationaux Ă  une
insurrection est synonyme de
révolution ! Par conséquent, la
plupart des bataillons de gardes
nationaux ont été dissous par
Louis - Napoléon Bonaparte (dé-
cret du 11 janvier 1852). En 1870 ne subsis-
tent que les 60 bataillons du département
de la Seine, le recrutement est très sélectif.
Les gardes sont admis de 25 Ă  50 ans, les
compagnies ne sont constituées que dans
les quartiers les moins politiquement ou
socialement revendicatifs, et le corps des
officiers assure sa promotion par la coopta-
tion.
La déclaration de guerre et les revers
militaires ont nécessité une levée en masse,
la mobilisation de toutes les Gardes
nationales du pays le 12 août 1870. Dès la
proclamation de la RĂ©publique, la Garde
parisienne se radicalise. A cette date sont
institués les conseils de famille, comités de
secours mutuels dans chaque bataillon, le
versement d’une in-
demnité journalière
de 1,50 franc, l’élec-
tion des officiers et
la constitution de
254 bataillons re-
groupant environ
300 000 hommes. La
Garde participe Ă  la
défense de la cité et
aux tentatives de
sortie, toutes sol-
dées par un échec.
Elle joue aussi un rĂ´le
politique : les réu-
nions des conseils de
familles et comités
de bataillons (qui sont des structures infor-
melles) servent de relais informationnels. La
Garde joue un rôle important dans l’éco-
nomie de guerre parisienne (paiement de
la solde, fournitures…), elle se forge une
identité républicaine, organise les souscrip-
tions pour la fonte de canons et participe Ă 
la vie politique.
En janvier, les bataillons s’agitent. Le 27,
des pétitions circulent, des réunions se
tiennent dans les arrondissements cen-
traux. Après l’armistice, les comités de
RĂ©myVALAT
20
Inter Commune:CHAP4_P19_P22 1/08/07 16:54 Page 20
gardes nationaux
participent active-
ment Ă  la cam-
pagne pour les
élections du 8 fé-
vrier, organisant
des réunions pour
la défense de la
RĂ©publique. RĂ©u-
nionsconfusesmais
le succès est cer-
tain. Un comité
d’initiative est
chargé de structu-
rer le programme
et l’action du co-
mité électoral. Le
résultat des élections à l’Assemblée nationale
(qui donnent une forte majorité monar-
chiste) donne au mouvement républicain
une tournure contestataire. Le 15 février
1871 se tient une assemblée générale dans
une salle de bal, 16 rue de la Douane (le
Tivoli-Vauxhall) où sont présents tous les
délégués de bataillons à l’exception de ceux
des Ier
et IIe
arrondissements. L’assemblée
demande à l’unanimité le maintien de la
Garde nationale en arme dans la capitale.
Une commission provisoire est chargée de la
rédaction des statuts de la Fédération.
Une seconde réunion de délégués représen-
tant 200 bataillons a lieu le 24 février. Deux
motions sont adoptées : le refus du désar-
mement de la Garde et l’opposition à l’en-
trée des Prussiens dans Paris. Du 24 février au
2 mars 1871, le comité provisoire devient le
foyer d’une contestation populaire crois-
sante. Les canons de la Garde, dont les
clauses de l’armistice prévoient la remise aux
Prussiens, sont mis en lieu sûr en son nom
(sur la Butte Montmartre et Ă  Belleville). Le
comité organise un cordon de protection
autour du secteur d’occupation allemand,
lors de la brève et symbolique entrée
de l’armée ennemie dans le quartier
des Champs-Elysées, le 1er
mars 1871. Entre le
1er
et le 3 mars sont adoptés les statuts défi-
nitifs de la Fédération républicaine de la
Garde nationale : le comité provisoire de-
vient le comité central et la Garde nationale
se dote Ă  tous les niveaux de son organisa-
tion (compagnies, bataillons, arrondisse-
ments) de structures fédératives. Cette
Fédération, et ses adhérents, « les Fédérés »,
deviennent le symbole et l’incarnation
du républicanisme patriotique et frondeur
du peuple parisien. Pour les conserva-
teurs, ils représentent une menace de
révolution qu’il faudra tôt ou tard
neutraliser.
RĂ©my VALAT
21
Inter Commune:CHAP4_P19_P22 1/08/07 16:54 Page 21
RĂ©myVALAT
22
Inter Commune:CHAP4_P19_P22 1/08/07 16:54 Page 22
5. Jacques ROUGERIE
De la capitulation Ă 
l’insurrection
Janvier 1871 : la France est vaincue ; on ne
peut que conclure la paix, aux conditions
sévères de l’ennemi. Seul un gouvernement
régulier - Bismarck, chancelier du nouvel
empire allemand, l’avait exigé - pouvait le
faire. En hâte, on procéda le 8 février à
l’élection d’une Assemblée nationale. Dans
les campagnes lasses de l’effort militaire,
(la France est rurale à 70 %), l’opinion se
résigne facilement à la paix. Soumis de
surcroît à l’influence de notables conserva-
teurs, les « ruraux » craignaient l’instaura-
tion d’une République « rouge », de
« partageux », imposée par les villes. Celles-
ci, grandes et moyennes, ont voté majori-
tairement pour la RĂ©publique. Au premier
rang Paris : ses 290 000 électeurs ont dési-
gné 36 députés républicains pour 43 sièges
à pourvoir, plaçant en tête, avec plus de
60 % des voix, le vieux quarant’huitard
Louis Blanc, Victor Hugo, proscrit de
23
Jacques ROUGERIE
Le vote de Paris en février 1871
Inter Commune:CHAP5_P23_P28 2/08/07 11:17 Page 23
l’Empire, le patriote Gambetta,
quand Adolphe Thiers, ténor
des libéraux, n’en obtient que
32 %, essentiellement dans les
beaux quartiers de l’ouest.
L’Assemblée, qui s’installe
d’abord à Bordeaux, compte
une majorité d’au moins 400
monarchistes, pour Ă  peine 150
républicains, dont une quaran-
taine de radicaux gambettistes,
et quelque 80 libéraux indécis. Elle désigne le
17 février Thiers, 73 ans, comme chef du
pouvoir exécutif, président du Conseil des
ministres. C’est lui qui négocie, à Versailles où
est l’état-major allemand, et accepte le 26
février les conditions préliminaires d’une
paix humiliante : cession de l’Alsace et du
nord de la Lorraine, indemnité de guerre
de 5 milliards de francs or (l’équivalent d’un
trimestre de revenu national). L’Assemblée
les ratifie le 1er mars par 546 voix contre 107.
Le conflit ne tarde pas Ă  Ă©clater entre
Bordeaux et Paris, qui ne se résigne pas à
accepter une paix désastreuse. Bien que, le
10 mars, les partis à l’Assemblée aient choisi
de suspendre toute décision sur la nature
du futur régime, la capitale a tout lieu de
craindre que la majorité monarchiste ne
médite une restauration.
JacquesROUGERIE
24
Ratification des préliminaires de paix par l'Assemblée
Inter Commune:CHAP5_P23_P28 2/08/07 11:17 Page 24
Paris a la fièvre depuis l’armistice. Pendant
toute une semaine, du 24 février jour anni-
versaire de la proclamation de la IIe RĂ©pu-
blique au 2 mars, 130 bataillons, plus de la
moitié de la Garde nationale, manifestent
place de la Bastille leur fidélité à la Répu-
blique. Les statuts de la Fédération de
la Garde, constituée le 15 mars affirment
hautement que « la République est le seul
gouvernement possible ».
Pendant ce temps, l’Assemblée a pris deux
décisions redoutables. Elle met fin aux mo-
ratoires de paiement des loyers et surtout
des effets de commerce, décidés au début
de la guerre, ce qui ne peut manquer de
provoquer une grave crise Ă©conomique
dans la capitale. Elle supprime la solde de
trente sous, seule ressource des gardes na-
tionaux du Paris populaire sans travail.
Une totale confusion règne : militaire - il
faut démobiliser, renvoyer dans leurs foyers
les 430 000 hommes de l’armée de Paris - et
civile. Jules Ferry, qui fait fonction depuis
novembre 1870 de maire provisoire de la
ville, n’a plus d’autorité sur les arrondisse-
ments populaires. Des bataillons de la
garde s’emparent çà et là de dépôts
d’armes et de munitions. Et surtout, la
Garde a conservé 471 pièces de canons et
mitrailleuses, dont 171 ont été hissés au
sommet de la Butte Montmartre. Pourtant,
nul, à Paris, ne paraît songer à ce moment
Ă  une guerre civile.
Ce qui va se passer le 18 mars n’a rien d’une
insurrection révolutionnaire, comme Paris
25
Jacques ROUGERIE
La colonne de Juillet pavoisée
Le parc d'artillerie de la Butte Montmartre
Inter Commune:CHAP5_P23_P28 2/08/07 11:17 Page 25
en a connu en juillet 1830 ou en
février 1848. Alors même qu’on
négociait la restitution des ca-
nons, le gouvernement tente un
coup de force. TĂ´t le matin de ce
jour, 4 000 hommes sous les or-
dres du général Lecomte s’em-
parent de la Butte Montmartre,
6 000 occupent Belleville et le
point stratégique qu’est la place
de la Bastille. C’est compter sans
Paris qui a tout lieu de croire Ă 
un coup d’état monarchiste. À Montmartre,
une foule populaire, des femmes, Louise
Michel en tête, des gardes nationaux hâti-
vement rassemblés font face aux troupes
qui mettent la crosse en l’air. La rébellion
gagne de proche en proche d’abord les
quartiers populaires de rive gauche puis de
tout l’est et le nord de Paris.
Dans l’après-midi, le général
Lecomte est fusillé sommaire-
ment ; avec lui, le général
Clément Thomas, ancien com-
mandant de la Garde natio-
nale, pris par surprise au bas de
la Butte : un sang qu’il faudra
venger. Sans rencontrer de ré-
sistance réelle, quelques ba-
taillons s’emparent de l’Hôtel
de Ville où le Comité central de la Garde,
qui pourtant n’a rien dirigé dans cette jour-
née insurrectionnelle, s’installe, ne sachant
trop que faire, dans une situation inattendue.
Après bien des tergiversations - la Garde
nationale ne devrait-elle pas marcher sans
désemparer sur Versailles ? –, le Comité
choisit de faire procéder à des élections mu-
nicipales qui rendent Ă  la capitale les droits
politiques locaux dont l’avait privé l’Em-
26
JacquesROUGERIE
Les corps des généraux Lecomte et Thomas
Retraite aux lampions le soir du vote
Inter Commune:CHAP5_P23_P28 2/08/07 11:17 Page 26
pire. Il demandait pour les organiser l’aide
et la garantie des représentants de Paris,
maires d’arrondissements, députés, tous
bons républicains, mais profondément in-
quiets de la situation insurrectionnelle dans
laquelle Paris se plaçait, face à une Assem-
blée nationale monarchiste mais légitime,
élue régulièrement au suffrage universel.
Après une semaine de discussions, une par-
tie seulement de ces députés et maires don-
nait son aval à l’élection d’une municipalité
parisienne que beaucoup désignent déjà
comme une « Commune », rappelant le
souvenir de la Commune révolutionnaire
qui avait brisé la royauté le 10 août 1792.
On procéda aux élections le 26 mars. Il n’y
eut que 227 000 votants : plus de la moitié
des électeurs s’étaient abstenus ; 180 ou
190 000 seulement, principalement dans les
quartiers nord et est de la capitale, s’étaient
prononcés pour des listes réellement « com-
munalistes » et révolutionnaires. Dans le
centre et l’ouest bourgeois, les électeurs
avaient désigné des républicains modérés
ou n’étaient pas allés aux urnes. Ces élec-
tions, en réalité indécises, installaient à
l’Hôtel de Ville une majorité révolution-
naire d’une soixantaine de membres, vingt-
et-un élus modérés ayant démissionné
quand l’Assemblée municipale, dès sa pre-
mière séance le 29 mars, décida de prendre
le nom de « Commune de Paris » : on pro-
cédera en avril à des élections complémen-
taires pour lesquelles Ă  peine 30 % des
électeurs se déplacèrent. Quarante-quatre
élus ouvriers ou employés, douze journa-
listes d’extrême gauche, une douzaine
d’avocats, d’artistes, régnaient sur un Paris
qui se considérait désormais comme « ville
libre ».
27
Jacques ROUGERIE
Chef communard, par Daniel Vierge
Inter Commune:CHAP5_P23_P28 2/08/07 11:18 Page 27
JacquesROUGERIE
28
Inter Commune:CHAP5_P23_P28 2/08/07 11:18 Page 28
6. Alain DALÔTEL
La Commune
« d’en haut »
La nouvelle commune de Paris doit se gou-
verner. Une commission exécutive est dési-
gnée, et ses différentes commissions
ressemblent à de petits ministères qui s’ins-
tallent d’ailleurs dans les locaux de l’État.
Rien que de très classique ; si l’on prend
l’exemple de la Commission de la Guerre,
on s’aperçoit qu’elle fonctionne avec ses
chefs militaires de façon tout à fait tradi-
tionnelle. Si la conscription est abolie, elle
est bientôt remplacée par le service obliga-
toire dans la Garde nationale pour les
hommes de 19 à 40 ans, mariés ou non.
Gustave Cluseret, ancien officier de métier
devenu général dans l’armée américaine
pendant la guerre de sécession puis révolu-
tionnaire international, nommé délégué à
la Guerre en avril, jaloux de son autorité,
réinstaurera les conseils de guerre contre
les Fédérés, décidément trop remuants et
peu disciplinés.
L’Etat existe toujours, même s’il y a un
changement de personnel et un esprit de
réforme. Ce n’est pas parce que les blan-
quistes ont appelé la Préfecture de police,
« ex-préfecture de police », qu’elle a dis-
paru. De mĂŞme pour la magistrature dite
« révolutionnaire », qui fonctionne d’une
manière classique. Une autre commission
a fait l’objet de critiques, la Délégation des
Relations extérieures. Pascal Grousset y
règle tout d’abord la question des rapports
avec la Prusse, puissance occupante, trop
puissante pour qu’on l’affronte. Le statu
quo obtenu par le Comité central est re-
conduit. Le gouvernement de Versailles
s’en servira plus tard contre la Commune.
Reste le problème des relations avec les au-
tres villes de France. Les communes éphé-
mères de Marseille et de Narbonne
vaincues, des appels aux provinces sont lan-
cés. Mais ils ne sont pas suivis.
Le bilan du fonctionnement des commis-
sions n’est pourtant pas négatif. Celle des
Services publics a remis en marche l’admi-
nistration de la capitale désertée par les
fonctionnaires. Celle des Finances, sous la
direction du très légaliste Francis Jourde, a
rempli son rôle avec une grande modéra-
tion. La délégation à l’Enseignement avec
Edouard Vaillant, au nom de la séparation
de l’Eglise et de l’Etat, a commencé de met-
29
Alain DALÔTEL
Inter Commune:CHAP6_P29_P32 1/08/07 16:57 Page 29
tre en pratique une Ă©ducation
d’avant-garde, avec la collabo-
ration de femmes aux idées
avancées comme André Léo
(LĂ©odile Champseix).
C’est en avril que la crise com-
mence vraiment. Les Ă©lections
complémentaires du 16 avril
sont un Ă©chec et surtout on note
un comportement rebelle dans
les légions de la Garde natio-
nale, travaillées par les sous-comités d’ar-
rondissements qui mettent en place des
clubs où la critique des « écharpiers » et des
« galonnés » est quotidienne. Pour pallier
la dégradation de la situation militaire, une
majorité de membres de la Commune met
en place un Comité de salut public censé ré-
soudre la crise. Politiquement, elle ne fait
que s’aggraver, les élus se divisant en parti-
sans d’un pouvoir fort et une minorité op-
posée à la « dictature » du Comité de salut
public. En réalité, le « pouvoir communal »,
malgré les velléités de quelques personna-
lités, reste faible. Cette assemblée commu-
naliste, formée d’hommes généreux,
dévoués à la cause populaire, ne s’est pas
toujours montrée à la hauteur de sa lourde
tâche. Souvent jeunes, sans expérience du
pouvoir, obligés d’improviser un gouverne-
ment au milieu d’une crise politique, ses
membres sont exténués par de multiples
responsabilités. Le journaliste Arthur Arnould,
membre de la Commune écrit : « Nous étions
surmenés de travail, accablés de fatigue,
n’ayant pas à nous une minute de repos, un
instant où la réflexion calme put se pro-
duire et exercer son influence salutaire… Je
ne me rappelle pas m’être déshabillé, cou-
ché, dix fois dans ces deux mois ». La lecture
des procès-verbaux des séances de l’assem-
blée communale est parfois surprenante :
on y discute dans le vide sur des questions
de détail et le formalisme « institutionnel »
prend le dessus sur les nécessités de la si-
tuation, et surtout sur le fond, la question
sociale. Ces hommes ont été élus pour met-
tre en œuvre la révolution, mais, comme
cela est fréquent, une fois au pouvoir, la
plupart oublient leur mandat. On est
étonné de trouver des orateurs qui défen-
dent le principe de la propriété. Le respec-
table doyen du Conseil communal, Charles
Beslay, a même protégé la Banque de
France, plusieurs fois menacée par les fédérés.
Quelques-uns comme Augustin Avrial, Ă©lu
du XIe
arrondissement, et surtout Léo Fränkel,
Ă©lu du XIIIe
, sauront rappeler leur devoir Ă 
AlainDATÔTEL
30
Inter Commune:CHAP6_P29_P32 1/08/07 16:57 Page 30
leurs collègues. Ce dernier, le 12 mai,
presque à la fin de la Commune, déclare
hautement : « la Révolution du 18 mars a
été faite exclusivement par la classe
ouvrière. Si nous ne faisons rien pour cette
classe, nous qui avons pour principe l’éga-
lité sociale, je ne vois pas la raison d’être
de la Commune. »
LLaa ppaarrtt dduu ppeeuuppllee
L’une des caractéristiques de la Révolution
de 1871, celle qui nous interpelle le plus
aujourd’hui dans le contexte d’une certaine
rupture entre la classe politique et la
société civile, c’est l’émergence de plusieurs
instances populaires : la Garde nationale
fédérée et les sous-comités d’arrondisse-
ments, le mouvement des femmes et les
clubs. Comme s’il y avait eu une « Com-
mune d’en haut » à l’Hôtel de Ville avec les
élus, un pouvoir « légal », et une « Com-
mune d’en bas », un pouvoir populaire des
quartiers. Une situation tendue qui s’ex-
plique par la lutte des classes, au sens large
du terme, qui déchire le camp communard.
LLeess cclluubbss rroouuggeess
Les clubs populaires de 1871 ont été l’une
des cibles principales du discours versaillais
lors de la répression ; ils étaient pour les
hommes de l’ordre, le mal absolu. C’est
dans ces lieux que le peuple insurgé a repris
la parole comme en 1793 et en 1848. Les
clubs avaient refleuri après le 4 septembre
1870 jusqu’au nombre d’une centaine,
contestant la faiblesse du gouvernement
de la Défense nationale. Interdits après l’in-
surrection du 22 janvier 1871, ils réappa-
raissent fin avril et s’installent dans les
églises. Pour les militants de ces assemblées,
vite dominées par l’élément féminin, il
s’agit de pousser les élus dans la voie de la
RĂ©volution. En effet, si le principe de la
Commune n’est jamais mis en cause par ces
communards mécontents, il apparaît nette-
ment qu’ils rejettent sans appel les
« chamailleries parlementaires » de l’Hôtel
de Ville. Le Club des prolétaires, qui réqui-
sitionne les Ă©glises Saint-Ambroise et
Sainte-Marguerite dans le XIe
, est un bon
exemple de ce phénomène populaire. Ses
organisateurs, travailleurs issus du sous-
comité de l’arrondissement qui a pris le pou-
voir à la mairie, s’en prennent à « la ma-
chine à étouffement de l’Hôtel de Ville ».
31
Alain DALÔTEL
Inter Commune:CHAP6_P29_P32 1/08/07 16:57 Page 31
« Majorité ou minorité, que
nous importe ! Vos personnes
sont de peu de poids dans les
balances de la Commune ! » Les
élus, « simples commis » révoca-
bles, « sont tenus de soumettre
leurs projets de décrets à la
sanction du peuple, qui leur fait
des injonctions et n’a pas à en
recevoir ».
La « République nouvelle » sera garantie
par les « soldats-citoyens ». Les clubistes,
compte tenu de la gravité de la situation,
sont certes, mobilisés par la question militaire,
mais dans leurs discours très « musclés », ils
n’en oublient pas pour autant les « reven-
dications du peuple », car ils se réclament de
la « classe du travailleur ».
Les clubs, qui réalisent donc un vrai pou-
voir populaire, sont très attachés à leur
autonomie ;
« Nous avons les maîtres en horreur
de quelque masque qu’ils osent se
couvrir (écrit un rédacteur dans le n° 2
du journal « Le Prolétaire » du 15
mai 1871) et nous n’hésiterons pas à
dévoiler leurs manœuvres, fussent-ils
ceints d’une écharpe rouge à frange
d’or. Nous ne sommes pas plus dis-
posés à subir le joug de nos égaux de
la veille que de nos tyrans d’hier. Il
faut que les exploiteurs du régime
de transition en fassent leur deuil ;
toutes les vanités, toutes les convoi-
tises, doivent être immolées sur l’au-
tel de la Commune. »
32
AlainDATÔTEL
Inter Commune:CHAP6_P29_P32 1/08/07 16:57 Page 32
7. Jacques Rougerie
L’œuvre de
la Commune
L’Assemblée communale n’a siégé et tra-
vaillé que 54 jours ; c’était bien peu pour
réaliser des réformes. Elle para donc
d’abord au plus pressé, faisant remise le
29 mars des loyers impayés pendant le
siège, prorogeant le 12 avril le moratoire
de règlement des effets de commerce que
venait d’abroger l’Assemblée. Le 6 mai, elle
décidait la restitution gratuite des objets
d’une valeur inférieure à 20 francs - linge,
matelas, meubles, petits bijoux, instru-
ments de travail - mis en gage au Mont-de-
Piété en garantie de prêts à des taux
usuraires à une clientèle populaire.
Elle prit néanmoins deux grandes mesures
de principe que la IIIe
République ne réali-
sera que bien des années plus tard : le
29 mars, abolition de la conscription par
tirage au sort et instauration du service mi-
litaire obligatoire pour tous dans la garde
nationale ; le 2 avril, séparation de l’Eglise
et de l’Etat. La commission de l’Enseigne-
ment, dirigée par Édouard Vaillant, aidée
des commissions locales d’arrondissement
procéda à la laïcisation des écoles publiques
dont beaucoup Ă©taient encore entre les
mains de religieux. L’éducation serait gra-
tuite, obligatoire et « intégrale », à la fois
de culture générale et professionnelle : « II
faut qu’un manieur d’outil puisse écrire un
livre ». Le peintre Courbet, membre de la
Commune, président d’une commission des
musées, ouvrait au peuple le Louvre, le
musée du Luxembourg, le Muséum d’his-
toire naturelle.
33
Jacques ROUGERIE
Les Communardes, caricatures de Nix
Inter Commune:CHAP7_P33_P36 1/08/07 16:59 Page 33
Dans l’immédiat, il fallait faire
vivre la ville, l’administrer, payer
la solde des gardes nationaux, et
surtout financer la défense
contre Versailles. Le délégué aux
Finances Jourde disposait de
l’argent des contributions indi-
rectes et de l’octroi. Il obtint des
avances de la Banque de France
pour 16 765 202 francs (que
Paris devra plus tard rembourser
intégralement) ; dans le même
temps, la Banque prĂŞtait 257 millions Ă  Ver-
sailles. Avec très peu d’argent, des commis-
sions municipales d’arrondissement, tantôt
nommées par la Commune, tantôt formées
sur initiative locale, assurèrent les fonctions
administratives, Ă©tat civil, organisation de
l’éducation, de l’assistance, jusqu’aux plus
humbles tâches de la voirie. Ce n’est pas la
moindre réussite de Paris insurgé : la vie
politique à bon marché.
La Commune se voulut révolution sociale.
Sa commission du Travail et de l’Echange,
dirigée par le membre hongrois de l’Inter-
nationale Frankel, ouvrier bijoutier, prépa-
rait des mesures d’organisation du travail
parisien. Les chambres syndicales des divers
métiers qui s’étaient formées à la fin de
l’Empire, souvent à l’impulsion de mem-
bres parisiens de l’Association internatio-
nale des travailleurs, créeraient des
associations ouvrières coopératives de pro-
duction qui, n’ayant pas de patron à rétri-
buer d’un profit injuste, échangeant leurs
produits à prix coûtant (« l'égal échange »),
soutenues par la banque de crédit
populaire que serait le Mont-de-Piété radi-
calement transformé, feraient une concur-
rence victorieuse aux entrepreneurs privés.
La ville leur réserverait ses commandes :
l’équipement de la Garde nationale irait
aux associations de cordonniers ou de tail-
leurs. Le 16 avril, l’assemblée communale
décréta la confiscation des ateliers aban-
donnés par leurs propriétaires en fuite ; ils
seraient remis aux associations coopératives.
Faute de temps, cette organisation révolu-
tionnaire du travail reste à l’état de projet.
En revanche Ă©taient interdites les amendes
et retenues de salaire dans les ateliers ou les
administrations. Le travail de nuit Ă©tait in-
terdit dans les boulangeries, Ă  la demande
de la chambre syndicale de la profession.
La Commune fixa le 2 avril le maximum
des traitements des fonctionnaires Ă 
JacquesROUGERIE
34
Inter Commune:CHAP7_P33_P36 1/08/07 16:59 Page 34
6 000 francs (l’équivalent d’à peu près
1 500 euros mensuels). Ses membres ne tou-
chaient qu’uneindemnitéde 15 francs par jour.
Le 19 avril dans une solennelle DĂ©claration
au Peuple français, l’assemblée communale
proposait une refonte administrative et po-
litique totale du pays. « L’unité, telle qu’elle
nous a été imposée jusqu’à ce jour par l’Em-
pire, la monarchie et le parlementarisme,
n’est que la centralisation despotique, inin-
telligente, arbitraire ou onéreuse. L’unité
politique, telle que la veut Paris, c’est
l’association volontaire de toutes les initiatives
locales ». Le pouvoir serait décentralisé à
l’extrême, par « l’autonomie de la Commune
étendue à toutes les localités de France ».
La France formerait une fédération de com-
munes libres, liées par un contrat, chacune
nommant ses fonctionnaires, organisant
son enseignement, sa police, décidant de
son budget. Les citoyens pourraient inter-
venir directement dans les affaires pu-
bliques ; leurs représentants seraient
constamment révocables. Cette forme de
démocratie participative, il vaut mieux dire
immédiate, se situait dans la tradition
mĂŞme de la Constitution montagnarde de
l’an I, de 1793, très décentralisatrice, que les
républicains de la gauche radicale tenaient
à l’époque pour un guide idéal. On se sou-
venait des apostrophes de Robespierre :
« Fuyez la manie ancienne des gouverne-
ments de vouloir trop gouverner. Laissez
aux communes, laissez aux familles, laissez
aux individus... le soin de diriger eux-
mĂŞmes leurs propres affaires en tout ce qui
ne tient point essentiellement à l’adminis-
tration générale de la République ». Ou en-
core « Le peuple est le souverain ; le
gouvernement est son ouvrage et sa pro-
priété ; les fonctionnaires publics sont ses
commis. Le peuple peut, quand il lui plaît,
changer son gouvernement et révoquer ses
mandataires ».
Ce qui était peut-être utopie s’agissant de
la France fonctionnait dans Paris, « ville
libre » qui se proposait en exemple. Dans
les clubs populaires, les multiples comités
de la Garde nationale, jusque dans les rues,
on discutait, on contestait les actes et les
décisions d’une assemblée communale
jugée trop « mollasse ». La participation po-
pulaire Ă  la politique, hommes et aussi et
peut-ĂŞtre surtout femmes, tendait Ă  deve-
nir une réalité, comme elle l’avait été un
moment dans le Paris sans-culotte de l’an II.
35
Jacques ROUGERIE
Inter Commune:CHAP7_P33_P36 1/08/07 16:59 Page 35
36
JacquesROUGERIE
Les hommes de la Commune
Inter Commune:CHAP7_P33_P36 1/08/07 17:00 Page 36
8. Hollis CLAYSON
La culture et
la Commune
Comme en 1789, en 1830 et en 1848, les ar-
tistes s’engagent dans le combat politique.
Gustave Courbet en est la figure emblé-
matique : « A notre époque où la démo-
cratie doit tout diriger, il serait illogique
que l’art, qui mène le monde, soit en retard
sur la révolution qui se déroule en ce mo-
ment en France ».
LLeess aarrttiisstteess ccoommmmuunnaarrddss..
Pendant le premier siège, avait été mise en
place une commission artistique qui avait
pour objectif la sauvegarde des musées na-
tionaux - donc la protection du patrimoine
culturel - et la réforme de l’administration
des Beaux-Arts. Elle réunissait autour de
son président Gustave Courbet, des artistes
opposés au Second Empire. En avril 1871,
47 peintres, sculpteurs et plasticiens fon-
daient la Fédération des artistes : outre
Courbet, les plus célèbres sont le sculpteur
Dalou, les peintres Millet, Corot, Daumier,
Monet. La Fédération prône une totale
liberté artistique par rapport à l’Etat ; elle
s’emploie à préparer une réforme de l’édu-
cation artistique et du marché de l’art. De
mĂŞme, les auteurs, compositeurs, drama-
turges et acteurs s’efforcent de prendre le
contrĂ´le de leur art.
LLaa gguueerrrree ddeess iimmaaggeess..
Le combat par images interposées est un
des aspects de la bataille politique de 1871.
Les caricatures « communardes » diffusées
en feuilles volantes, prolifèrent dans le
37
Hollis CLAYSON
Inter Commune:CHAP8_P37_P38 1/08/07 17:00 Page 37
contexte de liberté d’expression
qui caractérise la courte période
de la Commune. Les thèmes
principaux sont l’hostilité à
Thiers (au moins la moitié des
caricatures) et l’anticléricalisme.
Les anti-communards, de leur
côté, tournent en dérision les
théoriciens socialistes et pren-
nent pour cible privilégiée la
figure de la « pétroleuse ».
La Commune est la première révolution pho-
tographiée de l’histoire : les fédérés en uni-
forme, les barricades de la « semaine
sanglante », la destruction de la colonne
Vendôme… Les anti-communards insistent
sur les destructions : l’Hôtel de Ville, le
palais des Tuileries sont incendiés.
HollisCLAYSON
38
La statue de Napoléon à terre
Inter Commune:CHAP8_P37_P38 1/08/07 17:00 Page 38
9. Gay GULLICKSON
Les femmes et
la Commune
Comme en toute révolution, les femmes
ont pris une large part Ă  la Commune. Elles
ont été les premières à affronter les troupes
Ă  Montmartre le 18 mars. Lorsqu'elles
virent les soldats essayant de déplacer les
canons, elles les en empêchèrent, se glis-
sant entre les pièces et coupant les rênes
des chevaux, exhortèrent les soldats à met-
tre la crosse en l’air. Des femmes étaient
également présentes lorsque les généraux
Lecomte et Clément- Thomas furent exécutés.
Le calme relatif qui avait régné durant la
matinée avait disparu. Il semble qu’elles
aient joué un rôle déterminant dans la dé-
cision de les fusiller. Leur présence dans la
foule, leur participation aux scènes de liesse
qui se déroulèrent immédiatement après
prirent une grande signification pour les
opposants Ă  la Commune. Plus que les actions
des hommes, celles des femmes furent
considérées comme la preuve de l’iniquité
de l’insurrection dès le début.
Pendant l’insurrection, les femmes restèrent
pourtant reléguées aux marges de la poli-
tique. Le suffrage « universel » les excluait
du vote. Elles fabriquaient des cartouches,
des uniformes et des sacs de sable pour les
barricades. Cantinières et ambulancières
apportaient nourriture et boisson aux
défenseurs des fortifications, soignaient les
blessés, enterraient les morts. Des mili-
tantes formaient des comités de vigilance
dans les quartiers, qui demandaient Ă  la
Commune d'améliorer l'éducation des
filles, les salaires des femmes, et de créer
davantage d'emplois féminins.
39
Femme en uniforme de la Garde nationale
par Daniel Vierge
Gay GULLICKSON
Inter Commune:CHAP9_P39_P42 2/08/07 11:20 Page 39
GayGULLICKSON
40
Nombre de femmes - simples femmes du
peuple, militantes radicales - assistaient aux
débats des clubs. Beaucoup écoutaient,
quelques-unes prenaient la parole. Les
« ennemis de la révolution » étaient pour
elles les prĂŞtres, les religieuses, les
réfractaires et les riches oisifs. Elles récla-
maient des réformes sociales, des droits po-
litiques pour les femmes et notamment la
légalisation du divorce. D'autres encore in-
citaient les femmes Ă  aider Ă  la construction
des barricades voire Ă  prendre les armes.
Les femmes ne pouvaient faire partie de la
Garde nationale, elles accompagnaient les
bataillons au combat en qualité de canti-
nières et d'ambulancières. Alix Milliet-
Payen, de famille bonne républicaine,
jeune Ă©pouse d'un garde national, accom-
pagna son mari quand le bataillon de celui-
ci fut envoyé sur le front d'Issy en avril.
Campant au milieu des hommes dans un
cimetière sans tentes ni couvertures, elle
assista le docteur qui amputa un homme
blessé à la jambe. Ces femmes risquaient la
mort ou la capture, ce qui pouvait signifier
le viol aussi bien que la mort.
André Léo (nom de plume de Léodile
Champseix) était rédactrice au journal « La
Sociale ». Elle y fut l'un des critiques les plus
intelligents de la Commune. Profondément
préoccupée par l'échec d’une direction
communale qui ne parvenait ni Ă  obtenir le
soutien de la province, ni Ă  organiser une
défense vraiment efficace de Paris, et seule
pratiquement parmi les journalistes, elle
exhortait la Commune à s’appuyer bien
davantage sur les femmes. « Toutes avec
tous » - c’était le titre d’un de ses articles, -
les Parisiens pourraient faire Ă©chec Ă 
Versailles. Seuls, les hommes ne pourraient
vaincre et la révolution échouerait.
Louise Michel, une institutrice qui défen-
dait passionnément la Commune, fut une
Une séance du club des femmes dans
l'Ă©glise Saint-Germain-l'Auxerrois
Inter Commune:CHAP9_P39_P42 2/08/07 11:20 Page 40
des femmes révolutionnaires les plus célè-
bres du XIXe
siècle. Elle prenait la parole
dans des clubs animés par le Comité de vi-
gilance des femmes de Montmartre qu’elle
avait fondé, préparait un plan de réorgani-
sation de l'Ă©ducation sous la RĂ©publique.
Elle combattit avec les fédérés, aidant les
blessés sur le champ de bataille tirant même
sur l'ennemi. Elle Ă©crivit plus
tard que les hommes donnaient
l'impression d’aider les femmes
mais se contentaient au fond
des apparences. Croyant en
l'égalité des hommes et des
femmes, elle pensait qu'une ré-
volution était aussi nécessaire
dans la situation des femmes
que dans celle des travailleurs.
Faite prisonnière, elle fut
condamnée à la déportation en
Nouvelle-Calédonie.
Les femmes de la bourgeoisie,
pour leur part, faisaient fonc-
tionner les entreprises fami-
liales, en l’absence de leur mari
qui avait fui la ville pour Ă©viter
d'être enrôlé dans la Garde na-
tionale. Certaines sauvèrent
prĂŞtres et religieuses. Mais, Ă 
Versailles, des femmes insultaient les convois
de prisonniers.
Lorsque les forces de Versailles envahirent
Paris en mai, hommes et femmes se précipi-
tèrent pour renforcer et défendre les barri-
cades. Des incendies éclatèrent dans Paris :
la rumeur se répandit bientôt que c’étaient
41
Gay GULLICKSON
Anne-Marie Menan
Inter Commune:CHAP9_P39_P42 2/08/07 11:20 Page 41
des « pétroleuses » qui les avaient allumés.
C’est là une des grandes légendes de l'histoire.
Quelques femmes qui avaient été arrêtées sur
ou auprès des barricades, furent condamnées
comme telles par les conseils de guerre. Long-
temps après que les incendies furent éteints
et la paix rétablie, on continua de croire que
les pétroleuses se faufilaient dans la ville,
s'efforçant de mettre le feu aux maisons
bourgeoises.
Des femmes furent tuées au combat. D'autres
furent exécutées sommairement On ne saura
jamais combien sont mortes pendant la
« semaine sanglante ». Selon les comptes offi-
ciels, 1 051 femmes avaient été faites prison-
nières, 168 furent jugées. Le gouvernement
Ă©tait convaincu que bien davantage Ă©taient
coupables d’avoir défendu la Commune mais
n’avait pu trouver de preuves et avait dû en
libérer la plupart.
GayGULLICKSON
42
Exécution d'une "pétroleuse"
Inter Commune:CHAP9_P39_P42 2/08/07 11:20 Page 42
10. Robert TOMBS
La DĂ©faite de
la Commune
““LLeess VVeerrssaaiillllaaiiss””
Les “Versaillais”, c’était d’abord la majorité de
l’Assemblée nationale, élue le 8 février 1871. Il
lui incombait la tâche difficile de faire la paix
et d’établir un nouveau système de gouverne-
ment pour la France. Les députés se réunirent
d’abord à Bordeaux où ils choisirent comme
chef du pouvoir exécutif Adolphe Thiers.
Thiers est l’un des hommes d’Etat les plus mar-
quants et les plus controversés du XIXe
siècle.
Intelligent, ambitieux et infatigable, il com-
mence sa carrière comme journaliste d’oppo-
sition sous la Restauration, et devient ministre
du roi Louis-Philippe. Il est un des chefs de l’op-
position libérale au Second Empire. Il attaque
la politique étrangère de Napoléon III qu'il
considère comme dangereuse et s'oppose à la
guerre en 1870. La défaite de la France semble
lui donner raison, et il devient l’homme poli-
tique le plus influent du moment, chargé de
former un gouvernement. Il sous-estime la si-
tuation dangereuse Ă  Paris au mois de mars
1871, et sa décision de saisir les canons sé-
questrés pas la Garde nationale précipite l’in-
surrection. Il dirige ensuite la lutte militaire
contre la Commune. Etant centriste en poli-
tique, il arrive Ă  garder le soutien de la majo-
rité des royalistes et des républicains de
province. Sa victoire sur la Commune et sa né-
gociation de la paix avec Bismarck lui donne
un prestige énorme, et ses admirateurs lui dé-
cernent le titre de « libérateur du territoire ».
Son soutien pour une « république conser-
vatrice » contribue énormément à l’accep-
tation populaire de la Troisième
RĂ©publique. NĂ©anmoins, pour la gauche et
pour beaucoup de Parisiens, Thiers reste la
réaction personnifiée, provocateur de la
43
Robert TOMBS
Adolphe Thiers (1797-1877)
Inter Commune:CHAP10_P43_P54 1/08/07 17:03 Page 43
RobertTOMBS
44
guerre civile et responsable de
la mort ou la déportation de di-
zaines de milliers de Parisiens.
La majorité de l’Assemblée était
royaliste. Le principe d’une mo-
narchie avait de nombreux
adeptes en France, notamment
dans les régions où le catholi-
cisme était le mieux implanté.
Mais la victoire Ă©lectorale Ă©cra-
sante des royalistes en 1871 de-
vait beaucoup aux circonstances de la
défaite. Les bonapartistes, force politique
dominante en France pendant plus de vingt
ans, étaient discrédités par la débâcle mili-
taire de 1870. Les républicains étaient reje-
tés par la majorité de l’électorat en raison de
leur appui Ă  la guerre Ă  outrance : beaucoup
d’électeurs croyaient que celle-ci n’avait fait
que contribuer à rendre la défaite plus dé-
sastreuse. Les députés royalistes, dont beau-
coup étaient des propriétaires terriens et des
nobles, Ă©taient, notamment pour les masses
paysannes, les candidats de la paix.
L’Assemblée nationale, dans sa majorité,
souhaitait donc la restauration d’une mo-
narchie. Mais laquelle ? Les royalistes
étaient partagés entre légitimistes (parti-
sans de la dynastie des Bourbons renversée
en 1830) et orléanistes (partisans de la
monarchie de la maison d’Orléans chassée
par la révolution de 1848). Les premiers
voulaient en revenir à un système catho-
lique et autoritaire. Les seconds préfé-
raient une monarchie constitutionnelle
parlementaire comme en Grande-Bretagne
ou en Belgique, qui, dans la pratique,
n’était pas très éloignée d’une république
modérée. Cependant, la plupart des répu-
blicains, particulièrement à Paris, pensaient
que la RĂ©publique Ă©tait la seule forme de
gouvernement qui assure la liberté, l’éga-
lité et le progrès et ils étaient prêts à la
défendre par tous les moyens. Les conser-
vateurs de l’Assemblée montraient peu de
sympathie ou de compréhension pour les
républicains parisiens, à leurs yeux des
révolutionnaires dangereux. Avant même
que ne commence la Commune, l’Assemblée
voyait Paris avec suspicion, voire avec peur.
C’est pourquoi elle refusa de siéger au
Palais-Bourbon, choisissant de se réunir dans
l’ancien palais de Versailles, le 20 mars.
Inter Commune:CHAP10_P43_P54 1/08/07 17:03 Page 44
LLeess VVeerrssaaiillllaaiiss oonntt--iillss pprroovvooqquuéé
llee ccoonnfflliitt ??
Les partisans de la Commune ont toujours
accusé Thiers et l’Assemblée d’avoir délibé-
rément provoqué une guerre civile afin
d’avoir un prétexte pour écraser la gauche
parisienne et restaurer la monarchie. Les
actes de l’assemblée, nous l’avons vu,
Ă©taient maladroits, mĂŞme brutaux. Mais
aucune preuve ne vient étayer la thèse de
la conspiration, qui semble, dans les cir-
constances de mars 1871, improbable. Le
gouvernement était militairement très
faible. Lorsque le peuple descendit dans la
rue le 18 mars, Thiers, qui ne s’attendait pas
à rencontrer d’opposition sérieuse à Paris,
ses ministres, et ses troupes, peu nom-
breuses et désorganisées, se réfugièrent en
catastrophe à Versailles où l’Assemblée
allait se réunir. Ils y furent rejoints par des
hauts fonctionnaires, des soldats, des jour-
nalistes et des diplomates. Pour la première
fois depuis 1789, la France était gouvernée
depuis la ville royale.
VVeerrss llaa gguueerrrree cciivviillee
Durant plusieurs jours, personne n’eut une
idée claire de ce qui se passait. Beaucoup
espéraient des négociations aboutissant à
un compromis entre Paris et Versailles.
Aucun compromis n’était possible : un pro-
fond fossé politique séparait les insurgés
parisiens – tous républicains, anti-cléricaux
et souvent socialistes – et l’Assemblée à Ver-
sailles – en majorité royaliste et catholique.
La majorité des députés n’accepterait pas
que le peuple de Paris impose par la force Ă 
la France une RĂ©publique que la plupart
des Français semblaient avoir rejetée. De
leur côté, les insurgés étaient convaincus
que Paris était imprenable et que d’autres
communes allaient naître à leur tour.
De nombreux républicains modérés se
trouvaient dans une position difficile. Si
l’insurrection se poursuivait, cela pourrait
entraîner la chute de Thiers, son remplace-
ment par un gouvernement monarchiste,
peut-ĂŞtre une intervention allemande dans les
affaires françaises conduisant à la restauration
de Henri V, voire de Napoléon III. C’est pour-
quoi des républicains tels que Jules Ferry, Jules
Simon, Louis Blanc soutenaient Thiers. Les par-
tisans de la Commune Ă©taient tout Ă  fait mi-
noritaires, même parmi les républicains.
Beaucoup craignaient Paris, cette grande
ville turbulente, tellement différente des
bourgs et hameaux dans lesquels vivaient
Robert TOMBS
45
Inter Commune:CHAP10_P43_P54 1/08/07 17:03 Page 45
46
RobertTOMBS
Inter Commune:CHAP10_P43_P54 1/08/07 17:03 Page 46
la plupart des Français. Le gouvernement
de Versailles et les journaux qui le soute-
naient dressaient de Paris sous la Commune
un portrait hostile : les révolutionnaires, di-
saient-ils, étaient une minorité extrémiste -
souvent des Ă©trangers ou des criminels - qui
imposaient leur volonté par la violence et
la terreur, passaient leur temps Ă  piller et Ă 
s’enivrer. En réalité, les dirigeants de la
Commune Ă©taient pour la plupart assez
modérés dans leurs objectifs, démocrates,
idéalistes, respectueux de la liberté et de la
propriété. Le gouvernement de Thiers ras-
sembla donc autant de troupes qu’il put en
trouver, en majorité de jeunes soldats de la
province qui avaient été enrôlés pour com-
battre les Allemands.
Le premier combat eut lieu le 2 avril Ă 
Courbevoie, site actuel de La DĂ©fense,
apparemment parce que les deux parties se
soupçonnaient l’une l’autre de préparer
une attaque. Ce ne fut qu’une escar-
mouche, mais l’armée de Versailles exécuta
plusieurs prisonniers. Le lendemain 3 avril,
la Garde nationale parisienne lança une
grande opération, une marche sur Versailles.
30 à 40 000 hommes attaquèrent en trois
colonnes passant par Courbevoie, Issy et
Châtillon. Ils étaient mal organisés, mal
équipés et mal commandés. Lorsque les
troupes versaillaises ouvrirent le feu, la
plupart battirent en retraite dans le désordre.
Les Versaillais exécutèrent de nombreux
prisonniers, dont le blanquiste Emile Duval,
un des généraux de la Garde nationale
insurgée.
LLee sseeccoonndd ssiièèggee ddee PPaarriiss,, aavvrriill--mmaaii
Après ces premiers combats, il y eut une
accalmie. Aucun des deux camps n’était en
mesure de remporter une victoire rapide.
L’armée de Versailles, commandée par le
maréchal de Mac-Mahon, complétait ses
troupes et améliorait leur formation, leur
discipline et leur armement. La Commune
et le Comité central essayaient de leur côté
d’organiser une force capable de défendre
Paris. Aux premiers jours d’avril, la ville
était pratiquement sans défense : le 4 avril,
il n’y avait que 45 hommes pour tenir la
Porte de Neuilly. Mais d’importantes ré-
serves d’armes avaient été constituées pen-
dant le siège allemand, et Paris était
protégé par de solides fortifications.
Le gouvernement de Versailles, tout
comme la Commune, prenait grand soin de
ne pas s’aliéner les Allemands qui avaient
47
Robert TOMBS
Inter Commune:CHAP10_P43_P54 1/08/07 17:03 Page 47
le pouvoir, s’ils le voulaient, d’in-
tervenir et de décider de l’issue
du conflit. Les Versaillais savaient
que cela les mettrait Ă  la merci
du chancelier allemand Bis-
marck. Les communards se ren-
daient compte que les Allemands
n’avaient aucune sympathie à
l’égard de leurs objectifs révolu-
tionnaires. Les deux camps crai-
gnaient que Bismarck n’essaie
de restaurer le gouvernement
de Napoléon III. Mais les Allemands préférè-
rent se limiter Ă  une position de spectateurs.
Le 11 avril, les Versaillais Ă©taient suffisa-
mment forts pour occuper le plateau de
Châtillon, au sud de Paris. Ce fut le début
d’une longue et classique opération de
siège. On creusait des tranchées progressi-
vement de plus en plus proches des posi-
tions ennemies jusqu’à ce que des batteries
de canons puissent être placées à bout por-
tant afin d’ouvrir des brèches dans les rem-
parts de la ville. De Neuilly Ă  BicĂŞtre,
Versaillais et fédérés combattaient dans
une banlieue en ruine. Le plan versaillais
était de pénétrer dans Paris par les XVIe
et
XVe
arrondissements. Il fallait d’abord pren-
dre le fort d’Issy et c’est là qu’eurent lieu les
combats les plus acharnés pendant près
d’un mois. En 1871, Issy et Les Moulineaux
étaient de petits villages, le fort se déta-
chait sur une colline nue dans ce qui Ă©tait
un paysage encore rural. De nombreux
bataillons fédérés combattirent dans ce sec-
teur, dont le 161e
de Montmartre dans
lequel la militante socialiste Louise Michel
servait comme infirmière. À plusieurs re-
prises, la garnison du fort, fatiguée et ef-
frayée par la canonnade incessante, faillit
se rendre. Le 9 mai, les Versaillais s’aperçu-
rent que le fort avait été abandonné et
l’occupèrent.
Ils furent dès lors en mesure d’avancer au
plus près des remparts. Le 20 mai, ils se
trouvaient à quelques mètres des Portes de
Versailles, d’Auteuil et du Point du Jour. Des
centaines de canons lourds tiraient sur les
défenseurs parisiens ; les photographies
de l’époque montrent qu’une partie du
XVIe
arrondissement était en ruines. Les fé-
dérés reculèrent pour s’abriter du feu et les
remparts furent souvent laissés sans défen-
seurs. La Commune concentrait des milliers
d’hommes dans les quartiers occidentaux
de la ville, mais ils furent pris par surprise
lorsqu’un grand nombre de soldats versail-
lais escaladèrent les remparts pendant la
RobertTOMBS
48
Inter Commune:CHAP10_P43_P54 1/08/07 17:03 Page 48
nuit du 21-22 mai. Des bataillons entiers de
fédérés se rendirent sans résister ou furent
capturés, souvent pendant leur sommeil. À
l’époque, certains portèrent des accusations
de trahison, notamment contre le comman-
dant polonais des fédérés, le général Dom-
browski. Une explication plus vraisemblable
est que la Garde nationale souffrait d’un com-
mandement médiocre, et que beaucoup d’of-
ficiers et d’hommes n’avaient plus envie de se
battre.
Document :
Le Délégué de la Guerre de la Commune,
Charles Delescluze, espérait le 22 mai qu’il
parviendrait à inspirer un grand soulève-
ment populaire :
« Place au peuple, aux combattants aux bras
nus ! L’heure de la guerre révolutionnaire a
sonné. Le peuple ne connaît rien aux ma-
noeuvres savantes, mais quand il a un fusil Ă  la
main, du pavé sous les pieds, il ne craint pas
tous les stratégistes de l’école monarchiste.
Aux armes, citoyens, aux armes ! Il s’agit, vous
le savez, de vaincre ou tomber dans les mains
impitoyables des réactionnaires et des cléri-
caux de Versailles, de ces misérables qui ont,
de parti pris, livré la France aux Prussiens et qui
nous font payer la rançon de leurs trahisons ! »
Charles Delescluze, d’une famille bour-
geoise, commença sa carrière militante en
1830. En 1848, la Deuxième République le
nomma brièvement préfet du Nord. Il fut
emprisonné ou exilé plusieurs fois sous la
République et l’Empire pour des délits de
presse et pour appartenir à des sociétés
secrètes. Il fut élu à l’extrême gauche de
l’Assemblée nationale en février 1871, mais
démissionna pour rallier la Commune le 30
mars. Sa réputation lui assurait une in-
fluence considérable au sein de la Com-
mune, et on se tourna vers lui quand la
situation militaire se dégrada. Malgré son
inexpérience militaire, il devient délégué à
la Guerre le 11 mai, chargé de la défense de
Paris. Sa proclamation du 24 mai exprimait
Robert TOMBS
49
Charles Delescluze (1809-1871)
Inter Commune:CHAP10_P43_P54 1/08/07 17:04 Page 49
une confiance illimitée dans la
« levée en masse » populaire.
Cependant il se rendit rapide-
ment compte que la Commune
Ă©tait perdue, et essaya de pren-
dre contact avec les Allemands
pour arrêter l’effusion de sang ;
mais certains fédérés le soup-
çonnaient de vouloir se sauver
de Paris. En partie pour se laver
de cette accusation, il s’exposa
délibérément au feu versaillais,
et fut tué près de la place de la République
actuelle, un des rares membres de la Com-
mune qui aient trouvé la mort. Les Versail-
lais ordonnèrent que son corps soit enseveli
anonymement dans une fosse commune,
mais il fut récupéré plus tard et inhumé au
Père-Lachaise.
Une fois que les 130 000 hommes de l’ar-
mée de Versailles eurent pénétré dans la
ville, le sort de la Commune était réglé. Elle
n’avait jamais eu suffisamment d’hommes,
et les effectifs diminuaient rapidement. Il
est impossible de dire combien de fédérés
continuaient Ă  combattre : bien souvent
quelques dizaines faisaient face Ă  des cen-
taines de Versaillais. Quelques milliers
résistèrent jusqu’à la fin.
LLaa «« sseemmaaiinnee ssaannggllaannttee »»,,
2211 -- 2288 mmaaii
L’histoire des combats de rue pendant ce
que l’on a appelé la « semaine sanglante »
est l’un des grands drames de l’histoire de
la France et de Paris. Si l’on s’en tient à la vi-
sion romanesque que l’on trouve dans de
nombreux livres d’histoire, romans et
même bandes dessinées, on pourrait ima-
giner qu’il y avait une barricade dans
chaque rue et que tous les habitants –
hommes, femmes et enfants – se rassem-
blaient pour défendre leur maison et fu-
rent massacrés sur place. La réalité est
différente, bien que tout aussi émouvante.
La plupart des Parisiens n’ont pas com-
battu. Dans les arrondissements de l’ouest,
les habitants accueillirent les Versaillais
comme des libérateurs. Ceux qui avaient
soutenu la Commune se rendaient compte
qu’elle avait perdu la partie. Des milliers se
réfugièrent dans les caves des maisons. De
nombreux fédérés se débarrassèrent pru-
demment de leur uniforme et de leur fusil.
Même à Montmartre, où l’insurrection
avait commencé, il y eut peu de résistance.
Certaines célèbres histoires de combat – la
défense de la Butte aux Cailles, celle de la
place Blanche par un bataillon de femmes,
RobertTOMBS
50
Inter Commune:CHAP10_P43_P54 1/08/07 17:04 Page 50
celle du cimetière du Père-Lachaise – relèvent
largement de la légende.
Plusieurs milliers de communards combat-
tirent avec détermination, notamment
dans la moitié est de la ville où le soutien à
la Commune avait toujours été le plus fort.
À peu près 900 barricades ont été
construites, même si beaucoup d’entre
elles, dans les petites rues, n’étaient pas
défendues. Les principaux combats eurent
lieu pour défendre les positions straté-
giques où avaient été érigées de fortes
barricades armées de canons : place de
la Bastille, place du Château d’Eau
(aujourd’hui de la République) et place de
la Rotonde (de Stalingrad). À l’est de Paris,
les fédérés avaient été capables d’organiser
une défense coordonnée, sous la direction
de quelques officiers de la Garde nationale
comme les colonels Lisbonne et Brunel et
de certains membres de la Commune qui fi-
rent preuve d’une grande détermination :
parmi ceux-ci Eugène Varlin (fusillé par les
Versaillais), et Auguste Vermorel (blessé
mortellement). Mais les Versaillais, outre
leur énorme supériorité numérique, étaient
mieux organisés et mieux dirigés. Au lieu
d’attaquer les barricades de face, ils avan-
çaient en ouvrant des brèches dans les murs
des maisons voisines, et tiraient sur les fé-
dérés depuis les fenêtres. Durant toute la
semaine de combats près de cent
grandes barricades furent prises
d’assaut et quelques 3 500 soldats
versaillais furent tués ou blessés.
L’armée finit par écraser la der-
nière résistance communarde en
encerclant Belleville et MĂ©nil-
montant les 27 et 28 mai. Les der-
nières escarmouches eurent
probablement lieu faubourg du
Temple et à Belleville, près de
l’église de Ménilmontant pendant
l’après-midi du 28 mai. On consi-
dère traditionnellement que le
Robert TOMBS
51
L'incendie de l'HĂ´tel de Ville
Inter Commune:CHAP10_P43_P54 1/08/07 17:04 Page 51
tout dernier coup de feu fut tiré
dans la rue Ramponeau, Ă  Belle-
ville.
PPoouurrqquuooii llaa «« sseemmaaiinnee ssaann--
ggllaannttee »» ??
La « semaine sanglante » n’a été
ni seulement ni mĂŞme principale-
ment un combat. Ce fut une tue-
rie – l’une des plus tristement
célèbres dans l’histoire de la
France et de l’Europe du XIXe
siècle. Durant
et après les combats, des milliers de fédérés
ou de suspects furent exécutés par l’armée
versaillaise.
De nombreux fédérés furent tués dans les
combats ou fusillés sur place immédiate-
ment après leur capture. À l’époque, et pas
seulement en France, on pensait que « les
lois de la guerre » permettaient l’exécution
sommaire des rebelles pris « les armes à la
main ». Des cours martiales furent constituées
pour juger les prisonniers. Il s’agissait de pe-
tits tribunaux sommaires composés d’offi-
ciers de l’armée, de la gendarmerie, de la
police ou de la Garde nationale pro-versail-
laise. Les plus importantes siégèrent au pa-
lais du Luxembourg, au théâtre du Châtelet
et à la prison de La Roquette. Ceux qu’ils
condamnaient Ă  mort Ă©taient conduits sur
un lieu d’exécution : Jardin du Luxembourg,
caserne Lobau (derrière l’Hôtel de Ville),
cimetière du Père-Lachaise (site du "Mur
des Fédérés"). Leurs corps furent générale-
ment enterrés dans des fosses communes
dans les cimetières de la ville comme le
Père-Lachaise et Montparnasse (où se trou-
vent des monuments). Il est probable que
RobertTOMBS
52
Le Mur des Fédérés, au cimetière du Père-Lachaise
La barricade de la place Blanche
défendue par les femmes
Inter Commune:CHAP10_P43_P54 1/08/07 17:04 Page 52
plusieurs milliers de Parisiens aient été exé-
cutés de cette manière.
Comment expliquer une telle tragédie ? La
constitution des cours martiales et les exé-
cutions massives après la fin des combats
résultaient d’une décision délibérée du
haut commandement. Le gouvernement de
Versailles et Thiers en particulier ont-ils
donné l’ordre du massacre ? Il semble pro-
bable qu’il était disposé à laisser la main
libre aux généraux et à fermer les yeux sur
ce qui se passait. Il écrivit à son collègue ré-
publicain Jules Ferry, qui était troublé par
cette effusion de sang : « Pendant le combat,
nous ne pouvons rien et nous voudrions en
vain nous en mêler ». En d’autres termes, il
pensait probablement que les communards
ne méritaient pas beaucoup de sympathie,
mais il ne voulait pas que le gouvernement
soit directement impliqué.
Les Versaillais – y compris les hommes poli-
tiques, les militaires, les journalistes et les
intellectuels – étaient d’accord sur la nécessité
de punir les communards durement. Ils
croyaient mener en mĂŞme temps un combat
patriotique : selon eux, l’insurrection était
encore plus répréhensible en 1871 car elle
affaiblissait la capacité du pays à faire face
aux exigences allemandes. Les Versaillais
Ă©taient convaincus que parmi les partisans
de la Commune se trouvaient de nombreux
Ă©trangers et des criminels venus Ă  Paris
pour se livrer au pillage. Les événements de
la « semaine sanglante » accrûrent leur
colère ; des monuments publics – inclus le
Château des Tuileries, l’Hôtel de Ville (re-
construit par la suite), le Palais de Justice, le
Ministère des Finances et la Légion d’Hon-
neur - avaient été incendiés, et certains
otages (dont l’archevêque de Paris) avaient
été exécutés par les communards. En
somme, certains Versaillais décidèrent que
la défaite de la Commune leur fournissait
l’occasion d’exterminer les révolutionnaires
et d’assurer la paix et l’ordre dont la France
avait besoin. Ils voulaient saisir cette occa-
sion, déclara un officier versaillais, pour
Robert TOMBS
53
Exécutions au jardin du Luxembourg
Inter Commune:CHAP10_P43_P54 1/08/07 17:04 Page 53
« purger notre pays de toute la
racaille qui sème le deuil et la
misère partout ».
Comment identifier cette « ra-
caille » ? Les méthodes étaient
plus que sommaires. Des prison-
niers blessés dans le combat, ou
dont les mains Ă©taient noircies
de poudre, des Ă©trangers, des
femmes soupçonnées d’être des
pétroleuses, des « meneurs »,
tels que membres de la Commune ou offi-
ciers de la Garde nationale fédérée, des vic-
times d’une délation ; même ceux qui
avaient « de bien vilaines mines » , de telles
indications pouvaient suffire pour ĂŞtre ren-
voyé devant un peloton d’exécution.
La « semaine sanglante » horrifia les obser-
vateurs Ă©trangers. Le grand quotidien
britannique, « The Times », écrit que « Les
Français sont en train d’écrire la page la plus
sombre de leur propre histoire et celle du
monde entier. Les troupes versaillaises sem-
blent vouloir dépasser les communards dans
leur prodigalité de sang humain ». Certains à
gauche – le plus célèbre étant Karl Marx –
espéraient que les morts deviendraient des
martyrs, honorés par la classe ouvrière.
Quelques années plus tard, Émile Zola, dans
son roman « La Débâcle », interpréta la
« semaine sanglante » comme une crise sa-
lutaire : c’était « la partie saine de la France
… qui supprimait la partie folle » et « la na-
tion crucifiée [qui] expiait ses fautes et allait
renaître ». Il n’est pas possible de savoir de
façon certaine combien il y eut de victimes –
soit tuées au combat, soit mortes de leurs
blessures, soit tombées devant des pelotons
d’exécution. Le nombre minimum des vic-
times doit avoisiner les 12 000, mais certains
historiens ont estimé que le véritable chiffre
s’élèverait à 20 000 ou plus. Quoi qu’il en soit,
cela fait de la « semaine sanglante » le pire
exemple de violence civile en Europe entre la
Révolution française et la Révolution russe
de 1917.
RobertTOMBS
54
Ruines de l'HĂ´tel de Ville
Inter Commune:CHAP10_P43_P54 1/08/07 17:04 Page 54
11. Laure GODINEAU
La répression légale,
la déportation,
l'amnistie
Après les combats et les exécutions de la
semaine sanglante, plus de 40 000 prison-
niers furent jugés par les tribunaux mili-
taires. C'est dans les prisons et les dépôts de
Versailles, puis dans les prisons de la région
parisienne et de province et surtout dans
les forts de l'ouest et dans les pontons des
ports qu'ils attendirent leur jugement.
Le 20 juillet 1875, le général Appert, com-
mandant la subdivision de Seine-et-Oise,
présenta à l'Assemblée nationale un
« rapport d'ensemble […] sur les opérations
de la justice militaire relative Ă  l'insurrec-
tion de 1871 », bilan considéré comme
quasi définitif et quasi complet, même si
l'on continua de juger pour faits relatifs Ă 
l'insurrection après 1875, et si le rapport ne
tenait pas compte des condamnations qui
avaient eu lieu en province. Le général
Appert estimait ainsi « qu'à la date du
31 décembre 1874, l'œuvre de la répression
entreprise Ă  la suite de l'insurrection [Ă©tait]
La prison des Chantiers Ă  Versailles
Laure GODINEAU
55
Inter Commune:CHAP11_P55_P60 1/08/07 17:05 Page 55
LaureGODINEAU
56
terminée ». Les conseils de
guerre de la première division
militaire, dont le nombre avait
fortement augmenté pour faire
face à l'importance numérique
des prisonniers, avaient alors
rendu 50 559 décisions.
En tenant compte de certaines
confusions, des doubles ou triples
décisions, le « rapport Appert »
avançait ainsi un chiffre de
46 835 « individus jugés par les conseils » :
au total, il y aurait eu 23 727 ordonnances
de non-lieu, 10 137 condamnations pro-
noncées contradictoirement, 3 313 pronon-
cées par contumace, 2 445 acquittements et
7 213 refus d'informer. Sur la dizaine de
milliers de condamnations prononcées de
façon contradictoire, on comptait 95
condamnations à mort (25 furent exécutées),
251 aux travaux forcés, 1 169 à la déporta-
tion dans une enceinte fortifiée, et 3 417 à
la déportation simple. S'y ajoutaient les
condamnations Ă  diverses autres peines, en
particulier Ă  la prison. Cinquante cinq en-
fants de moins de 16 ans furent envoyés en
maison de correction.
La loi du 23 mars 1872 avait fixé la Nouvelle-
Calédonie comme lieu de déportation : la
presqu'île Ducos était destinée à la dépor-
Les membres de la Commune devant le Conseil de guerre Ă  Versailles
Inter Commune:CHAP11_P55_P60 1/08/07 17:05 Page 56
A comuna de paris 1871
A comuna de paris 1871
A comuna de paris 1871
A comuna de paris 1871
A comuna de paris 1871
A comuna de paris 1871
A comuna de paris 1871
A comuna de paris 1871
A comuna de paris 1871
A comuna de paris 1871
A comuna de paris 1871
A comuna de paris 1871
A comuna de paris 1871
A comuna de paris 1871
A comuna de paris 1871
A comuna de paris 1871
A comuna de paris 1871
A comuna de paris 1871
A comuna de paris 1871
A comuna de paris 1871

More Related Content

Viewers also liked

Projet pledge d'Apocalyptica
Projet pledge d'Apocalyptica Projet pledge d'Apocalyptica
Projet pledge d'Apocalyptica
Sam'Sam Cello
 
Laurie Zeitoun PréSentation
Laurie Zeitoun   PréSentationLaurie Zeitoun   PréSentation
Laurie Zeitoun PréSentation
zlaurie
 
Baromètre Santé & Société CSA-Europ Assistance 2013 _synthèse
Baromètre Santé & Société CSA-Europ Assistance 2013 _synthèseBaromètre Santé & Société CSA-Europ Assistance 2013 _synthèse
Baromètre Santé & Société CSA-Europ Assistance 2013 _synthèse
Europ Assistance Group
 
MÓDULO 3 “CULTURA DE LA PREVENCIÓN” Clase 2 Negociación
MÓDULO 3   “CULTURA DE LA PREVENCIÓN”  Clase 2   NegociaciónMÓDULO 3   “CULTURA DE LA PREVENCIÓN”  Clase 2   Negociación
MÓDULO 3 “CULTURA DE LA PREVENCIÓN” Clase 2 Negociación
arodrig2
 
Festivaldecrisantelmos 110807205626-phpapp01
Festivaldecrisantelmos 110807205626-phpapp01Festivaldecrisantelmos 110807205626-phpapp01
Festivaldecrisantelmos 110807205626-phpapp01
David Alejandro Melo
 
Copie de site web amon bénin montage 2 bis final
Copie de site web amon bénin montage 2 bis  finalCopie de site web amon bénin montage 2 bis  final
Copie de site web amon bénin montage 2 bis final
levon&Associes
 
Alimentacion Y Nutricion
Alimentacion Y NutricionAlimentacion Y Nutricion
Alimentacion Y Nutricion
malinux08
 
Presentacion 04 05
Presentacion 04 05Presentacion 04 05
Presentacion 04 05
Conchi Allica
 
6 innovacionempresarial c
6 innovacionempresarial c6 innovacionempresarial c
6 innovacionempresarial c
Santiago Arias
 
Tecnologies de la informaciĂł i la comunicaciĂł
Tecnologies de la informaciĂł i la comunicaciĂłTecnologies de la informaciĂł i la comunicaciĂł
Tecnologies de la informaciĂł i la comunicaciĂł
phidalg2
 
Fleurieu 20130127
Fleurieu 20130127Fleurieu 20130127
Fleurieu 20130127
Michel Giraud
 
yasmina vancells marcos, B2B
yasmina vancells marcos, B2Byasmina vancells marcos, B2B
yasmina vancells marcos, B2B
Miguel Navarro
 

Viewers also liked (20)

Projet pledge d'Apocalyptica
Projet pledge d'Apocalyptica Projet pledge d'Apocalyptica
Projet pledge d'Apocalyptica
 
Laurie Zeitoun PréSentation
Laurie Zeitoun   PréSentationLaurie Zeitoun   PréSentation
Laurie Zeitoun PréSentation
 
Color
ColorColor
Color
 
Louga info 120 (1)
Louga info 120 (1)Louga info 120 (1)
Louga info 120 (1)
 
Baromètre Santé & Société CSA-Europ Assistance 2013 _synthèse
Baromètre Santé & Société CSA-Europ Assistance 2013 _synthèseBaromètre Santé & Société CSA-Europ Assistance 2013 _synthèse
Baromètre Santé & Société CSA-Europ Assistance 2013 _synthèse
 
MÓDULO 3 “CULTURA DE LA PREVENCIÓN” Clase 2 Negociación
MÓDULO 3   “CULTURA DE LA PREVENCIÓN”  Clase 2   NegociaciónMÓDULO 3   “CULTURA DE LA PREVENCIÓN”  Clase 2   Negociación
MÓDULO 3 “CULTURA DE LA PREVENCIÓN” Clase 2 Negociación
 
Festivaldecrisantelmos 110807205626-phpapp01
Festivaldecrisantelmos 110807205626-phpapp01Festivaldecrisantelmos 110807205626-phpapp01
Festivaldecrisantelmos 110807205626-phpapp01
 
Copie de site web amon bénin montage 2 bis final
Copie de site web amon bénin montage 2 bis  finalCopie de site web amon bénin montage 2 bis  final
Copie de site web amon bénin montage 2 bis final
 
Fourmis d'or Aquitaine #ANT3
Fourmis d'or Aquitaine #ANT3Fourmis d'or Aquitaine #ANT3
Fourmis d'or Aquitaine #ANT3
 
Bae - Compétence tourisme et accompagnement des OT à la mutation - eric weiss
Bae - Compétence tourisme et accompagnement des OT à la mutation - eric weissBae - Compétence tourisme et accompagnement des OT à la mutation - eric weiss
Bae - Compétence tourisme et accompagnement des OT à la mutation - eric weiss
 
444344 634152348305435000 pictures 2010
444344 634152348305435000    pictures   2010444344 634152348305435000    pictures   2010
444344 634152348305435000 pictures 2010
 
Emprender lean Startup 1
Emprender lean Startup 1Emprender lean Startup 1
Emprender lean Startup 1
 
Presentacion CMC 1Âş Bto
Presentacion CMC 1Âş BtoPresentacion CMC 1Âş Bto
Presentacion CMC 1Âş Bto
 
Alimentacion Y Nutricion
Alimentacion Y NutricionAlimentacion Y Nutricion
Alimentacion Y Nutricion
 
Presentacion 04 05
Presentacion 04 05Presentacion 04 05
Presentacion 04 05
 
6 innovacionempresarial c
6 innovacionempresarial c6 innovacionempresarial c
6 innovacionempresarial c
 
Tecnologies de la informaciĂł i la comunicaciĂł
Tecnologies de la informaciĂł i la comunicaciĂłTecnologies de la informaciĂł i la comunicaciĂł
Tecnologies de la informaciĂł i la comunicaciĂł
 
Fleurieu 20130127
Fleurieu 20130127Fleurieu 20130127
Fleurieu 20130127
 
Net etiquetas
Net etiquetasNet etiquetas
Net etiquetas
 
yasmina vancells marcos, B2B
yasmina vancells marcos, B2Byasmina vancells marcos, B2B
yasmina vancells marcos, B2B
 

Similar to A comuna de paris 1871

La franc maconnerie et la révolution francaise [ maurice talmeyr republique s...
La franc maconnerie et la révolution francaise [ maurice talmeyr republique s...La franc maconnerie et la révolution francaise [ maurice talmeyr republique s...
La franc maconnerie et la révolution francaise [ maurice talmeyr republique s...
Andre Iridium
 
Europe Au 18èMe 2007
Europe Au 18èMe 2007Europe Au 18èMe 2007
Europe Au 18èMe 2007
origene
 
Europe Au 18èMe 2008
Europe Au 18èMe 2008Europe Au 18èMe 2008
Europe Au 18èMe 2008
origene
 
La Premiere RĂ©Publique
La Premiere RĂ©PubliqueLa Premiere RĂ©Publique
La Premiere RĂ©Publique
origene
 
Festival du livre Ă  Nice
Festival du livre Ă  NiceFestival du livre Ă  Nice
Festival du livre Ă  Nice
LECREURER
 
Le Massacre De La Saint BarthéLéMy
Le Massacre De La Saint BarthéLéMyLe Massacre De La Saint BarthéLéMy
Le Massacre De La Saint BarthéLéMy
classeTICE2
 

Similar to A comuna de paris 1871 (20)

La franc maconnerie et la révolution francaise [ maurice talmeyr republique s...
La franc maconnerie et la révolution francaise [ maurice talmeyr republique s...La franc maconnerie et la révolution francaise [ maurice talmeyr republique s...
La franc maconnerie et la révolution francaise [ maurice talmeyr republique s...
 
Guerrilleros 137
Guerrilleros 137Guerrilleros 137
Guerrilleros 137
 
Jean Moulin, une vie d'engagements
Jean Moulin, une vie d'engagementsJean Moulin, une vie d'engagements
Jean Moulin, une vie d'engagements
 
Célèbre-t-on les rebelles ? L'exemple des Commémorations nationales
Célèbre-t-on les rebelles ? L'exemple des Commémorations nationalesCélèbre-t-on les rebelles ? L'exemple des Commémorations nationales
Célèbre-t-on les rebelles ? L'exemple des Commémorations nationales
 
Le realismeimpressionismenaturalismepeinture
Le realismeimpressionismenaturalismepeintureLe realismeimpressionismenaturalismepeinture
Le realismeimpressionismenaturalismepeinture
 
Labo photo 8 la fleur au fusil- 15 janv 2009 v2
Labo photo 8   la fleur au fusil- 15 janv 2009 v2Labo photo 8   la fleur au fusil- 15 janv 2009 v2
Labo photo 8 la fleur au fusil- 15 janv 2009 v2
 
1815 - 1870
1815 - 18701815 - 1870
1815 - 1870
 
SEF Notices automne 2018
SEF Notices automne 2018SEF Notices automne 2018
SEF Notices automne 2018
 
Europe Au 18èMe 2007
Europe Au 18èMe 2007Europe Au 18èMe 2007
Europe Au 18èMe 2007
 
La Commune de Paris (1871). Victoire et défaite du premier Etat socialiste
La Commune de Paris (1871). Victoire et défaite du premier Etat socialisteLa Commune de Paris (1871). Victoire et défaite du premier Etat socialiste
La Commune de Paris (1871). Victoire et défaite du premier Etat socialiste
 
[Louise michel] la commune
[Louise michel]   la commune[Louise michel]   la commune
[Louise michel] la commune
 
La Commune de Paris en images
La Commune de Paris en imagesLa Commune de Paris en images
La Commune de Paris en images
 
Europe Au 18èMe 2008
Europe Au 18èMe 2008Europe Au 18èMe 2008
Europe Au 18èMe 2008
 
Literatura Francesa del siglo XX
Literatura Francesa del siglo XXLiteratura Francesa del siglo XX
Literatura Francesa del siglo XX
 
La Premiere RĂ©Publique
La Premiere RĂ©PubliqueLa Premiere RĂ©Publique
La Premiere RĂ©Publique
 
Hda diaporama verdi et italie
Hda diaporama verdi et italieHda diaporama verdi et italie
Hda diaporama verdi et italie
 
Le passage du XIXe au XXe siècle
Le passage du XIXe au XXe siècleLe passage du XIXe au XXe siècle
Le passage du XIXe au XXe siècle
 
Le mythe de la fleur au fusil article médias et histoire
Le mythe de la fleur au fusil   article médias et histoireLe mythe de la fleur au fusil   article médias et histoire
Le mythe de la fleur au fusil article médias et histoire
 
Festival du livre Ă  Nice
Festival du livre Ă  NiceFestival du livre Ă  Nice
Festival du livre Ă  Nice
 
Le Massacre De La Saint BarthéLéMy
Le Massacre De La Saint BarthéLéMyLe Massacre De La Saint BarthéLéMy
Le Massacre De La Saint BarthéLéMy
 

A comuna de paris 1871

  • 1. 1 EDITO Au souvenir de la Commune de Paris, Louise Michel dĂ©clarait : « On voulait tout Ă  la fois arts, sciences, littĂ©rature, dĂ©cou- vertes, la vie flamboyait. On avait hâte de s’échapper du vieux monde ». Ces semaines d’exception naquirent d’une soif de libertĂ©, d’une exigence d’égalitĂ©, de la rĂ©volte d’un peuple qui refusait de pactiser et continuait de se battre. DĂ©clenchĂ©e le 18 mars 1871, la Commune fut bien plus qu’une insurrection : ce fut une vĂ©ritable dĂ©marche de transformation sociale et politique qui se mit en place, le 26 mars 1871, avec le « manifeste du ComitĂ© des vingt arrondissements de Paris », programme qui instaurait la sĂ©paration de l’Eglise et de l’Etat, l’égalitĂ© des salaires homme/femme et qui Ă©tait profondĂ©ment dĂ©centralisateur. Le gouvernement d’Adolphe Thiers rĂ©pliqua par les armes. C’est alors que Paris entama l’une des pages les plus douloureuses de son histoire. La guerre civile fit des milliers de morts : combats de rue acharnĂ©s, exĂ©cutions d’otages, innombrables fusillĂ©s. En l’espace de quelques semaines, la ville fut dĂ©figurĂ©e par les combats, les monuments dĂ©truits, Tuileries, HĂ´tel de Ville et autres lieux emblĂ©matiques du pouvoir livrĂ©s dĂ©libĂ©rĂ©ment aux flammes par les derniers insurgĂ©s. « Parmi les plus implacables lutteurs qui combattirent l’invasion et dĂ©fendirent la RĂ©pu- blique comme l’aurore de la libertĂ©, les femmes sont en nombre », Ă©crivait Ă©galement Louise Michel. Je souhaite insister sur le rĂ´le des femmes qui, au-delĂ  des secours ou du ravitaillement, montèrent sur les barricades en soldats. C’est le sens de l’hommage que le 3e arrondissement a rĂ©cemment rendu Ă  Nathalie Lemel et Elisabeth Dmitrieff, toutes deux fondatrices de l’Union des femmes pour la dĂ©fense de Paris. La « semaine sanglante », du 21 au 28 mai, suivie d’une terrible rĂ©pression, mit fin Ă  la Com- mune mais non Ă  sa lĂ©gende. L’idĂ©al social et universaliste dont elle Ă©tait porteuse devint une des principales rĂ©fĂ©rences des rĂ©volutionnaires du XXe siècle, pour le meilleur et par- fois pour le pire. Ce siècle nouveau doit conserver la mĂ©moire de la Commune et continuer de la questionner. C’est la belle ambition de cet ouvrage. Bertrand DelanoĂ« Maire de Paris Inter Commune:CHAP1_P01_P8 2/08/07 11:24 Page 1
  • 2. 1. Eugen WEBER Regard d’un historien amĂ©ricain sur Paris au printemps 1871 .................................. Page 3 2. Jacques ROUGERIE La ville en 1871 - Le Paris communard ........................................................................ Page 9 3. StĂ©phane AUDOIN-ROUZEAU La Guerre de 1870-1871 et le siège de Paris ............................................................ Page 15 4. RĂ©my VALAT Aux origines de la Commune - La FĂ©dĂ©ration rĂ©publicaine de la Garde nationale ........ Page 19 5. Jacques ROUGERIE De la capitulation Ă  l’insurrection.............................................................................. Page 23 6. Alain DALĂ”TEL La Commune « d’en haut » ........................................................................................ Page 29 7. Jacques ROUGERIE L’œuvre de la Commune ............................................................................................ Page 33 8. Hollis CLAYSON La culture et la Commune .......................................................................................... Page 37 9. Gay GULLICKSON Les femmes et la Commune........................................................................................ Page 39 10. Robert TOMBS La DĂ©faite de la Commune ........................................................................................ Page 43 11. Laure GODINEAU La rĂ©pression lĂ©gale, la dĂ©portation, l'amnistie........................................................ Page 55 12. Danielle TARTAKOWSKI La mĂ©moire de la Commune ...................................................................................... Page 61 13. Robert TOMBS Questions et controverses .......................................................................................... Page 65 Pour en savoir plus ................................................................................................ Page 70 Chronologie ............................................................................................................ Page 71 Index des principaux personnages citĂ©s .............................................. Page 75 CrĂ©dits photos .................................................................................. Page 76 SOMMAIRE 2 SOMMAIRE Inter Commune:CHAP1_P01_P8 2/08/07 11:24 Page 2
  • 3. 1. Eugen WEBER Regard d’un historien amĂ©ricain sur Paris au printemps 1871 Le samedi 18 mars 1871, Edmond de Goncourt note dans son journal : « Ce matin, la porteuse de pain annonce qu’on se bat Ă  Montmartre. Je sors et ne rencontre qu’une indiffĂ©rence singulière pour ce qui se passe lĂ -bas. La population parisienne en a tant vu depuis six mois que rien ne semble plus l’émouvoir. » Dans l’après-midi, des barricades s’élèvent, les boutiques ferment, les orateurs tiennent des discours Ă  propos de traĂ®tres qu’il convient de mettre Ă  mort, des bandes dĂ©filent en criant « Vive la RĂ©publique ! » « Je dĂ®ne aux Frères Provençaux dans l’as- sourdissement des cris patriotiques et je suis tout Ă©tonnĂ©, en sortant du restaurant, de me cogner Ă  la queue du théâtre du Palais- Royal. » L’indiffĂ©rence, le rituel, la routine, les ba- dauds en promenade et des manifestations plutĂ´t festives sont les premières rĂ©actions Ă  la « RĂ©volution » qui a poussĂ© Adolphe Thiers, chef du nouveau gouvernement, Ă  dĂ©camper Ă  Versailles pour y rejoindre l’AssemblĂ©e de « ruraux » Ă©lue le 8 fĂ©vrier pour faire la paix et qui est censĂ©e restaurer la monarchie. Pour l’heure cependant, c’était le soulagement qui prĂ©dominait. Les milliers de gardes nationaux campĂ©s Ă  l’extĂ©rieur de l’HĂ´tel de Ville, exhibaient des morceaux de pain empalĂ©s sur leurs baĂŻonnettes. Les heures difficiles du siège prussien Ă©taient derrière eux : 132 journĂ©es de files d’attente, de famine et d’explosions d’obus. De mĂŞme que le lent et douloureux dĂ©roulement d’une existence assiĂ©gĂ©e : c’en Ă©tait fini des cĂ´telettes de chien ou des filets de singe, de la vue de soldats dĂ©braillĂ©s marchant vers les remparts et de celle des blessĂ©s revenant en boitant, des femmes tirant des ambulances rentrant du combat dans un bruit de ferraille, des pièces qui tintent dans les boĂ®tes de collecte des aumĂ´nes destinĂ©es aux estropiĂ©s, des filles se vendant pour un morceau de pain, des femmes sur des marchĂ©s qui n’ont prati- quement rien Ă  vendre, du rationnement, du froid, de l’isolement, des fourgons mortuaires cliquetant sur les pavĂ©s, des ivrognes titubant dans les rues, de la marĂ©e noire des vĂŞtements de deuil de ceux qui pouvaient se les offrir, de la rage et de l’hu- miliation contenues, des vives tensions de Eugen WEBER 3 Inter Commune:CHAP1_P01_P8 2/08/07 11:24 Page 3
  • 4. classes qui s’exacerbent, des cris prĂ©monitoires selon lesquels « ils » sont en train de massacrer le peuple, de la tristesse des issues prĂ©visibles, de l’ennui et de l’impuissance de cinq mois interminables. Ce fut du moins, la première im- pression en ce printemps enso- leillĂ©, lorsque la rage de la dĂ©faite commença Ă  dĂ©croĂ®tre, lorsque les traces de l’occupation prus- sienne symbolique (du 1er au 3 mars) eu- rent Ă©tĂ© effacĂ©es et que la nourriture se remit Ă  affluer (le vin semble n’avoir jamais manquĂ©). BientĂ´t, cependant, les tirs d’obus reprirent – cette fois-ci de Français sur des Français. Les tambours de jour comme de nuit, les clairons, les appels aux armes ; les coups de fusil retentissaient ; les foules transformĂ©es en hordes synonymes de danger pour les hommes et les femmes considĂ©rĂ©s, Ă  juste titre ou non, comme des dupes de Versailles et pour les innocents pris pour des espions. Peignant la Seine, ou- blieux du monde environnant, Auguste Re- noir se retrouva, encerclĂ©, assailli, traĂ®nĂ© jusqu’à la mairie la plus proche oĂą, reconnu par chance, il fut libĂ©rĂ© et put continuer Ă  peindre. Battus Ă  mort ou noyĂ©s, d’autres n’eurent pas la mĂŞme chance. « La rue com- mence Ă  n’être plus sĂ»re » nota Goncourt. BientĂ´t, comme d’autres Parisiens, il apprit Ă  prendre de tels risques sans difficultĂ©. Les tirs, les bombardements, les manifestations mĂŞlĂ©s au dĂ©sĹ“uvrement au tourisme ou au shopping, comme lorsqu’une jeune AmĂ©ri- caine, Lillie Moulton, se rendant chez Worth, le couturier anglais de la rue de la Paix, assista Ă  un affrontement entre « les Amis de l’Ordre » qui manifestaient et des unitĂ©s de la Garde nationale. Ou lorsque les foules commencèrent Ă  se rassembler Ă  la barrière de l’Etoile pour regarder les batteries de Versailles bombarder les bastions de la Commune. DĂ©but avril, les Parisiens (et les touristes) apprenaient Ă  apprĂ©cier « l’amu- sant de cette guerre derrière des remparts ». Le dimanche de Pâques, Goncourt note « J’entre dans un cafĂ© au bas des Champs- ElysĂ©es et pendant que les obus tuent Ă  la hauteur de l’Arc de l’Etoile, des hommes, des femmes, de l’air le plus tranquille et le plus heureux du monde, boivent des bocks, en entendant… une vieille violoniste. » EugenWEBER 4 Inter Commune:CHAP1_P01_P8 2/08/07 11:24 Page 4
  • 5. Beaucoup de ceux qui en avaient les moyens avaient dĂ©sertĂ© la capitale avant le siège prussien pour se rĂ©fugier en province avant de revenir en fĂ©vrier, dès que la si- tuation sembla plus sĂ»re. Maintenant, ils commençaient Ă  repartir au compte gouttes. « Il y a au chemin de fer, beaucoup de partants pour la province ». En quelques semaines, cependant, Thiers commença Ă  serrer la vis Ă  ce Paris rebelle : les journaux et le courrier Ă©taient interrompus. Les dĂ©- placements, qui s’effectuaient normale- ment, devinrent de plus en plus difficiles. « Du rond-point Ă  l’Arc », note Juliette Adam Ă  la mi-avril, « pas un rĂ©verbère al- lumĂ©, pas une fenĂŞtre Ă©clairĂ©e… Paris est morne et dĂ©sert, bien plus que pendant le siège. La misère aussi y est très grande. » Plus de cafĂ©s-concerts en plein air non plus. Les Parisiens qui sortaient pour s’amuser passaient leurs soirĂ©es sur les Champs- ElysĂ©es, regardant les feux d’artifices de la canonnade. Seul le Guignol tint jusqu’à la mi-mai oĂą quelques chaudes alertes le per- suadèrent de plier bagages. Alors que les croisillons de papier fleuris- saient sur les vitrines des boutiques afin d’éviter les bris de verre lorsque les obus explosaient Ă  proximitĂ©, la Commune constitua une compagnie aĂ©rostatique pour transporter les courriers, les lettres, les dĂ©pĂŞches, comme cela avait Ă©tĂ© fait durant le prĂ©cĂ©dent siège. Dans une ville bruissante de rumeurs, cela confirma la lĂ©gende de « guerre scientifique » que les rouges prĂ©- paraient : les ballons transportant des ex- plosifs, les mines dans les Ă©gouts de Paris, les feux grĂ©geois... Des quantitĂ©s d’histoires sur des armes de destruction mythologique devaient persister parmi les Versaillais et les Communards après la fin du conflit. Le mythe le plus tenace Ă©tait celui de la RĂ©volution française, particulièrement 1793 et la Convention. Comme leurs prĂ©dĂ©ces- seurs rĂ©volutionnaires, les Communards s’embourbèrent dans toutes sortes de comitĂ©s : comitĂ© central, comitĂ© de salut public, comitĂ© des barricades, comitĂ© d’ar- tillerie, comitĂ© de l’approvisionnement militaire, comitĂ© de sĂ©curitĂ© gĂ©nĂ©rale, qui se tĂ©lescopaient. Ils croulaient sous le poids des souvenirs historiques. Comme le rappelle l’un d’entre eux, Arthur Arnould, alors en exil, « on arrĂŞta parce qu’elle (la Convention) avait arrĂŞtĂ©. On emprisonna, parce qu’elle avait emprisonnĂ©. On fit la loi des otages comme elle avait fait la loi des suspects ». Malheureusement, Paris n’avait pas Ă©tĂ© 5 Eugen WEBER Inter Commune:CHAP1_P01_P8 2/08/07 11:24 Page 5
  • 6. assiĂ©gĂ©e en 1793 : la Convention n’avait donc aucune leçon appropriĂ©e Ă  lĂ©guer Ă  ce sujet. Comme au bon vieux temps de Robespierre et de Saint-Just, comme en 1830 et en 1848, tous discouraient, se disputaient, se chamaillaient, accusaient tout un chacun de pusillanimitĂ©, de manque de loyautĂ©, de trahison. Les thĂ©ories conspiratoires fleu- rissaient. L’un des cris de guerre favoris « Nous sommes trahis ! », exhumĂ© lors de la guerre contre la Prusse, dĂ©clencha une frĂ©nĂ©sie d’arrestations. Il y a une autre tra- dition qu’Arnould n’a pas mentionnĂ©e : la dĂ©nonciation. D’hommes politiques, de re- ligieuses, de prĂŞtres, d’informateurs suppo- sĂ©s, de thĂ©sauriseurs, de spĂ©culateurs, de commerçants en gros, de bouchers, de bou- langers, de propriĂ©taires et de voisins de paliers. Des espions Ă©taient dĂ©couverts sous chaque lit, des agents provocateurs dans chaque manifestation. Les soldats qui flan- chaient, les dirigeants qui Ă©chouaient au combat, Ă©taient dĂ©noncĂ©s comme traĂ®tres. Ainsi le dimanche 21 mai (« Il faisait beau et il y avait concert aux Tuileries ») le gĂ©nĂ©ral Cluseret, ancien dĂ©lĂ©guĂ© Ă  la guerre, arrĂŞtĂ© le 30 avril pour avoir abandonnĂ© le Fort d’Issy alors qu’il l’avait en rĂ©alitĂ© sauvĂ©, fut jugĂ© pour manquement au devoir. C’est alors que ses juges apprirent que les Versaillais Ă©taient entrĂ©s dans Paris, le libĂ©rèrent et se tournèrent vers des problèmes plus urgents. Goncourt, qui ce mĂŞme jour avait quittĂ© sa maison d’Auteuil pour emmĂ©nager dans le centre de Paris, vit un homme arrĂŞtĂ© pour avoir criĂ© que les Versaillais Ă©taient arrivĂ©s. Il parcourut la ville en essayant d’en savoir plus. « Encore une rumeur. » DĂ©sespĂ©rĂ©, il alla se coucher mais ne put dormir, ouvrit sa fenĂŞtre pour entendre sonner les cloches de l’église, les tambours et les clai- rons appelant aux armes : « bruit sinistre qui me remplit de joie et sonne pour Paris l’agonie de l’odieuse tyrannie. » Cette angoisse dura une semaine, laissant la ville jonchĂ©e de cadavres d’hommes et de femmes tuĂ©s au combat, de prisonniers et d’otages massacrĂ©s par les deux camps ; et avec les ruines « d’incendies stratĂ©giques » que les Communards avaient dĂ©clenchĂ©s pour retarder l’avance de leurs ennemis. MĂŞme ainsi, il y avait des consolations. Paris en flammes rappelait aux esthètes les EugenWEBER 6 Inter Commune:CHAP1_P01_P8 2/08/07 11:25 Page 6
  • 7. gouaches napolĂ©oniennes des Ă©ruptions du VĂ©suve. Pour ce qui est de l’HĂ´tel de Ville, « la ruine est magnifique, splendide ; niches vides, statuettes fracassĂ©es… merveille de pittoresque Ă  garder. » La tuerie se poursuivit après l’arrĂŞt des combats, les voisins et Ă©trangers rĂ©affir- mant la tradition par plus de 350 000 dĂ©- nonciations (399 823 selon Louise Michel) ; et les Marat de Versailles (Alphonse Daudet dixit) se rĂ©vĂ©lant plus terribles que ceux de l’HĂ´tel de Ville. Personne n’est absolument sĂ»r du nombre de personnes qui sont mortes durant ces journĂ©es fĂ©roces mais la plupart fixe ce chiffre aux alentours de 20 000 - 25 000, plus que les victimes de la Terreur Ă  l’époque de la Convention. Qui lisez-vous ? Qui croirez-vous ? Gambetta, prĂ©disant que « Paris, si on fait la paix dans les conditions atroces dont on nous menace, est vouĂ© Ă  la RĂ©volution » ? Maxime du Camp affirmant que les agisse- ments de la Commune « Ă©chappent Ă  la politique et appartiennent exclusivement Ă  la criminalitĂ© » ? Jules Vallès expliquant que l’insurrection est une rĂ©action tardive Ă  l’oppression des parents, de l’école, de la pauvretĂ© et de Louis-NapolĂ©on ? L’épitaphe de Goncourt : « les saignĂ©es comme celle-ci, en tuant la partie batailleuse d’une popu- lation ajourne d’une circonscription la nou- velle rĂ©volution. C’est vingt ans de repos que l’ancienne sociĂ©tĂ© a devant elle » ? Ou tout ce qui prĂ©cède ? Eugène Pottier, Jean-Baptiste ClĂ©ment avaient Ă©tĂ© membres de la Commune. Tous les deux partirent en exil. ClĂ©ment nous laissa « Le Temps des cerises » mais Ă©galement « La se- maine sanglante ». Le poème de Pottier, « L’In- ternationale », fut mis en musique par Pierre Degeyter et, en son temps, devint l’hymne de la gauche rĂ©volutionnaire. Comme l’avait prĂ©- dit Goncourt, le conflit sociopolitique fut sus- pendu pour un temps mais les passions perdurèrent. Marchant dans Paris, Flaubert re- marquait qu’ « une moitiĂ© de la population a envie d’étrangler l’autre, qui lui porte le mĂŞme intĂ©rĂŞt. Cela se lit clairement dans les yeux des passants ». Et, juste pour garder en vie la vin- dicte mutuelle, l’AssemblĂ© nationale vota la construction d’un monument expiatoire au sommet de la Butte Montmartre oĂą le soulè- vement avait commencĂ©. La première pierre du SacrĂ© CĹ“ur fut posĂ©e deux ans plus tard, le 15 juin 1875. 7 Eugen WEBER Inter Commune:CHAP1_P01_P8 2/08/07 11:25 Page 7
  • 8. EugenWEBER 8 Plan de Paris en 1860 Inter Commune:CHAP1_P01_P8 2/08/07 11:25 Page 8
  • 9. 2. Jacques ROUGERIE La ville en 1871 – Le Paris communard Le Paris de 1871 est, gĂ©ographiquement, exactement celui que nous connaissons : le Paris des vingt arrondissements. En 1860, la vieille ville (nos dix premiers arrondisse- ments) a annexĂ© tout ou partie de sa ban- lieue, les anciennes communes de Belleville, MĂ©nilmontant, Charonne, Montmartre, les Batignolles, Auteuil et Passy sur la rive droite, formant les arrondissements XVI Ă  XX ; Bercy, Ivry, Montrouge, Grenelle, Vau- girard, rive gauche, formant les arrondisse- ments XIII Ă  XV. La ville a considĂ©rablement crĂ» en population en vingt ans ; elle comp- tait un million d’habitants en 1851 (un mil- lion deux cent mille avec sa banlieue proche, celle qu’on annexe en 1860), elle en compte deux en 1870. C’est la plus grande agglomĂ©ration du pays, loin devant Marseille ou Lyon, et la troisième du monde. Paris est ville d’immigration : 75 % des adultes sont nĂ©s en province. Ă€ cĂ´tĂ© de l’ouvrier parisien de vieille souche, il y a les ouvriers rĂ©cem- ment arrivĂ©s, maçons de la Creuse, cordon- niers de Lorraine, tailleurs de pierre de Normandie, marchands de vin et charbon- niers du Cantal... Le creuset parisien les a très vite assimilĂ©s en une sorte de frater- nelle et patriotique « nationalitĂ© » pari- sienne, populaire et ouvrière. Paris est alors une ville fortifiĂ©e. Une forte muraille de 33 kilomètres, garnie de 94 bastions, percĂ©e de 17 portes (dont le nom subsiste aux anciens terminus de lignes de mĂ©tro), a Ă©tĂ© construite de 1840 Ă  1845, sur dĂ©cision de Thiers, premier ministre en 1840, Ă  une Ă©poque de forte tension inter- nationale. L’enceinte se situait Ă  l’emplace- ment actuel de l’espace compris entre les boulevards des MarĂ©chaux et le boulevard pĂ©riphĂ©rique. Elle est protĂ©gĂ©e Ă  distance par dix-sept « forts dĂ©tachĂ©s » (dont la plu- part subsiste encore, ainsi le Mont-ValĂ©rien). L’enceinte a Ă©tĂ© dĂ©truite au lendemain de la Première Guerre mondiale. La ville peut ĂŞtre assiĂ©gĂ©e - elle le sera par les Prussiens dès la mi-septembre 1870 - mais elle serait très difficile Ă  prendre d’assaut : ils ne l’ont mĂŞme pas tentĂ©. Paris, « moderne Babylone », est la ville du luxe et des plaisirs ; mais c’est d’abord la ville du travail. Au dernier recensement de 1866 qu’on recompose ici selon les catĂ©gories de la nomenclature actuelle, 50% des Parisiens vivent de l’industrie et des trans- 9 Jacques ROUGERIE Inter Commune:CHAP2_P9_P14 2/08/07 11:14 Page 9
  • 10. ports, 18 % d’activitĂ©s de ser- vices. On a dĂ©nombrĂ© 550 000 ouvriers, ouvrières et journa- liers, 117 000 employĂ©s, 120 000 patrons, 130 000 domestiques et concierges, pour 55 000 fonc- tionnaires et membres de pro- fessions libĂ©rales, 125 000 oisifs rentiers et propriĂ©taires, avec leurs familles. Paris est une ville de salariĂ©s et de dĂ©pendants. 32 % des actifs dans l’industrie sont occupĂ©s dans le vĂŞtement et le textile, 18 % dans le bâtiment, 15 % dans les mĂ©- tiers d’art et les « articles de Paris », 14 % dans le travail des mĂ©taux et la carrosserie. Les formes du travail sont extrĂŞmement di- verses. Les deux tiers au moins de ceux qu’on dĂ©signe alors comme des « patrons » travaillent en rĂ©alitĂ© seuls ou avec un seul ouvrier. On compte dans Paris une foule de petits ateliers et boutiques, mais on ne peut plus parler d’artisanat indĂ©pendant. Mai- sons de confection et grands magasins (le Bon MarchĂ©, le Louvre, la Belle Jardi- nière…) font travailler en sous-traitance Ă  domicile la main-d’œuvre du meuble, du vĂŞtement, principalement fĂ©minine, de la chaussure : Godillot est le roi du soulier Ă  qui il a donnĂ© son nom en argot. Existent Ă  cĂ´tĂ© d’une foule de petits ateliers de solides Ă©tablissements de 50, souvent 100, parfois 500 ouvriers : fabriques mĂ©tallurgiques, mai- sons d’orfèvrerie, de bronze, de papiers peints, d’ébĂ©nisterie… Deux usines de lo- comotives dĂ©passent le millier d’ouvriers, Cail Ă  Grenelle (XVe arrondissement), Gouin Ă  Batignolles (XVIIe ). Chaque mĂ©tier a ses lieux propres : Ă©bĂ©nistes du faubourg Saint- Antoine et ouvriers bronziers ou mĂ©cani- ciens de Popincourt (les actuels XIe et XIIe arrondissements), tanneurs et mĂ©gissiers du XIIIe , mĂ©tallurgistes de Grenelle et des Bati- gnolles, carrossiers du XVIIe , raffineurs de sucre de La Villette et du XIIIe , ouvriers d’art et d’articles de Paris du IIIe arrondissement qui comprend le quartier bien nommĂ© des Arts-et-MĂ©tiers. L'ouvrier parisien a une bonne culture : 91 % des hommes savent lire et Ă©crire, et 80 % des femmes. Il a l’orgueil de son mĂ©tier, source de sa dignitĂ© de travailleur. Il est vo- lontiers actif politiquement, lit les jour- naux, surtout d’opposition, « le Rappel » des frères Hugo, « le RĂ©veil » de Delescluze, « la Marseillaise », qui rassemble des reprĂ©- sentants de toutes les tendances de l’oppo- sition rĂ©publicaine. Il frĂ©quente volontiers les rĂ©unions publiques, autorisĂ©es depuis JacquesROUGERIE 10 Inter Commune:CHAP2_P9_P14 2/08/07 11:14 Page 10
  • 11. 1868, oĂą des orateurs rĂ©volutionnaires exhortent au renversement de l’Empire, discute dans les cabarets et boutiques de marchands de vin - plus de 10 000 lieux pri- vilĂ©giĂ©s de « sociabilitĂ© » populaire. Comme dans toutes les agglomĂ©rations industrielles de France, de grandes grèves ont marquĂ© les dernières annĂ©es de l’Empire : Ă  la fin de 1869, les grèves des mĂ©gissiers (un millier de grĂ©vistes), des doreurs sur bois, des em- ployĂ©s des grands magasins, les « calicots » (plus de 10 000) ; en mai et juin 1870 des raffineurs, puis grève gĂ©nĂ©rale des fon- deurs en fer. Tous les mĂ©tiers ont leurs chambres syndicales qui portent les reven- dications ouvrières ; une chambre fĂ©dĂ©rale des SociĂ©tĂ©s ouvrières parisiennes (60 so- ciĂ©tĂ©s, une cinquantaine de milliers d’adhĂ©- rents) s’est constituĂ©e en 1869 et s’est Ă©troitement liĂ©e Ă  l’Association internatio- nale des travailleurs (AIT), formĂ©e en 1864 avec pour slogan : « L’émancipation des tra- vailleurs sera l’œuvre des travailleurs eux- mĂŞmes ». Celle-ci rĂ©unit des reprĂ©sentants des « prolĂ©tariats » anglais, belge, suisse, al- lemand, français. L’Internationale pari- sienne quadrille, depuis le dĂ©but de 1870, les quartiers populaires de sections, une vingtaine, rĂ©unies Ă  leur tour, en mars, en fĂ©dĂ©ration. Ă€ la veille de la guerre, un pro- cès est intentĂ© Ă  ses dirigeants : elle est dĂ©s- armĂ©e, mais non dĂ©truite. Cette classe ouvrière parisienne, vigou- reuse, originale, se fond Ă©troitement en- core dans le « Peuple », peuple laborieux oĂą la rejoignent salariĂ©s et exploitĂ©s de toutes sortes, employĂ©s, artisans ou bouti- quiers, qui constituent une couche sociale qu’on a pu nommer de « bourgeoisie populaire ». Depuis 1860, la condition populaire et ouvrière s’amĂ©liore. Le mouvement des affaires Ă  Paris s’est accĂ©lĂ©rĂ© avec l’Empire, pĂ©riode de prospĂ©ritĂ© Ă©conomique : 1,5 milliard en 1847, 3,4 en 1860, 6 milliards en 1869. La hausse des salaires est rĂ©elle, le travail abondant. L’ouvrier parisien n’est pas, il n’a jamais Ă©tĂ© un « misĂ©rable ». Mais son existence est pauvre, au mieux mĂ©diocre. En bas de l’échelle, le journalier au travail incertain gagne Ă  peine 2 ou 2,50 francs par jour - l’équivalent de ce que sera pendant la guerre la solde du garde national, mariĂ© avec deux enfants ; en haut l’ouvrier quali- fiĂ© du livre, du mĂ©tal, peut obtenir 4 ou 5 francs. Les femmes sont payĂ©es la moitiĂ© des hommes. En moyenne, le salariĂ© consacre 60 % et plus de son budget 11 Jacques ROUGERIE Inter Commune:CHAP2_P9_P14 2/08/07 11:14 Page 11
  • 12. familial Ă  sa nourriture et son entretien, 10 Ă  15 % pour un mauvais logement : il reste peu de chose pour des dĂ©penses de vĂŞtement, rien pratiquement pour celles de loisir. La carte sociale de la capitale s’est modi- fiĂ©e. Dans les quartiers centraux, le Paris de 1830 ou 1848, riches et pauvres vivaient sinon cĂ´te Ă  cĂ´te, du moins en proximitĂ© rĂ©elle dans les mĂŞmes maisons, les mĂŞmes rues. L’accroissement de la population, les dĂ©- molitions occasionnĂ©es par les travaux JacquesROUGERIE 12 Cordonnier Inter Commune:CHAP2_P9_P14 2/08/07 11:14 Page 12
  • 13. d’Haussmann, la chertĂ© des loyers, ont contribuĂ© Ă  chasser du Paris central le peu- ple travailleur, le refoulant toujours plus Ă  l’est, au nord et au sud, d’abord dans les quartiers est du Temple et de Popincourt (XIe ), des Quinze-Vingts et de Bel-Air (XIIe ), puis dans la pĂ©riphĂ©rie rĂ©cemment an- nexĂ©e, les antagonismes sociaux sont en somme inscrits dans la gĂ©ographie mĂŞme de la capitale : Ă  l’ouest et au centre, la ville des riches, beaux quartiers des Ier , VIIe , VIIIe et XVIe arrondissements ; l’enserrant comme en une tenaille qui va du XVe au XVIIe arrondissement, poussant une avan- cĂ©e dans les Xe et XIe , IIIe et IVe arrondisse- ments, la ville populaire, le Paris des dĂ©shĂ©ritĂ©s. Dans les annĂ©es 1830 et 1840 Paris Ă©tait considĂ©rĂ©e comme la ville des « classes dan- gereuses », qui inquiĂ©tait les possĂ©dants ; Haussmann parle encore d’une population redoutable de « nomades ». C’est depuis 1789 la ville des rĂ©volutions, oĂą se dĂ©cide le sort de la France, au mĂ©pris souvent des opinions provinciales : prise de la Bastille, insurrection du 10 aoĂ»t 1792 qui a mis fin Ă  la monarchie, rĂ©volution des « trois glo- rieuses », les 28, 29, 30 juillet 1830 qui chasse les Bourbons et installe la monarchie « bourgeoise » de Louis-Philippe, rĂ©volu- tion de fĂ©vrier 1848 qui instaure la IIe RĂ©- publique, Ă  son tour gravement menacĂ©e par l’insurrection ouvrière de juin. La ville, il est vrai, avait acceptĂ©, le coup d’état de dĂ©cembre 1851 : elle avait esquissĂ© une rĂ©sistance rĂ©publicaine qui a vu la mort du 13 Jacques ROUGERIE Inter Commune:CHAP2_P9_P14 2/08/07 11:14 Page 13
  • 14. dĂ©putĂ© Baudin sur une barri- cade du faubourg Saint-Antoine et donnĂ© tout de mĂŞme 37 % aux « non », plus de 40 % dans les quartiers populaires, lors du plĂ©biscite qui suit le coup d’état. Toutes les insurrections et rĂ©vo- lutions depuis 1789 ont eu pour objectif premier la prise de l’HĂ´tel de Ville, siège du pouvoir municipal : « L’HĂ´tel de Ville Ă©tait Ă  Paris le lieu choisi pour la consĂ©cration de tous les pouvoirs rĂ©volution- naires, comme Reims fut autrefois la ville choisie pour le couronnement des rois », Ă©crivait le socialiste Louis Blanc dans les an- nĂ©es 1840. Les rĂ©volutions parisiennes ont toutes, et la Commune n’y Ă©chappera pas, un aspect « municipal ». Or la ville est privĂ©e depuis 1851 de tous droits municipaux. Elle est administrĂ©e de rude main par deux hauts fonctionnaires, le prĂ©fet de police, Pietri, et jusqu’en 1869, le prĂ©fet de la Seine Haussmann, vĂ©ritable « ministre de Paris ». Elle s’affirme de plus en plus nettement contestataire, rĂ©publi- caine. Aux Ă©lections lĂ©gislatives de 1869, pour neuf sièges Ă  pourvoir dans le dĂ©par- tement de la Seine, huit rĂ©publicains l’em- portent largement ; la RĂ©publique obtenait près de 70 % des voix. Dans la circonscrip- tion nord de Paris, du quartier des Bati- gnolles Ă  celui de Belleville, Gambetta, qui prĂ´ne dans un programme retentissant, le « programme de Belleville », la RĂ©publique, la sĂ©paration de l’Église et de l’État, le man- dat impĂ©ratif (qui exige que l’élu suive fidèlement les instructions des Ă©lecteurs), a remportĂ© un triomphe (57 % des votants), devançant non pas un bonapartiste, mais un rĂ©publicain modĂ©rĂ©, le vieux quarante- huitard Carnot (31 %) soit 80 % de voix pour la RĂ©publique. Lors du plĂ©biscite de mai 1870, Paris a dit son refus de l’Empire, mĂŞme libĂ©ralisĂ© : 156 765 non, 110 409 oui . Les « oui » l’ont emportĂ© dans les beaux quartiers, VIIIe , XVIe , IXe , Ier , souvent de peu ; les « non » sont 77 % Ă  Belleville, 70 % dans les XIe et XVIIIe arrondissements, plus de 60 % dans les autres quartiers populaires. On a dressĂ© des barricades Ă  Belleville en juin 1869. Mais Paris, ville de mouvement et de progrès, n’est encore qu’un Ă®lot rĂ©publicain dans un ocĂ©an de campagnes prudentes et conservatrices. JacquesROUGERIE 14 Inter Commune:CHAP2_P9_P14 2/08/07 11:15 Page 14
  • 15. 3. StĂ©phane AUDOIN-ROUZEAU La Guerre de 1870-1871 et le siège de Paris LLaa ddĂ©Ă©ffaaiittee ffrraannççaaiissee DĂ©but aoĂ»t, on apprend une sĂ©rie de revers successifs de l'armĂ©e française, en Alsace et en Lorraine. La retraite s'effectue alors d'une part sur la ville forteresse de Metz, oĂą la plus grande partie de l’armĂ©e se laisse enfermer, d'autre part Ă  Châlons-en- Champagne oĂą tente de se regrouper une armĂ©e nouvelle destinĂ©e Ă  rĂ©tablir la situa- tion. Celle-ci s'Ă©branle le 21 aoĂ»t, mais elle ne peut effectuer la marche vers l'est ini- tialement prĂ©vue. RejetĂ©e dans la cuvette de Sedan, elle est totalement encerclĂ©e et vaincue le 1er septembre. NapolĂ©on III se constitue prisonnier. LLaa rrĂ©Ă©vvoolluuttiioonn Ă Ă  PPaarriiss eett llee GGoouuvveerr-- nneemmeenntt ddee llaa DDĂ©Ă©ffeennssee nnaattiioonnaallee.. Aux yeux des rĂ©publicains, le Second Empire a perdu toute lĂ©gitimitĂ©. Le 4 septembre, se dĂ©roule Ă  Paris une rĂ©volution non violente et patriotique : la RĂ©publique est proclamĂ©e Ă  l’HĂ´tel de Ville. Le nouveau gouvernement rĂ©publicain prend le nom de Gouvernement de la DĂ©- fense nationale. Très vite, il envoie une dĂ©lĂ©gation en province, Ă  Tours, pour y organiser la lutte en dehors de Paris. Ă€ la tĂŞte de la dĂ©lĂ©gation de Tours, LĂ©on Gambetta cu- mule les fonctions de mi- nistre de la Guerre et de ministre de l'IntĂ©rieur. Il se veut un nouveau Dan- ton : Ă  ses yeux, la RĂ©pu- blique chassera l'ennemi 15 StĂ©phane AUDOUIN-ROUZEAU Annonce de l'abolition du rĂ©gime impĂ©rial devant le Palais Bourbon Inter Commune:CHAP3_P15_P18 2/08/07 11:15 Page 15
  • 16. StĂ©phaneAUDOUIN-ROUREAU 16 Article du " Journal du Peuple ", mercredi 10 aoĂ»t 1870 - N°14 Inter Commune:CHAP3_P15_P18 2/08/07 11:16 Page 16
  • 17. du territoire comme elle l'avait fait quatre- vingts ans auparavant Ă  Valmy, en 1792. Le grand mythe jacobin de la « patrie en dan- ger » joue alors Ă  plein, dans une vĂ©ritable rĂ©surgence de l'an II. L'effort rĂ©publicain de redressement fut considĂ©rable. La stratĂ©gie passa par la re- constitution d'armĂ©es de type classique grâce Ă  de nouvelles levĂ©es d'hommes, en visant la marche sur Paris (encerclĂ© Ă  partir du 18 septembre) pour faire lever le siège, si possible en coordination avec une sortie de l'armĂ©e de Paris elle-mĂŞme. Mais, dès la fin novembre et le dĂ©but du mois de dĂ©- cembre, cet espoir s'Ă©vanouit : les armĂ©es du Nord, de Paris et de la Loire Ă©chouent en effet successivement et la dĂ©lĂ©gation doit quitter Tours pour Bordeaux. En janvier, l'effondrement militaire est patent. LLee ssiièèggee ddee PPaarriiss ((1199 sseepptteemmbbrree -- 2288 jjaannvviieerr 11887711)) La population parisienne, quant Ă  elle, s'est inscrite d'emblĂ©e dans le camp de la rĂ©sis- tance Ă  l’ennemi. Jusqu'Ă  la fin du siège, l’idĂ©e d'un gigantesque sacrifice de la po- pulation parisienne, prĂ©fĂ©rable Ă  toute red- dition, imprègne le discours du mouvement populaire parisien. Ce bellicisme du mou- vement rĂ©volutionnaire s'adosse Ă  la rĂ©so- lution d'ensemble de la population parisienne. Celle-ci n'a pas faibli, malgrĂ© les souffrances du siège, particulière- ment cruelles dans les deux derniers mois (faim et froid, sur- tout). Au contraire, les privations sem- blent avoir exacerbĂ© le dĂ©sir de combattre, la dĂ©termination pa- triotique de la popu-La queue devant une boucherie pendant le siège StĂ©phane AUDOUIN-ROUZEAU 17 Inter Commune:CHAP3_P15_P18 2/08/07 11:16 Page 17
  • 18. StĂ©phaneAUDOUIN-ROUREAU 18 lation n'ayant flĂ©chi Ă  aucun moment. La dĂ©termination des milieux populaires est ainsi lar- gement partagĂ©e par les classes moyennes et par la bourgeoisie, mĂŞme politiquement conserva- trices. Ce patriotisme parisien, de type essentiellement dĂ©fen- sif, s'adosse Ă  une foi naĂŻve dans la victoire, qui reste parfois in- tacte jusqu'Ă  la fin du siège chez les plus optimistes : il s'agit de « tenir bon », car Paris ne peut ĂŞtre pris d'assaut ; il faut garder confiance dans une rupture possible de l'encerclement ; Ă  l'ex- trĂŞme gauche, on affirme mĂŞme sa foi dans la « sortie torrentielle » de toute la popu- lation en armes. Ces espoirs sont ruinĂ©s en janvier 1871. Paris est bombardĂ©e depuis le 5 janvier. La dernière sortie de l'armĂ©e de Paris, qui essaie d’avancer dans la direction du quar- tier gĂ©nĂ©ral allemand Ă  Versailles, Ă©choue le 19 janvier Ă  Buzenval. L'exaspĂ©ration de l'extrĂŞme gauche face Ă  la conduite de la guerre se manifestera de nouveau le 22, quand une manifestation des gardes natio- naux en armes finit en fusillade sur la place de l’HĂ´tel de Ville. Des dizaines de morts et de blessĂ©s marquent alors la profondeur du fossĂ© entre les partisans de la guerre rĂ©vo- lutionnaire et les rĂ©publicains modĂ©rĂ©s du gouvernement, dĂ©sormais fermement convaincus de la nĂ©cessitĂ© d'arrĂŞter le conflit. Le 28 janvier, Paris capitule et un armistice de vingt et un jours est signĂ©. Dans l'armĂ©e, un sentiment de honte domine, associĂ© Ă  l'idĂ©e d'une longue lutte menĂ©e en pure perte. Du cĂ´tĂ© de la population civile, les rapports de police parlent de la « douleur » des quartiers populaires, mais signalent la faiblesse des rĂ©actions de « rĂ©volte ». Certes, l'indignation s'exprime dans tous les milieux, mais partout c'est la rĂ©signation qui, dans un premier temps, l'emporte. Dans un premier temps seulement : tout se passe en effet comme si le traumatisme de l'armistice avait diffusĂ© ses effets de ma- nière diffĂ©rĂ©e, dans le courant du mois de fĂ©vrier. L'insurrection communaliste du 18 mars procèdera directement de cet effet en retour de la capitulation parisienne, du traumatisme patriotique provoquĂ© par la dĂ©faite française. Inter Commune:CHAP3_P15_P18 2/08/07 11:16 Page 18
  • 19. 4. RĂ©my VALAT Aux origines de la Commune – La FĂ©dĂ©- ration rĂ©publicaine de la Garde nationale La Garde nationale est une force publique intimement liĂ©e aux processus rĂ©volution- naires qui ont secouĂ© Paris et la province de 1789 Ă  1871. Son poids politique et symbolique est très fort. Le droit d’inscription dans ses rangs est, au mĂŞme titre que le droit de vote, considĂ©rĂ© comme un signe de l’appartenance au corps social des citoyens. Ă€ l’exception de courtes phases de dĂ©mocratisa- tion de la milice citoyenne, en 1793, 1848 et 1871, l’accès aux in- dividus les moins fortunĂ©s est, soit interdit, soit entravĂ© par l’obliga- tion de fournir l’équipement in- dividuel (et onĂ©reux) pour le service. En revanche, l’engage- ment massif dans la Garde natio- nale correspond toujours Ă  une pĂ©riode de crise politique, parfois accompagnĂ©e d’une guerre Ă©trangère ; un lien mĂ©canique existe entre l’accroissement des effectifs de la milice et le processus rĂ©volutionnaire. MalgrĂ© le potentiel insurrectionnel qu’elle reprĂ©sente, la Garde nationale a Ă©tĂ© conser- vĂ©e par les rĂ©gimes successifs, mĂŞme les plus autoritaires. L’institution est reprĂ©sen- tative des aspirations du peuple ; elle est historiquement associĂ©e Ă  la crĂ©ation de l’identitĂ© nationale, lors de la fĂŞte de la FĂ©- dĂ©ration, qui a rĂ©uni 14 000 gardes venus en 19 RĂ©my VALAT Type d'officier de la Commune, par Daniel Vierge Inter Commune:CHAP4_P19_P22 1/08/07 16:54 Page 19
  • 20. dĂ©lĂ©gation de l’ensemble de la province apporter leur soutien Ă  la Constituante, le 14 juillet 1790. La participation des bataillons de gardes nationaux Ă  une insurrection est synonyme de rĂ©volution ! Par consĂ©quent, la plupart des bataillons de gardes nationaux ont Ă©tĂ© dissous par Louis - NapolĂ©on Bonaparte (dĂ©- cret du 11 janvier 1852). En 1870 ne subsis- tent que les 60 bataillons du dĂ©partement de la Seine, le recrutement est très sĂ©lectif. Les gardes sont admis de 25 Ă  50 ans, les compagnies ne sont constituĂ©es que dans les quartiers les moins politiquement ou socialement revendicatifs, et le corps des officiers assure sa promotion par la coopta- tion. La dĂ©claration de guerre et les revers militaires ont nĂ©cessitĂ© une levĂ©e en masse, la mobilisation de toutes les Gardes nationales du pays le 12 aoĂ»t 1870. Dès la proclamation de la RĂ©publique, la Garde parisienne se radicalise. A cette date sont instituĂ©s les conseils de famille, comitĂ©s de secours mutuels dans chaque bataillon, le versement d’une in- demnitĂ© journalière de 1,50 franc, l’élec- tion des officiers et la constitution de 254 bataillons re- groupant environ 300 000 hommes. La Garde participe Ă  la dĂ©fense de la citĂ© et aux tentatives de sortie, toutes sol- dĂ©es par un Ă©chec. Elle joue aussi un rĂ´le politique : les rĂ©u- nions des conseils de familles et comitĂ©s de bataillons (qui sont des structures infor- melles) servent de relais informationnels. La Garde joue un rĂ´le important dans l’éco- nomie de guerre parisienne (paiement de la solde, fournitures…), elle se forge une identitĂ© rĂ©publicaine, organise les souscrip- tions pour la fonte de canons et participe Ă  la vie politique. En janvier, les bataillons s’agitent. Le 27, des pĂ©titions circulent, des rĂ©unions se tiennent dans les arrondissements cen- traux. Après l’armistice, les comitĂ©s de RĂ©myVALAT 20 Inter Commune:CHAP4_P19_P22 1/08/07 16:54 Page 20
  • 21. gardes nationaux participent active- ment Ă  la cam- pagne pour les Ă©lections du 8 fĂ©- vrier, organisant des rĂ©unions pour la dĂ©fense de la RĂ©publique. RĂ©u- nionsconfusesmais le succès est cer- tain. Un comitĂ© d’initiative est chargĂ© de structu- rer le programme et l’action du co- mitĂ© Ă©lectoral. Le rĂ©sultat des Ă©lections Ă  l’AssemblĂ©e nationale (qui donnent une forte majoritĂ© monar- chiste) donne au mouvement rĂ©publicain une tournure contestataire. Le 15 fĂ©vrier 1871 se tient une assemblĂ©e gĂ©nĂ©rale dans une salle de bal, 16 rue de la Douane (le Tivoli-Vauxhall) oĂą sont prĂ©sents tous les dĂ©lĂ©guĂ©s de bataillons Ă  l’exception de ceux des Ier et IIe arrondissements. L’assemblĂ©e demande Ă  l’unanimitĂ© le maintien de la Garde nationale en arme dans la capitale. Une commission provisoire est chargĂ©e de la rĂ©daction des statuts de la FĂ©dĂ©ration. Une seconde rĂ©union de dĂ©lĂ©guĂ©s reprĂ©sen- tant 200 bataillons a lieu le 24 fĂ©vrier. Deux motions sont adoptĂ©es : le refus du dĂ©sar- mement de la Garde et l’opposition Ă  l’en- trĂ©e des Prussiens dans Paris. Du 24 fĂ©vrier au 2 mars 1871, le comitĂ© provisoire devient le foyer d’une contestation populaire crois- sante. Les canons de la Garde, dont les clauses de l’armistice prĂ©voient la remise aux Prussiens, sont mis en lieu sĂ»r en son nom (sur la Butte Montmartre et Ă  Belleville). Le comitĂ© organise un cordon de protection autour du secteur d’occupation allemand, lors de la brève et symbolique entrĂ©e de l’armĂ©e ennemie dans le quartier des Champs-ElysĂ©es, le 1er mars 1871. Entre le 1er et le 3 mars sont adoptĂ©s les statuts dĂ©fi- nitifs de la FĂ©dĂ©ration rĂ©publicaine de la Garde nationale : le comitĂ© provisoire de- vient le comitĂ© central et la Garde nationale se dote Ă  tous les niveaux de son organisa- tion (compagnies, bataillons, arrondisse- ments) de structures fĂ©dĂ©ratives. Cette FĂ©dĂ©ration, et ses adhĂ©rents, « les FĂ©dĂ©rĂ©s », deviennent le symbole et l’incarnation du rĂ©publicanisme patriotique et frondeur du peuple parisien. Pour les conserva- teurs, ils reprĂ©sentent une menace de rĂ©volution qu’il faudra tĂ´t ou tard neutraliser. RĂ©my VALAT 21 Inter Commune:CHAP4_P19_P22 1/08/07 16:54 Page 21
  • 23. 5. Jacques ROUGERIE De la capitulation Ă  l’insurrection Janvier 1871 : la France est vaincue ; on ne peut que conclure la paix, aux conditions sĂ©vères de l’ennemi. Seul un gouvernement rĂ©gulier - Bismarck, chancelier du nouvel empire allemand, l’avait exigĂ© - pouvait le faire. En hâte, on procĂ©da le 8 fĂ©vrier Ă  l’élection d’une AssemblĂ©e nationale. Dans les campagnes lasses de l’effort militaire, (la France est rurale Ă  70 %), l’opinion se rĂ©signe facilement Ă  la paix. Soumis de surcroĂ®t Ă  l’influence de notables conserva- teurs, les « ruraux » craignaient l’instaura- tion d’une RĂ©publique « rouge », de « partageux », imposĂ©e par les villes. Celles- ci, grandes et moyennes, ont votĂ© majori- tairement pour la RĂ©publique. Au premier rang Paris : ses 290 000 Ă©lecteurs ont dĂ©si- gnĂ© 36 dĂ©putĂ©s rĂ©publicains pour 43 sièges Ă  pourvoir, plaçant en tĂŞte, avec plus de 60 % des voix, le vieux quarant’huitard Louis Blanc, Victor Hugo, proscrit de 23 Jacques ROUGERIE Le vote de Paris en fĂ©vrier 1871 Inter Commune:CHAP5_P23_P28 2/08/07 11:17 Page 23
  • 24. l’Empire, le patriote Gambetta, quand Adolphe Thiers, tĂ©nor des libĂ©raux, n’en obtient que 32 %, essentiellement dans les beaux quartiers de l’ouest. L’AssemblĂ©e, qui s’installe d’abord Ă  Bordeaux, compte une majoritĂ© d’au moins 400 monarchistes, pour Ă  peine 150 rĂ©publicains, dont une quaran- taine de radicaux gambettistes, et quelque 80 libĂ©raux indĂ©cis. Elle dĂ©signe le 17 fĂ©vrier Thiers, 73 ans, comme chef du pouvoir exĂ©cutif, prĂ©sident du Conseil des ministres. C’est lui qui nĂ©gocie, Ă  Versailles oĂą est l’état-major allemand, et accepte le 26 fĂ©vrier les conditions prĂ©liminaires d’une paix humiliante : cession de l’Alsace et du nord de la Lorraine, indemnitĂ© de guerre de 5 milliards de francs or (l’équivalent d’un trimestre de revenu national). L’AssemblĂ©e les ratifie le 1er mars par 546 voix contre 107. Le conflit ne tarde pas Ă  Ă©clater entre Bordeaux et Paris, qui ne se rĂ©signe pas Ă  accepter une paix dĂ©sastreuse. Bien que, le 10 mars, les partis Ă  l’AssemblĂ©e aient choisi de suspendre toute dĂ©cision sur la nature du futur rĂ©gime, la capitale a tout lieu de craindre que la majoritĂ© monarchiste ne mĂ©dite une restauration. JacquesROUGERIE 24 Ratification des prĂ©liminaires de paix par l'AssemblĂ©e Inter Commune:CHAP5_P23_P28 2/08/07 11:17 Page 24
  • 25. Paris a la fièvre depuis l’armistice. Pendant toute une semaine, du 24 fĂ©vrier jour anni- versaire de la proclamation de la IIe RĂ©pu- blique au 2 mars, 130 bataillons, plus de la moitiĂ© de la Garde nationale, manifestent place de la Bastille leur fidĂ©litĂ© Ă  la RĂ©pu- blique. Les statuts de la FĂ©dĂ©ration de la Garde, constituĂ©e le 15 mars affirment hautement que « la RĂ©publique est le seul gouvernement possible ». Pendant ce temps, l’AssemblĂ©e a pris deux dĂ©cisions redoutables. Elle met fin aux mo- ratoires de paiement des loyers et surtout des effets de commerce, dĂ©cidĂ©s au dĂ©but de la guerre, ce qui ne peut manquer de provoquer une grave crise Ă©conomique dans la capitale. Elle supprime la solde de trente sous, seule ressource des gardes na- tionaux du Paris populaire sans travail. Une totale confusion règne : militaire - il faut dĂ©mobiliser, renvoyer dans leurs foyers les 430 000 hommes de l’armĂ©e de Paris - et civile. Jules Ferry, qui fait fonction depuis novembre 1870 de maire provisoire de la ville, n’a plus d’autoritĂ© sur les arrondisse- ments populaires. Des bataillons de la garde s’emparent çà et lĂ  de dĂ©pĂ´ts d’armes et de munitions. Et surtout, la Garde a conservĂ© 471 pièces de canons et mitrailleuses, dont 171 ont Ă©tĂ© hissĂ©s au sommet de la Butte Montmartre. Pourtant, nul, Ă  Paris, ne paraĂ®t songer Ă  ce moment Ă  une guerre civile. Ce qui va se passer le 18 mars n’a rien d’une insurrection rĂ©volutionnaire, comme Paris 25 Jacques ROUGERIE La colonne de Juillet pavoisĂ©e Le parc d'artillerie de la Butte Montmartre Inter Commune:CHAP5_P23_P28 2/08/07 11:17 Page 25
  • 26. en a connu en juillet 1830 ou en fĂ©vrier 1848. Alors mĂŞme qu’on nĂ©gociait la restitution des ca- nons, le gouvernement tente un coup de force. TĂ´t le matin de ce jour, 4 000 hommes sous les or- dres du gĂ©nĂ©ral Lecomte s’em- parent de la Butte Montmartre, 6 000 occupent Belleville et le point stratĂ©gique qu’est la place de la Bastille. C’est compter sans Paris qui a tout lieu de croire Ă  un coup d’état monarchiste. Ă€ Montmartre, une foule populaire, des femmes, Louise Michel en tĂŞte, des gardes nationaux hâti- vement rassemblĂ©s font face aux troupes qui mettent la crosse en l’air. La rĂ©bellion gagne de proche en proche d’abord les quartiers populaires de rive gauche puis de tout l’est et le nord de Paris. Dans l’après-midi, le gĂ©nĂ©ral Lecomte est fusillĂ© sommaire- ment ; avec lui, le gĂ©nĂ©ral ClĂ©ment Thomas, ancien com- mandant de la Garde natio- nale, pris par surprise au bas de la Butte : un sang qu’il faudra venger. Sans rencontrer de rĂ©- sistance rĂ©elle, quelques ba- taillons s’emparent de l’HĂ´tel de Ville oĂą le ComitĂ© central de la Garde, qui pourtant n’a rien dirigĂ© dans cette jour- nĂ©e insurrectionnelle, s’installe, ne sachant trop que faire, dans une situation inattendue. Après bien des tergiversations - la Garde nationale ne devrait-elle pas marcher sans dĂ©semparer sur Versailles ? –, le ComitĂ© choisit de faire procĂ©der Ă  des Ă©lections mu- nicipales qui rendent Ă  la capitale les droits politiques locaux dont l’avait privĂ© l’Em- 26 JacquesROUGERIE Les corps des gĂ©nĂ©raux Lecomte et Thomas Retraite aux lampions le soir du vote Inter Commune:CHAP5_P23_P28 2/08/07 11:17 Page 26
  • 27. pire. Il demandait pour les organiser l’aide et la garantie des reprĂ©sentants de Paris, maires d’arrondissements, dĂ©putĂ©s, tous bons rĂ©publicains, mais profondĂ©ment in- quiets de la situation insurrectionnelle dans laquelle Paris se plaçait, face Ă  une Assem- blĂ©e nationale monarchiste mais lĂ©gitime, Ă©lue rĂ©gulièrement au suffrage universel. Après une semaine de discussions, une par- tie seulement de ces dĂ©putĂ©s et maires don- nait son aval Ă  l’élection d’une municipalitĂ© parisienne que beaucoup dĂ©signent dĂ©jĂ  comme une « Commune », rappelant le souvenir de la Commune rĂ©volutionnaire qui avait brisĂ© la royautĂ© le 10 aoĂ»t 1792. On procĂ©da aux Ă©lections le 26 mars. Il n’y eut que 227 000 votants : plus de la moitiĂ© des Ă©lecteurs s’étaient abstenus ; 180 ou 190 000 seulement, principalement dans les quartiers nord et est de la capitale, s’étaient prononcĂ©s pour des listes rĂ©ellement « com- munalistes » et rĂ©volutionnaires. Dans le centre et l’ouest bourgeois, les Ă©lecteurs avaient dĂ©signĂ© des rĂ©publicains modĂ©rĂ©s ou n’étaient pas allĂ©s aux urnes. Ces Ă©lec- tions, en rĂ©alitĂ© indĂ©cises, installaient Ă  l’HĂ´tel de Ville une majoritĂ© rĂ©volution- naire d’une soixantaine de membres, vingt- et-un Ă©lus modĂ©rĂ©s ayant dĂ©missionnĂ© quand l’AssemblĂ©e municipale, dès sa pre- mière sĂ©ance le 29 mars, dĂ©cida de prendre le nom de « Commune de Paris » : on pro- cĂ©dera en avril Ă  des Ă©lections complĂ©men- taires pour lesquelles Ă  peine 30 % des Ă©lecteurs se dĂ©placèrent. Quarante-quatre Ă©lus ouvriers ou employĂ©s, douze journa- listes d’extrĂŞme gauche, une douzaine d’avocats, d’artistes, rĂ©gnaient sur un Paris qui se considĂ©rait dĂ©sormais comme « ville libre ». 27 Jacques ROUGERIE Chef communard, par Daniel Vierge Inter Commune:CHAP5_P23_P28 2/08/07 11:18 Page 27
  • 29. 6. Alain DALĂ”TEL La Commune « d’en haut » La nouvelle commune de Paris doit se gou- verner. Une commission exĂ©cutive est dĂ©si- gnĂ©e, et ses diffĂ©rentes commissions ressemblent Ă  de petits ministères qui s’ins- tallent d’ailleurs dans les locaux de l’État. Rien que de très classique ; si l’on prend l’exemple de la Commission de la Guerre, on s’aperçoit qu’elle fonctionne avec ses chefs militaires de façon tout Ă  fait tradi- tionnelle. Si la conscription est abolie, elle est bientĂ´t remplacĂ©e par le service obliga- toire dans la Garde nationale pour les hommes de 19 Ă  40 ans, mariĂ©s ou non. Gustave Cluseret, ancien officier de mĂ©tier devenu gĂ©nĂ©ral dans l’armĂ©e amĂ©ricaine pendant la guerre de sĂ©cession puis rĂ©volu- tionnaire international, nommĂ© dĂ©lĂ©guĂ© Ă  la Guerre en avril, jaloux de son autoritĂ©, rĂ©instaurera les conseils de guerre contre les FĂ©dĂ©rĂ©s, dĂ©cidĂ©ment trop remuants et peu disciplinĂ©s. L’Etat existe toujours, mĂŞme s’il y a un changement de personnel et un esprit de rĂ©forme. Ce n’est pas parce que les blan- quistes ont appelĂ© la PrĂ©fecture de police, « ex-prĂ©fecture de police », qu’elle a dis- paru. De mĂŞme pour la magistrature dite « rĂ©volutionnaire », qui fonctionne d’une manière classique. Une autre commission a fait l’objet de critiques, la DĂ©lĂ©gation des Relations extĂ©rieures. Pascal Grousset y règle tout d’abord la question des rapports avec la Prusse, puissance occupante, trop puissante pour qu’on l’affronte. Le statu quo obtenu par le ComitĂ© central est re- conduit. Le gouvernement de Versailles s’en servira plus tard contre la Commune. Reste le problème des relations avec les au- tres villes de France. Les communes Ă©phĂ©- mères de Marseille et de Narbonne vaincues, des appels aux provinces sont lan- cĂ©s. Mais ils ne sont pas suivis. Le bilan du fonctionnement des commis- sions n’est pourtant pas nĂ©gatif. Celle des Services publics a remis en marche l’admi- nistration de la capitale dĂ©sertĂ©e par les fonctionnaires. Celle des Finances, sous la direction du très lĂ©galiste Francis Jourde, a rempli son rĂ´le avec une grande modĂ©ra- tion. La dĂ©lĂ©gation Ă  l’Enseignement avec Edouard Vaillant, au nom de la sĂ©paration de l’Eglise et de l’Etat, a commencĂ© de met- 29 Alain DALĂ”TEL Inter Commune:CHAP6_P29_P32 1/08/07 16:57 Page 29
  • 30. tre en pratique une Ă©ducation d’avant-garde, avec la collabo- ration de femmes aux idĂ©es avancĂ©es comme AndrĂ© LĂ©o (LĂ©odile Champseix). C’est en avril que la crise com- mence vraiment. Les Ă©lections complĂ©mentaires du 16 avril sont un Ă©chec et surtout on note un comportement rebelle dans les lĂ©gions de la Garde natio- nale, travaillĂ©es par les sous-comitĂ©s d’ar- rondissements qui mettent en place des clubs oĂą la critique des « Ă©charpiers » et des « galonnĂ©s » est quotidienne. Pour pallier la dĂ©gradation de la situation militaire, une majoritĂ© de membres de la Commune met en place un ComitĂ© de salut public censĂ© rĂ©- soudre la crise. Politiquement, elle ne fait que s’aggraver, les Ă©lus se divisant en parti- sans d’un pouvoir fort et une minoritĂ© op- posĂ©e Ă  la « dictature » du ComitĂ© de salut public. En rĂ©alitĂ©, le « pouvoir communal », malgrĂ© les vellĂ©itĂ©s de quelques personna- litĂ©s, reste faible. Cette assemblĂ©e commu- naliste, formĂ©e d’hommes gĂ©nĂ©reux, dĂ©vouĂ©s Ă  la cause populaire, ne s’est pas toujours montrĂ©e Ă  la hauteur de sa lourde tâche. Souvent jeunes, sans expĂ©rience du pouvoir, obligĂ©s d’improviser un gouverne- ment au milieu d’une crise politique, ses membres sont extĂ©nuĂ©s par de multiples responsabilitĂ©s. Le journaliste Arthur Arnould, membre de la Commune Ă©crit : « Nous Ă©tions surmenĂ©s de travail, accablĂ©s de fatigue, n’ayant pas Ă  nous une minute de repos, un instant oĂą la rĂ©flexion calme put se pro- duire et exercer son influence salutaire… Je ne me rappelle pas m’être dĂ©shabillĂ©, cou- chĂ©, dix fois dans ces deux mois ». La lecture des procès-verbaux des sĂ©ances de l’assem- blĂ©e communale est parfois surprenante : on y discute dans le vide sur des questions de dĂ©tail et le formalisme « institutionnel » prend le dessus sur les nĂ©cessitĂ©s de la si- tuation, et surtout sur le fond, la question sociale. Ces hommes ont Ă©tĂ© Ă©lus pour met- tre en Ĺ“uvre la rĂ©volution, mais, comme cela est frĂ©quent, une fois au pouvoir, la plupart oublient leur mandat. On est Ă©tonnĂ© de trouver des orateurs qui dĂ©fen- dent le principe de la propriĂ©tĂ©. Le respec- table doyen du Conseil communal, Charles Beslay, a mĂŞme protĂ©gĂ© la Banque de France, plusieurs fois menacĂ©e par les fĂ©dĂ©rĂ©s. Quelques-uns comme Augustin Avrial, Ă©lu du XIe arrondissement, et surtout LĂ©o Fränkel, Ă©lu du XIIIe , sauront rappeler leur devoir Ă  AlainDATĂ”TEL 30 Inter Commune:CHAP6_P29_P32 1/08/07 16:57 Page 30
  • 31. leurs collègues. Ce dernier, le 12 mai, presque Ă  la fin de la Commune, dĂ©clare hautement : « la RĂ©volution du 18 mars a Ă©tĂ© faite exclusivement par la classe ouvrière. Si nous ne faisons rien pour cette classe, nous qui avons pour principe l’éga- litĂ© sociale, je ne vois pas la raison d’être de la Commune. » LLaa ppaarrtt dduu ppeeuuppllee L’une des caractĂ©ristiques de la RĂ©volution de 1871, celle qui nous interpelle le plus aujourd’hui dans le contexte d’une certaine rupture entre la classe politique et la sociĂ©tĂ© civile, c’est l’émergence de plusieurs instances populaires : la Garde nationale fĂ©dĂ©rĂ©e et les sous-comitĂ©s d’arrondisse- ments, le mouvement des femmes et les clubs. Comme s’il y avait eu une « Com- mune d’en haut » Ă  l’HĂ´tel de Ville avec les Ă©lus, un pouvoir « lĂ©gal », et une « Com- mune d’en bas », un pouvoir populaire des quartiers. Une situation tendue qui s’ex- plique par la lutte des classes, au sens large du terme, qui dĂ©chire le camp communard. LLeess cclluubbss rroouuggeess Les clubs populaires de 1871 ont Ă©tĂ© l’une des cibles principales du discours versaillais lors de la rĂ©pression ; ils Ă©taient pour les hommes de l’ordre, le mal absolu. C’est dans ces lieux que le peuple insurgĂ© a repris la parole comme en 1793 et en 1848. Les clubs avaient refleuri après le 4 septembre 1870 jusqu’au nombre d’une centaine, contestant la faiblesse du gouvernement de la DĂ©fense nationale. Interdits après l’in- surrection du 22 janvier 1871, ils rĂ©appa- raissent fin avril et s’installent dans les Ă©glises. Pour les militants de ces assemblĂ©es, vite dominĂ©es par l’élĂ©ment fĂ©minin, il s’agit de pousser les Ă©lus dans la voie de la RĂ©volution. En effet, si le principe de la Commune n’est jamais mis en cause par ces communards mĂ©contents, il apparaĂ®t nette- ment qu’ils rejettent sans appel les « chamailleries parlementaires » de l’HĂ´tel de Ville. Le Club des prolĂ©taires, qui rĂ©qui- sitionne les Ă©glises Saint-Ambroise et Sainte-Marguerite dans le XIe , est un bon exemple de ce phĂ©nomène populaire. Ses organisateurs, travailleurs issus du sous- comitĂ© de l’arrondissement qui a pris le pou- voir Ă  la mairie, s’en prennent Ă  « la ma- chine Ă  Ă©touffement de l’HĂ´tel de Ville ». 31 Alain DALĂ”TEL Inter Commune:CHAP6_P29_P32 1/08/07 16:57 Page 31
  • 32. « MajoritĂ© ou minoritĂ©, que nous importe ! Vos personnes sont de peu de poids dans les balances de la Commune ! » Les Ă©lus, « simples commis » rĂ©voca- bles, « sont tenus de soumettre leurs projets de dĂ©crets Ă  la sanction du peuple, qui leur fait des injonctions et n’a pas Ă  en recevoir ». La « RĂ©publique nouvelle » sera garantie par les « soldats-citoyens ». Les clubistes, compte tenu de la gravitĂ© de la situation, sont certes, mobilisĂ©s par la question militaire, mais dans leurs discours très « musclĂ©s », ils n’en oublient pas pour autant les « reven- dications du peuple », car ils se rĂ©clament de la « classe du travailleur ». Les clubs, qui rĂ©alisent donc un vrai pou- voir populaire, sont très attachĂ©s Ă  leur autonomie ; « Nous avons les maĂ®tres en horreur de quelque masque qu’ils osent se couvrir (Ă©crit un rĂ©dacteur dans le n° 2 du journal « Le ProlĂ©taire » du 15 mai 1871) et nous n’hĂ©siterons pas Ă  dĂ©voiler leurs manĹ“uvres, fussent-ils ceints d’une Ă©charpe rouge Ă  frange d’or. Nous ne sommes pas plus dis- posĂ©s Ă  subir le joug de nos Ă©gaux de la veille que de nos tyrans d’hier. Il faut que les exploiteurs du rĂ©gime de transition en fassent leur deuil ; toutes les vanitĂ©s, toutes les convoi- tises, doivent ĂŞtre immolĂ©es sur l’au- tel de la Commune. » 32 AlainDATĂ”TEL Inter Commune:CHAP6_P29_P32 1/08/07 16:57 Page 32
  • 33. 7. Jacques Rougerie L’œuvre de la Commune L’AssemblĂ©e communale n’a siĂ©gĂ© et tra- vaillĂ© que 54 jours ; c’était bien peu pour rĂ©aliser des rĂ©formes. Elle para donc d’abord au plus pressĂ©, faisant remise le 29 mars des loyers impayĂ©s pendant le siège, prorogeant le 12 avril le moratoire de règlement des effets de commerce que venait d’abroger l’AssemblĂ©e. Le 6 mai, elle dĂ©cidait la restitution gratuite des objets d’une valeur infĂ©rieure Ă  20 francs - linge, matelas, meubles, petits bijoux, instru- ments de travail - mis en gage au Mont-de- PiĂ©tĂ© en garantie de prĂŞts Ă  des taux usuraires Ă  une clientèle populaire. Elle prit nĂ©anmoins deux grandes mesures de principe que la IIIe RĂ©publique ne rĂ©ali- sera que bien des annĂ©es plus tard : le 29 mars, abolition de la conscription par tirage au sort et instauration du service mi- litaire obligatoire pour tous dans la garde nationale ; le 2 avril, sĂ©paration de l’Eglise et de l’Etat. La commission de l’Enseigne- ment, dirigĂ©e par Édouard Vaillant, aidĂ©e des commissions locales d’arrondissement procĂ©da Ă  la laĂŻcisation des Ă©coles publiques dont beaucoup Ă©taient encore entre les mains de religieux. L’éducation serait gra- tuite, obligatoire et « intĂ©grale », Ă  la fois de culture gĂ©nĂ©rale et professionnelle : « II faut qu’un manieur d’outil puisse Ă©crire un livre ». Le peintre Courbet, membre de la Commune, prĂ©sident d’une commission des musĂ©es, ouvrait au peuple le Louvre, le musĂ©e du Luxembourg, le MusĂ©um d’his- toire naturelle. 33 Jacques ROUGERIE Les Communardes, caricatures de Nix Inter Commune:CHAP7_P33_P36 1/08/07 16:59 Page 33
  • 34. Dans l’immĂ©diat, il fallait faire vivre la ville, l’administrer, payer la solde des gardes nationaux, et surtout financer la dĂ©fense contre Versailles. Le dĂ©lĂ©guĂ© aux Finances Jourde disposait de l’argent des contributions indi- rectes et de l’octroi. Il obtint des avances de la Banque de France pour 16 765 202 francs (que Paris devra plus tard rembourser intĂ©gralement) ; dans le mĂŞme temps, la Banque prĂŞtait 257 millions Ă  Ver- sailles. Avec très peu d’argent, des commis- sions municipales d’arrondissement, tantĂ´t nommĂ©es par la Commune, tantĂ´t formĂ©es sur initiative locale, assurèrent les fonctions administratives, Ă©tat civil, organisation de l’éducation, de l’assistance, jusqu’aux plus humbles tâches de la voirie. Ce n’est pas la moindre rĂ©ussite de Paris insurgĂ© : la vie politique Ă  bon marchĂ©. La Commune se voulut rĂ©volution sociale. Sa commission du Travail et de l’Echange, dirigĂ©e par le membre hongrois de l’Inter- nationale Frankel, ouvrier bijoutier, prĂ©pa- rait des mesures d’organisation du travail parisien. Les chambres syndicales des divers mĂ©tiers qui s’étaient formĂ©es Ă  la fin de l’Empire, souvent Ă  l’impulsion de mem- bres parisiens de l’Association internatio- nale des travailleurs, crĂ©eraient des associations ouvrières coopĂ©ratives de pro- duction qui, n’ayant pas de patron Ă  rĂ©tri- buer d’un profit injuste, Ă©changeant leurs produits Ă  prix coĂ»tant (« l'Ă©gal Ă©change »), soutenues par la banque de crĂ©dit populaire que serait le Mont-de-PiĂ©tĂ© radi- calement transformĂ©, feraient une concur- rence victorieuse aux entrepreneurs privĂ©s. La ville leur rĂ©serverait ses commandes : l’équipement de la Garde nationale irait aux associations de cordonniers ou de tail- leurs. Le 16 avril, l’assemblĂ©e communale dĂ©crĂ©ta la confiscation des ateliers aban- donnĂ©s par leurs propriĂ©taires en fuite ; ils seraient remis aux associations coopĂ©ratives. Faute de temps, cette organisation rĂ©volu- tionnaire du travail reste Ă  l’état de projet. En revanche Ă©taient interdites les amendes et retenues de salaire dans les ateliers ou les administrations. Le travail de nuit Ă©tait in- terdit dans les boulangeries, Ă  la demande de la chambre syndicale de la profession. La Commune fixa le 2 avril le maximum des traitements des fonctionnaires Ă  JacquesROUGERIE 34 Inter Commune:CHAP7_P33_P36 1/08/07 16:59 Page 34
  • 35. 6 000 francs (l’équivalent d’à peu près 1 500 euros mensuels). Ses membres ne tou- chaient qu’uneindemnitĂ©de 15 francs par jour. Le 19 avril dans une solennelle DĂ©claration au Peuple français, l’assemblĂ©e communale proposait une refonte administrative et po- litique totale du pays. « L’unitĂ©, telle qu’elle nous a Ă©tĂ© imposĂ©e jusqu’à ce jour par l’Em- pire, la monarchie et le parlementarisme, n’est que la centralisation despotique, inin- telligente, arbitraire ou onĂ©reuse. L’unitĂ© politique, telle que la veut Paris, c’est l’association volontaire de toutes les initiatives locales ». Le pouvoir serait dĂ©centralisĂ© Ă  l’extrĂŞme, par « l’autonomie de la Commune Ă©tendue Ă  toutes les localitĂ©s de France ». La France formerait une fĂ©dĂ©ration de com- munes libres, liĂ©es par un contrat, chacune nommant ses fonctionnaires, organisant son enseignement, sa police, dĂ©cidant de son budget. Les citoyens pourraient inter- venir directement dans les affaires pu- bliques ; leurs reprĂ©sentants seraient constamment rĂ©vocables. Cette forme de dĂ©mocratie participative, il vaut mieux dire immĂ©diate, se situait dans la tradition mĂŞme de la Constitution montagnarde de l’an I, de 1793, très dĂ©centralisatrice, que les rĂ©publicains de la gauche radicale tenaient Ă  l’époque pour un guide idĂ©al. On se sou- venait des apostrophes de Robespierre : « Fuyez la manie ancienne des gouverne- ments de vouloir trop gouverner. Laissez aux communes, laissez aux familles, laissez aux individus... le soin de diriger eux- mĂŞmes leurs propres affaires en tout ce qui ne tient point essentiellement Ă  l’adminis- tration gĂ©nĂ©rale de la RĂ©publique ». Ou en- core « Le peuple est le souverain ; le gouvernement est son ouvrage et sa pro- priĂ©tĂ© ; les fonctionnaires publics sont ses commis. Le peuple peut, quand il lui plaĂ®t, changer son gouvernement et rĂ©voquer ses mandataires ». Ce qui Ă©tait peut-ĂŞtre utopie s’agissant de la France fonctionnait dans Paris, « ville libre » qui se proposait en exemple. Dans les clubs populaires, les multiples comitĂ©s de la Garde nationale, jusque dans les rues, on discutait, on contestait les actes et les dĂ©cisions d’une assemblĂ©e communale jugĂ©e trop « mollasse ». La participation po- pulaire Ă  la politique, hommes et aussi et peut-ĂŞtre surtout femmes, tendait Ă  deve- nir une rĂ©alitĂ©, comme elle l’avait Ă©tĂ© un moment dans le Paris sans-culotte de l’an II. 35 Jacques ROUGERIE Inter Commune:CHAP7_P33_P36 1/08/07 16:59 Page 35
  • 36. 36 JacquesROUGERIE Les hommes de la Commune Inter Commune:CHAP7_P33_P36 1/08/07 17:00 Page 36
  • 37. 8. Hollis CLAYSON La culture et la Commune Comme en 1789, en 1830 et en 1848, les ar- tistes s’engagent dans le combat politique. Gustave Courbet en est la figure emblĂ©- matique : « A notre Ă©poque oĂą la dĂ©mo- cratie doit tout diriger, il serait illogique que l’art, qui mène le monde, soit en retard sur la rĂ©volution qui se dĂ©roule en ce mo- ment en France ». LLeess aarrttiisstteess ccoommmmuunnaarrddss.. Pendant le premier siège, avait Ă©tĂ© mise en place une commission artistique qui avait pour objectif la sauvegarde des musĂ©es na- tionaux - donc la protection du patrimoine culturel - et la rĂ©forme de l’administration des Beaux-Arts. Elle rĂ©unissait autour de son prĂ©sident Gustave Courbet, des artistes opposĂ©s au Second Empire. En avril 1871, 47 peintres, sculpteurs et plasticiens fon- daient la FĂ©dĂ©ration des artistes : outre Courbet, les plus cĂ©lèbres sont le sculpteur Dalou, les peintres Millet, Corot, Daumier, Monet. La FĂ©dĂ©ration prĂ´ne une totale libertĂ© artistique par rapport Ă  l’Etat ; elle s’emploie Ă  prĂ©parer une rĂ©forme de l’édu- cation artistique et du marchĂ© de l’art. De mĂŞme, les auteurs, compositeurs, drama- turges et acteurs s’efforcent de prendre le contrĂ´le de leur art. LLaa gguueerrrree ddeess iimmaaggeess.. Le combat par images interposĂ©es est un des aspects de la bataille politique de 1871. Les caricatures « communardes » diffusĂ©es en feuilles volantes, prolifèrent dans le 37 Hollis CLAYSON Inter Commune:CHAP8_P37_P38 1/08/07 17:00 Page 37
  • 38. contexte de libertĂ© d’expression qui caractĂ©rise la courte pĂ©riode de la Commune. Les thèmes principaux sont l’hostilitĂ© Ă  Thiers (au moins la moitiĂ© des caricatures) et l’anticlĂ©ricalisme. Les anti-communards, de leur cĂ´tĂ©, tournent en dĂ©rision les thĂ©oriciens socialistes et pren- nent pour cible privilĂ©giĂ©e la figure de la « pĂ©troleuse ». La Commune est la première rĂ©volution pho- tographiĂ©e de l’histoire : les fĂ©dĂ©rĂ©s en uni- forme, les barricades de la « semaine sanglante », la destruction de la colonne VendĂ´me… Les anti-communards insistent sur les destructions : l’HĂ´tel de Ville, le palais des Tuileries sont incendiĂ©s. HollisCLAYSON 38 La statue de NapolĂ©on Ă  terre Inter Commune:CHAP8_P37_P38 1/08/07 17:00 Page 38
  • 39. 9. Gay GULLICKSON Les femmes et la Commune Comme en toute rĂ©volution, les femmes ont pris une large part Ă  la Commune. Elles ont Ă©tĂ© les premières Ă  affronter les troupes Ă  Montmartre le 18 mars. Lorsqu'elles virent les soldats essayant de dĂ©placer les canons, elles les en empĂŞchèrent, se glis- sant entre les pièces et coupant les rĂŞnes des chevaux, exhortèrent les soldats Ă  met- tre la crosse en l’air. Des femmes Ă©taient Ă©galement prĂ©sentes lorsque les gĂ©nĂ©raux Lecomte et ClĂ©ment- Thomas furent exĂ©cutĂ©s. Le calme relatif qui avait rĂ©gnĂ© durant la matinĂ©e avait disparu. Il semble qu’elles aient jouĂ© un rĂ´le dĂ©terminant dans la dĂ©- cision de les fusiller. Leur prĂ©sence dans la foule, leur participation aux scènes de liesse qui se dĂ©roulèrent immĂ©diatement après prirent une grande signification pour les opposants Ă  la Commune. Plus que les actions des hommes, celles des femmes furent considĂ©rĂ©es comme la preuve de l’iniquitĂ© de l’insurrection dès le dĂ©but. Pendant l’insurrection, les femmes restèrent pourtant relĂ©guĂ©es aux marges de la poli- tique. Le suffrage « universel » les excluait du vote. Elles fabriquaient des cartouches, des uniformes et des sacs de sable pour les barricades. Cantinières et ambulancières apportaient nourriture et boisson aux dĂ©fenseurs des fortifications, soignaient les blessĂ©s, enterraient les morts. Des mili- tantes formaient des comitĂ©s de vigilance dans les quartiers, qui demandaient Ă  la Commune d'amĂ©liorer l'Ă©ducation des filles, les salaires des femmes, et de crĂ©er davantage d'emplois fĂ©minins. 39 Femme en uniforme de la Garde nationale par Daniel Vierge Gay GULLICKSON Inter Commune:CHAP9_P39_P42 2/08/07 11:20 Page 39
  • 40. GayGULLICKSON 40 Nombre de femmes - simples femmes du peuple, militantes radicales - assistaient aux dĂ©bats des clubs. Beaucoup Ă©coutaient, quelques-unes prenaient la parole. Les « ennemis de la rĂ©volution » Ă©taient pour elles les prĂŞtres, les religieuses, les rĂ©fractaires et les riches oisifs. Elles rĂ©cla- maient des rĂ©formes sociales, des droits po- litiques pour les femmes et notamment la lĂ©galisation du divorce. D'autres encore in- citaient les femmes Ă  aider Ă  la construction des barricades voire Ă  prendre les armes. Les femmes ne pouvaient faire partie de la Garde nationale, elles accompagnaient les bataillons au combat en qualitĂ© de canti- nières et d'ambulancières. Alix Milliet- Payen, de famille bonne rĂ©publicaine, jeune Ă©pouse d'un garde national, accom- pagna son mari quand le bataillon de celui- ci fut envoyĂ© sur le front d'Issy en avril. Campant au milieu des hommes dans un cimetière sans tentes ni couvertures, elle assista le docteur qui amputa un homme blessĂ© Ă  la jambe. Ces femmes risquaient la mort ou la capture, ce qui pouvait signifier le viol aussi bien que la mort. AndrĂ© LĂ©o (nom de plume de LĂ©odile Champseix) Ă©tait rĂ©dactrice au journal « La Sociale ». Elle y fut l'un des critiques les plus intelligents de la Commune. ProfondĂ©ment prĂ©occupĂ©e par l'Ă©chec d’une direction communale qui ne parvenait ni Ă  obtenir le soutien de la province, ni Ă  organiser une dĂ©fense vraiment efficace de Paris, et seule pratiquement parmi les journalistes, elle exhortait la Commune Ă  s’appuyer bien davantage sur les femmes. « Toutes avec tous » - c’était le titre d’un de ses articles, - les Parisiens pourraient faire Ă©chec Ă  Versailles. Seuls, les hommes ne pourraient vaincre et la rĂ©volution Ă©chouerait. Louise Michel, une institutrice qui dĂ©fen- dait passionnĂ©ment la Commune, fut une Une sĂ©ance du club des femmes dans l'Ă©glise Saint-Germain-l'Auxerrois Inter Commune:CHAP9_P39_P42 2/08/07 11:20 Page 40
  • 41. des femmes rĂ©volutionnaires les plus cĂ©lè- bres du XIXe siècle. Elle prenait la parole dans des clubs animĂ©s par le ComitĂ© de vi- gilance des femmes de Montmartre qu’elle avait fondĂ©, prĂ©parait un plan de rĂ©organi- sation de l'Ă©ducation sous la RĂ©publique. Elle combattit avec les fĂ©dĂ©rĂ©s, aidant les blessĂ©s sur le champ de bataille tirant mĂŞme sur l'ennemi. Elle Ă©crivit plus tard que les hommes donnaient l'impression d’aider les femmes mais se contentaient au fond des apparences. Croyant en l'Ă©galitĂ© des hommes et des femmes, elle pensait qu'une rĂ©- volution Ă©tait aussi nĂ©cessaire dans la situation des femmes que dans celle des travailleurs. Faite prisonnière, elle fut condamnĂ©e Ă  la dĂ©portation en Nouvelle-CalĂ©donie. Les femmes de la bourgeoisie, pour leur part, faisaient fonc- tionner les entreprises fami- liales, en l’absence de leur mari qui avait fui la ville pour Ă©viter d'ĂŞtre enrĂ´lĂ© dans la Garde na- tionale. Certaines sauvèrent prĂŞtres et religieuses. Mais, Ă  Versailles, des femmes insultaient les convois de prisonniers. Lorsque les forces de Versailles envahirent Paris en mai, hommes et femmes se prĂ©cipi- tèrent pour renforcer et dĂ©fendre les barri- cades. Des incendies Ă©clatèrent dans Paris : la rumeur se rĂ©pandit bientĂ´t que c’étaient 41 Gay GULLICKSON Anne-Marie Menan Inter Commune:CHAP9_P39_P42 2/08/07 11:20 Page 41
  • 42. des « pĂ©troleuses » qui les avaient allumĂ©s. C’est lĂ  une des grandes lĂ©gendes de l'histoire. Quelques femmes qui avaient Ă©tĂ© arrĂŞtĂ©es sur ou auprès des barricades, furent condamnĂ©es comme telles par les conseils de guerre. Long- temps après que les incendies furent Ă©teints et la paix rĂ©tablie, on continua de croire que les pĂ©troleuses se faufilaient dans la ville, s'efforçant de mettre le feu aux maisons bourgeoises. Des femmes furent tuĂ©es au combat. D'autres furent exĂ©cutĂ©es sommairement On ne saura jamais combien sont mortes pendant la « semaine sanglante ». Selon les comptes offi- ciels, 1 051 femmes avaient Ă©tĂ© faites prison- nières, 168 furent jugĂ©es. Le gouvernement Ă©tait convaincu que bien davantage Ă©taient coupables d’avoir dĂ©fendu la Commune mais n’avait pu trouver de preuves et avait dĂ» en libĂ©rer la plupart. GayGULLICKSON 42 ExĂ©cution d'une "pĂ©troleuse" Inter Commune:CHAP9_P39_P42 2/08/07 11:20 Page 42
  • 43. 10. Robert TOMBS La DĂ©faite de la Commune ““LLeess VVeerrssaaiillllaaiiss”” Les “Versaillais”, c’était d’abord la majoritĂ© de l’AssemblĂ©e nationale, Ă©lue le 8 fĂ©vrier 1871. Il lui incombait la tâche difficile de faire la paix et d’établir un nouveau système de gouverne- ment pour la France. Les dĂ©putĂ©s se rĂ©unirent d’abord Ă  Bordeaux oĂą ils choisirent comme chef du pouvoir exĂ©cutif Adolphe Thiers. Thiers est l’un des hommes d’Etat les plus mar- quants et les plus controversĂ©s du XIXe siècle. Intelligent, ambitieux et infatigable, il com- mence sa carrière comme journaliste d’oppo- sition sous la Restauration, et devient ministre du roi Louis-Philippe. Il est un des chefs de l’op- position libĂ©rale au Second Empire. Il attaque la politique Ă©trangère de NapolĂ©on III qu'il considère comme dangereuse et s'oppose Ă  la guerre en 1870. La dĂ©faite de la France semble lui donner raison, et il devient l’homme poli- tique le plus influent du moment, chargĂ© de former un gouvernement. Il sous-estime la si- tuation dangereuse Ă  Paris au mois de mars 1871, et sa dĂ©cision de saisir les canons sĂ©- questrĂ©s pas la Garde nationale prĂ©cipite l’in- surrection. Il dirige ensuite la lutte militaire contre la Commune. Etant centriste en poli- tique, il arrive Ă  garder le soutien de la majo- ritĂ© des royalistes et des rĂ©publicains de province. Sa victoire sur la Commune et sa nĂ©- gociation de la paix avec Bismarck lui donne un prestige Ă©norme, et ses admirateurs lui dĂ©- cernent le titre de « libĂ©rateur du territoire ». Son soutien pour une « rĂ©publique conser- vatrice » contribue Ă©normĂ©ment Ă  l’accep- tation populaire de la Troisième RĂ©publique. NĂ©anmoins, pour la gauche et pour beaucoup de Parisiens, Thiers reste la rĂ©action personnifiĂ©e, provocateur de la 43 Robert TOMBS Adolphe Thiers (1797-1877) Inter Commune:CHAP10_P43_P54 1/08/07 17:03 Page 43
  • 44. RobertTOMBS 44 guerre civile et responsable de la mort ou la dĂ©portation de di- zaines de milliers de Parisiens. La majoritĂ© de l’AssemblĂ©e Ă©tait royaliste. Le principe d’une mo- narchie avait de nombreux adeptes en France, notamment dans les rĂ©gions oĂą le catholi- cisme Ă©tait le mieux implantĂ©. Mais la victoire Ă©lectorale Ă©cra- sante des royalistes en 1871 de- vait beaucoup aux circonstances de la dĂ©faite. Les bonapartistes, force politique dominante en France pendant plus de vingt ans, Ă©taient discrĂ©ditĂ©s par la dĂ©bâcle mili- taire de 1870. Les rĂ©publicains Ă©taient reje- tĂ©s par la majoritĂ© de l’électorat en raison de leur appui Ă  la guerre Ă  outrance : beaucoup d’électeurs croyaient que celle-ci n’avait fait que contribuer Ă  rendre la dĂ©faite plus dĂ©- sastreuse. Les dĂ©putĂ©s royalistes, dont beau- coup Ă©taient des propriĂ©taires terriens et des nobles, Ă©taient, notamment pour les masses paysannes, les candidats de la paix. L’AssemblĂ©e nationale, dans sa majoritĂ©, souhaitait donc la restauration d’une mo- narchie. Mais laquelle ? Les royalistes Ă©taient partagĂ©s entre lĂ©gitimistes (parti- sans de la dynastie des Bourbons renversĂ©e en 1830) et orlĂ©anistes (partisans de la monarchie de la maison d’OrlĂ©ans chassĂ©e par la rĂ©volution de 1848). Les premiers voulaient en revenir Ă  un système catho- lique et autoritaire. Les seconds prĂ©fĂ©- raient une monarchie constitutionnelle parlementaire comme en Grande-Bretagne ou en Belgique, qui, dans la pratique, n’était pas très Ă©loignĂ©e d’une rĂ©publique modĂ©rĂ©e. Cependant, la plupart des rĂ©pu- blicains, particulièrement Ă  Paris, pensaient que la RĂ©publique Ă©tait la seule forme de gouvernement qui assure la libertĂ©, l’éga- litĂ© et le progrès et ils Ă©taient prĂŞts Ă  la dĂ©fendre par tous les moyens. Les conser- vateurs de l’AssemblĂ©e montraient peu de sympathie ou de comprĂ©hension pour les rĂ©publicains parisiens, Ă  leurs yeux des rĂ©volutionnaires dangereux. Avant mĂŞme que ne commence la Commune, l’AssemblĂ©e voyait Paris avec suspicion, voire avec peur. C’est pourquoi elle refusa de siĂ©ger au Palais-Bourbon, choisissant de se rĂ©unir dans l’ancien palais de Versailles, le 20 mars. Inter Commune:CHAP10_P43_P54 1/08/07 17:03 Page 44
  • 45. LLeess VVeerrssaaiillllaaiiss oonntt--iillss pprroovvooqquuĂ©Ă© llee ccoonnfflliitt ?? Les partisans de la Commune ont toujours accusĂ© Thiers et l’AssemblĂ©e d’avoir dĂ©libĂ©- rĂ©ment provoquĂ© une guerre civile afin d’avoir un prĂ©texte pour Ă©craser la gauche parisienne et restaurer la monarchie. Les actes de l’assemblĂ©e, nous l’avons vu, Ă©taient maladroits, mĂŞme brutaux. Mais aucune preuve ne vient Ă©tayer la thèse de la conspiration, qui semble, dans les cir- constances de mars 1871, improbable. Le gouvernement Ă©tait militairement très faible. Lorsque le peuple descendit dans la rue le 18 mars, Thiers, qui ne s’attendait pas Ă  rencontrer d’opposition sĂ©rieuse Ă  Paris, ses ministres, et ses troupes, peu nom- breuses et dĂ©sorganisĂ©es, se rĂ©fugièrent en catastrophe Ă  Versailles oĂą l’AssemblĂ©e allait se rĂ©unir. Ils y furent rejoints par des hauts fonctionnaires, des soldats, des jour- nalistes et des diplomates. Pour la première fois depuis 1789, la France Ă©tait gouvernĂ©e depuis la ville royale. VVeerrss llaa gguueerrrree cciivviillee Durant plusieurs jours, personne n’eut une idĂ©e claire de ce qui se passait. Beaucoup espĂ©raient des nĂ©gociations aboutissant Ă  un compromis entre Paris et Versailles. Aucun compromis n’était possible : un pro- fond fossĂ© politique sĂ©parait les insurgĂ©s parisiens – tous rĂ©publicains, anti-clĂ©ricaux et souvent socialistes – et l’AssemblĂ©e Ă  Ver- sailles – en majoritĂ© royaliste et catholique. La majoritĂ© des dĂ©putĂ©s n’accepterait pas que le peuple de Paris impose par la force Ă  la France une RĂ©publique que la plupart des Français semblaient avoir rejetĂ©e. De leur cĂ´tĂ©, les insurgĂ©s Ă©taient convaincus que Paris Ă©tait imprenable et que d’autres communes allaient naĂ®tre Ă  leur tour. De nombreux rĂ©publicains modĂ©rĂ©s se trouvaient dans une position difficile. Si l’insurrection se poursuivait, cela pourrait entraĂ®ner la chute de Thiers, son remplace- ment par un gouvernement monarchiste, peut-ĂŞtre une intervention allemande dans les affaires françaises conduisant Ă  la restauration de Henri V, voire de NapolĂ©on III. C’est pour- quoi des rĂ©publicains tels que Jules Ferry, Jules Simon, Louis Blanc soutenaient Thiers. Les par- tisans de la Commune Ă©taient tout Ă  fait mi- noritaires, mĂŞme parmi les rĂ©publicains. Beaucoup craignaient Paris, cette grande ville turbulente, tellement diffĂ©rente des bourgs et hameaux dans lesquels vivaient Robert TOMBS 45 Inter Commune:CHAP10_P43_P54 1/08/07 17:03 Page 45
  • 47. la plupart des Français. Le gouvernement de Versailles et les journaux qui le soute- naient dressaient de Paris sous la Commune un portrait hostile : les rĂ©volutionnaires, di- saient-ils, Ă©taient une minoritĂ© extrĂ©miste - souvent des Ă©trangers ou des criminels - qui imposaient leur volontĂ© par la violence et la terreur, passaient leur temps Ă  piller et Ă  s’enivrer. En rĂ©alitĂ©, les dirigeants de la Commune Ă©taient pour la plupart assez modĂ©rĂ©s dans leurs objectifs, dĂ©mocrates, idĂ©alistes, respectueux de la libertĂ© et de la propriĂ©tĂ©. Le gouvernement de Thiers ras- sembla donc autant de troupes qu’il put en trouver, en majoritĂ© de jeunes soldats de la province qui avaient Ă©tĂ© enrĂ´lĂ©s pour com- battre les Allemands. Le premier combat eut lieu le 2 avril Ă  Courbevoie, site actuel de La DĂ©fense, apparemment parce que les deux parties se soupçonnaient l’une l’autre de prĂ©parer une attaque. Ce ne fut qu’une escar- mouche, mais l’armĂ©e de Versailles exĂ©cuta plusieurs prisonniers. Le lendemain 3 avril, la Garde nationale parisienne lança une grande opĂ©ration, une marche sur Versailles. 30 Ă  40 000 hommes attaquèrent en trois colonnes passant par Courbevoie, Issy et Châtillon. Ils Ă©taient mal organisĂ©s, mal Ă©quipĂ©s et mal commandĂ©s. Lorsque les troupes versaillaises ouvrirent le feu, la plupart battirent en retraite dans le dĂ©sordre. Les Versaillais exĂ©cutèrent de nombreux prisonniers, dont le blanquiste Emile Duval, un des gĂ©nĂ©raux de la Garde nationale insurgĂ©e. LLee sseeccoonndd ssiièèggee ddee PPaarriiss,, aavvrriill--mmaaii Après ces premiers combats, il y eut une accalmie. Aucun des deux camps n’était en mesure de remporter une victoire rapide. L’armĂ©e de Versailles, commandĂ©e par le marĂ©chal de Mac-Mahon, complĂ©tait ses troupes et amĂ©liorait leur formation, leur discipline et leur armement. La Commune et le ComitĂ© central essayaient de leur cĂ´tĂ© d’organiser une force capable de dĂ©fendre Paris. Aux premiers jours d’avril, la ville Ă©tait pratiquement sans dĂ©fense : le 4 avril, il n’y avait que 45 hommes pour tenir la Porte de Neuilly. Mais d’importantes rĂ©- serves d’armes avaient Ă©tĂ© constituĂ©es pen- dant le siège allemand, et Paris Ă©tait protĂ©gĂ© par de solides fortifications. Le gouvernement de Versailles, tout comme la Commune, prenait grand soin de ne pas s’aliĂ©ner les Allemands qui avaient 47 Robert TOMBS Inter Commune:CHAP10_P43_P54 1/08/07 17:03 Page 47
  • 48. le pouvoir, s’ils le voulaient, d’in- tervenir et de dĂ©cider de l’issue du conflit. Les Versaillais savaient que cela les mettrait Ă  la merci du chancelier allemand Bis- marck. Les communards se ren- daient compte que les Allemands n’avaient aucune sympathie Ă  l’égard de leurs objectifs rĂ©volu- tionnaires. Les deux camps crai- gnaient que Bismarck n’essaie de restaurer le gouvernement de NapolĂ©on III. Mais les Allemands prĂ©fĂ©rè- rent se limiter Ă  une position de spectateurs. Le 11 avril, les Versaillais Ă©taient suffisa- mment forts pour occuper le plateau de Châtillon, au sud de Paris. Ce fut le dĂ©but d’une longue et classique opĂ©ration de siège. On creusait des tranchĂ©es progressi- vement de plus en plus proches des posi- tions ennemies jusqu’à ce que des batteries de canons puissent ĂŞtre placĂ©es Ă  bout por- tant afin d’ouvrir des brèches dans les rem- parts de la ville. De Neuilly Ă  BicĂŞtre, Versaillais et fĂ©dĂ©rĂ©s combattaient dans une banlieue en ruine. Le plan versaillais Ă©tait de pĂ©nĂ©trer dans Paris par les XVIe et XVe arrondissements. Il fallait d’abord pren- dre le fort d’Issy et c’est lĂ  qu’eurent lieu les combats les plus acharnĂ©s pendant près d’un mois. En 1871, Issy et Les Moulineaux Ă©taient de petits villages, le fort se dĂ©ta- chait sur une colline nue dans ce qui Ă©tait un paysage encore rural. De nombreux bataillons fĂ©dĂ©rĂ©s combattirent dans ce sec- teur, dont le 161e de Montmartre dans lequel la militante socialiste Louise Michel servait comme infirmière. Ă€ plusieurs re- prises, la garnison du fort, fatiguĂ©e et ef- frayĂ©e par la canonnade incessante, faillit se rendre. Le 9 mai, les Versaillais s’aperçu- rent que le fort avait Ă©tĂ© abandonnĂ© et l’occupèrent. Ils furent dès lors en mesure d’avancer au plus près des remparts. Le 20 mai, ils se trouvaient Ă  quelques mètres des Portes de Versailles, d’Auteuil et du Point du Jour. Des centaines de canons lourds tiraient sur les dĂ©fenseurs parisiens ; les photographies de l’époque montrent qu’une partie du XVIe arrondissement Ă©tait en ruines. Les fĂ©- dĂ©rĂ©s reculèrent pour s’abriter du feu et les remparts furent souvent laissĂ©s sans dĂ©fen- seurs. La Commune concentrait des milliers d’hommes dans les quartiers occidentaux de la ville, mais ils furent pris par surprise lorsqu’un grand nombre de soldats versail- lais escaladèrent les remparts pendant la RobertTOMBS 48 Inter Commune:CHAP10_P43_P54 1/08/07 17:03 Page 48
  • 49. nuit du 21-22 mai. Des bataillons entiers de fĂ©dĂ©rĂ©s se rendirent sans rĂ©sister ou furent capturĂ©s, souvent pendant leur sommeil. Ă€ l’époque, certains portèrent des accusations de trahison, notamment contre le comman- dant polonais des fĂ©dĂ©rĂ©s, le gĂ©nĂ©ral Dom- browski. Une explication plus vraisemblable est que la Garde nationale souffrait d’un com- mandement mĂ©diocre, et que beaucoup d’of- ficiers et d’hommes n’avaient plus envie de se battre. Document : Le DĂ©lĂ©guĂ© de la Guerre de la Commune, Charles Delescluze, espĂ©rait le 22 mai qu’il parviendrait Ă  inspirer un grand soulève- ment populaire : « Place au peuple, aux combattants aux bras nus ! L’heure de la guerre rĂ©volutionnaire a sonnĂ©. Le peuple ne connaĂ®t rien aux ma- noeuvres savantes, mais quand il a un fusil Ă  la main, du pavĂ© sous les pieds, il ne craint pas tous les stratĂ©gistes de l’école monarchiste. Aux armes, citoyens, aux armes ! Il s’agit, vous le savez, de vaincre ou tomber dans les mains impitoyables des rĂ©actionnaires et des clĂ©ri- caux de Versailles, de ces misĂ©rables qui ont, de parti pris, livrĂ© la France aux Prussiens et qui nous font payer la rançon de leurs trahisons ! » Charles Delescluze, d’une famille bour- geoise, commença sa carrière militante en 1830. En 1848, la Deuxième RĂ©publique le nomma brièvement prĂ©fet du Nord. Il fut emprisonnĂ© ou exilĂ© plusieurs fois sous la RĂ©publique et l’Empire pour des dĂ©lits de presse et pour appartenir Ă  des sociĂ©tĂ©s secrètes. Il fut Ă©lu Ă  l’extrĂŞme gauche de l’AssemblĂ©e nationale en fĂ©vrier 1871, mais dĂ©missionna pour rallier la Commune le 30 mars. Sa rĂ©putation lui assurait une in- fluence considĂ©rable au sein de la Com- mune, et on se tourna vers lui quand la situation militaire se dĂ©grada. MalgrĂ© son inexpĂ©rience militaire, il devient dĂ©lĂ©guĂ© Ă  la Guerre le 11 mai, chargĂ© de la dĂ©fense de Paris. Sa proclamation du 24 mai exprimait Robert TOMBS 49 Charles Delescluze (1809-1871) Inter Commune:CHAP10_P43_P54 1/08/07 17:04 Page 49
  • 50. une confiance illimitĂ©e dans la « levĂ©e en masse » populaire. Cependant il se rendit rapide- ment compte que la Commune Ă©tait perdue, et essaya de pren- dre contact avec les Allemands pour arrĂŞter l’effusion de sang ; mais certains fĂ©dĂ©rĂ©s le soup- çonnaient de vouloir se sauver de Paris. En partie pour se laver de cette accusation, il s’exposa dĂ©libĂ©rĂ©ment au feu versaillais, et fut tuĂ© près de la place de la RĂ©publique actuelle, un des rares membres de la Com- mune qui aient trouvĂ© la mort. Les Versail- lais ordonnèrent que son corps soit enseveli anonymement dans une fosse commune, mais il fut rĂ©cupĂ©rĂ© plus tard et inhumĂ© au Père-Lachaise. Une fois que les 130 000 hommes de l’ar- mĂ©e de Versailles eurent pĂ©nĂ©trĂ© dans la ville, le sort de la Commune Ă©tait rĂ©glĂ©. Elle n’avait jamais eu suffisamment d’hommes, et les effectifs diminuaient rapidement. Il est impossible de dire combien de fĂ©dĂ©rĂ©s continuaient Ă  combattre : bien souvent quelques dizaines faisaient face Ă  des cen- taines de Versaillais. Quelques milliers rĂ©sistèrent jusqu’à la fin. LLaa «« sseemmaaiinnee ssaannggllaannttee »»,, 2211 -- 2288 mmaaii L’histoire des combats de rue pendant ce que l’on a appelĂ© la « semaine sanglante » est l’un des grands drames de l’histoire de la France et de Paris. Si l’on s’en tient Ă  la vi- sion romanesque que l’on trouve dans de nombreux livres d’histoire, romans et mĂŞme bandes dessinĂ©es, on pourrait ima- giner qu’il y avait une barricade dans chaque rue et que tous les habitants – hommes, femmes et enfants – se rassem- blaient pour dĂ©fendre leur maison et fu- rent massacrĂ©s sur place. La rĂ©alitĂ© est diffĂ©rente, bien que tout aussi Ă©mouvante. La plupart des Parisiens n’ont pas com- battu. Dans les arrondissements de l’ouest, les habitants accueillirent les Versaillais comme des libĂ©rateurs. Ceux qui avaient soutenu la Commune se rendaient compte qu’elle avait perdu la partie. Des milliers se rĂ©fugièrent dans les caves des maisons. De nombreux fĂ©dĂ©rĂ©s se dĂ©barrassèrent pru- demment de leur uniforme et de leur fusil. MĂŞme Ă  Montmartre, oĂą l’insurrection avait commencĂ©, il y eut peu de rĂ©sistance. Certaines cĂ©lèbres histoires de combat – la dĂ©fense de la Butte aux Cailles, celle de la place Blanche par un bataillon de femmes, RobertTOMBS 50 Inter Commune:CHAP10_P43_P54 1/08/07 17:04 Page 50
  • 51. celle du cimetière du Père-Lachaise – relèvent largement de la lĂ©gende. Plusieurs milliers de communards combat- tirent avec dĂ©termination, notamment dans la moitiĂ© est de la ville oĂą le soutien Ă  la Commune avait toujours Ă©tĂ© le plus fort. Ă€ peu près 900 barricades ont Ă©tĂ© construites, mĂŞme si beaucoup d’entre elles, dans les petites rues, n’étaient pas dĂ©fendues. Les principaux combats eurent lieu pour dĂ©fendre les positions stratĂ©- giques oĂą avaient Ă©tĂ© Ă©rigĂ©es de fortes barricades armĂ©es de canons : place de la Bastille, place du Château d’Eau (aujourd’hui de la RĂ©publique) et place de la Rotonde (de Stalingrad). Ă€ l’est de Paris, les fĂ©dĂ©rĂ©s avaient Ă©tĂ© capables d’organiser une dĂ©fense coordonnĂ©e, sous la direction de quelques officiers de la Garde nationale comme les colonels Lisbonne et Brunel et de certains membres de la Commune qui fi- rent preuve d’une grande dĂ©termination : parmi ceux-ci Eugène Varlin (fusillĂ© par les Versaillais), et Auguste Vermorel (blessĂ© mortellement). Mais les Versaillais, outre leur Ă©norme supĂ©rioritĂ© numĂ©rique, Ă©taient mieux organisĂ©s et mieux dirigĂ©s. Au lieu d’attaquer les barricades de face, ils avan- çaient en ouvrant des brèches dans les murs des maisons voisines, et tiraient sur les fĂ©- dĂ©rĂ©s depuis les fenĂŞtres. Durant toute la semaine de combats près de cent grandes barricades furent prises d’assaut et quelques 3 500 soldats versaillais furent tuĂ©s ou blessĂ©s. L’armĂ©e finit par Ă©craser la der- nière rĂ©sistance communarde en encerclant Belleville et MĂ©nil- montant les 27 et 28 mai. Les der- nières escarmouches eurent probablement lieu faubourg du Temple et Ă  Belleville, près de l’église de MĂ©nilmontant pendant l’après-midi du 28 mai. On consi- dère traditionnellement que le Robert TOMBS 51 L'incendie de l'HĂ´tel de Ville Inter Commune:CHAP10_P43_P54 1/08/07 17:04 Page 51
  • 52. tout dernier coup de feu fut tirĂ© dans la rue Ramponeau, Ă  Belle- ville. PPoouurrqquuooii llaa «« sseemmaaiinnee ssaann-- ggllaannttee »» ?? La « semaine sanglante » n’a Ă©tĂ© ni seulement ni mĂŞme principale- ment un combat. Ce fut une tue- rie – l’une des plus tristement cĂ©lèbres dans l’histoire de la France et de l’Europe du XIXe siècle. Durant et après les combats, des milliers de fĂ©dĂ©rĂ©s ou de suspects furent exĂ©cutĂ©s par l’armĂ©e versaillaise. De nombreux fĂ©dĂ©rĂ©s furent tuĂ©s dans les combats ou fusillĂ©s sur place immĂ©diate- ment après leur capture. Ă€ l’époque, et pas seulement en France, on pensait que « les lois de la guerre » permettaient l’exĂ©cution sommaire des rebelles pris « les armes Ă  la main ». Des cours martiales furent constituĂ©es pour juger les prisonniers. Il s’agissait de pe- tits tribunaux sommaires composĂ©s d’offi- ciers de l’armĂ©e, de la gendarmerie, de la police ou de la Garde nationale pro-versail- laise. Les plus importantes siĂ©gèrent au pa- lais du Luxembourg, au théâtre du Châtelet et Ă  la prison de La Roquette. Ceux qu’ils condamnaient Ă  mort Ă©taient conduits sur un lieu d’exĂ©cution : Jardin du Luxembourg, caserne Lobau (derrière l’HĂ´tel de Ville), cimetière du Père-Lachaise (site du "Mur des FĂ©dĂ©rĂ©s"). Leurs corps furent gĂ©nĂ©rale- ment enterrĂ©s dans des fosses communes dans les cimetières de la ville comme le Père-Lachaise et Montparnasse (oĂą se trou- vent des monuments). Il est probable que RobertTOMBS 52 Le Mur des FĂ©dĂ©rĂ©s, au cimetière du Père-Lachaise La barricade de la place Blanche dĂ©fendue par les femmes Inter Commune:CHAP10_P43_P54 1/08/07 17:04 Page 52
  • 53. plusieurs milliers de Parisiens aient Ă©tĂ© exĂ©- cutĂ©s de cette manière. Comment expliquer une telle tragĂ©die ? La constitution des cours martiales et les exĂ©- cutions massives après la fin des combats rĂ©sultaient d’une dĂ©cision dĂ©libĂ©rĂ©e du haut commandement. Le gouvernement de Versailles et Thiers en particulier ont-ils donnĂ© l’ordre du massacre ? Il semble pro- bable qu’il Ă©tait disposĂ© Ă  laisser la main libre aux gĂ©nĂ©raux et Ă  fermer les yeux sur ce qui se passait. Il Ă©crivit Ă  son collègue rĂ©- publicain Jules Ferry, qui Ă©tait troublĂ© par cette effusion de sang : « Pendant le combat, nous ne pouvons rien et nous voudrions en vain nous en mĂŞler ». En d’autres termes, il pensait probablement que les communards ne mĂ©ritaient pas beaucoup de sympathie, mais il ne voulait pas que le gouvernement soit directement impliquĂ©. Les Versaillais – y compris les hommes poli- tiques, les militaires, les journalistes et les intellectuels – Ă©taient d’accord sur la nĂ©cessitĂ© de punir les communards durement. Ils croyaient mener en mĂŞme temps un combat patriotique : selon eux, l’insurrection Ă©tait encore plus rĂ©prĂ©hensible en 1871 car elle affaiblissait la capacitĂ© du pays Ă  faire face aux exigences allemandes. Les Versaillais Ă©taient convaincus que parmi les partisans de la Commune se trouvaient de nombreux Ă©trangers et des criminels venus Ă  Paris pour se livrer au pillage. Les Ă©vĂ©nements de la « semaine sanglante » accrĂ»rent leur colère ; des monuments publics – inclus le Château des Tuileries, l’HĂ´tel de Ville (re- construit par la suite), le Palais de Justice, le Ministère des Finances et la LĂ©gion d’Hon- neur - avaient Ă©tĂ© incendiĂ©s, et certains otages (dont l’archevĂŞque de Paris) avaient Ă©tĂ© exĂ©cutĂ©s par les communards. En somme, certains Versaillais dĂ©cidèrent que la dĂ©faite de la Commune leur fournissait l’occasion d’exterminer les rĂ©volutionnaires et d’assurer la paix et l’ordre dont la France avait besoin. Ils voulaient saisir cette occa- sion, dĂ©clara un officier versaillais, pour Robert TOMBS 53 ExĂ©cutions au jardin du Luxembourg Inter Commune:CHAP10_P43_P54 1/08/07 17:04 Page 53
  • 54. « purger notre pays de toute la racaille qui sème le deuil et la misère partout ». Comment identifier cette « ra- caille » ? Les mĂ©thodes Ă©taient plus que sommaires. Des prison- niers blessĂ©s dans le combat, ou dont les mains Ă©taient noircies de poudre, des Ă©trangers, des femmes soupçonnĂ©es d’être des pĂ©troleuses, des « meneurs », tels que membres de la Commune ou offi- ciers de la Garde nationale fĂ©dĂ©rĂ©e, des vic- times d’une dĂ©lation ; mĂŞme ceux qui avaient « de bien vilaines mines » , de telles indications pouvaient suffire pour ĂŞtre ren- voyĂ© devant un peloton d’exĂ©cution. La « semaine sanglante » horrifia les obser- vateurs Ă©trangers. Le grand quotidien britannique, « The Times », Ă©crit que « Les Français sont en train d’écrire la page la plus sombre de leur propre histoire et celle du monde entier. Les troupes versaillaises sem- blent vouloir dĂ©passer les communards dans leur prodigalitĂ© de sang humain ». Certains Ă  gauche – le plus cĂ©lèbre Ă©tant Karl Marx – espĂ©raient que les morts deviendraient des martyrs, honorĂ©s par la classe ouvrière. Quelques annĂ©es plus tard, Émile Zola, dans son roman « La DĂ©bâcle », interprĂ©ta la « semaine sanglante » comme une crise sa- lutaire : c’était « la partie saine de la France … qui supprimait la partie folle » et « la na- tion crucifiĂ©e [qui] expiait ses fautes et allait renaĂ®tre ». Il n’est pas possible de savoir de façon certaine combien il y eut de victimes – soit tuĂ©es au combat, soit mortes de leurs blessures, soit tombĂ©es devant des pelotons d’exĂ©cution. Le nombre minimum des vic- times doit avoisiner les 12 000, mais certains historiens ont estimĂ© que le vĂ©ritable chiffre s’élèverait Ă  20 000 ou plus. Quoi qu’il en soit, cela fait de la « semaine sanglante » le pire exemple de violence civile en Europe entre la RĂ©volution française et la RĂ©volution russe de 1917. RobertTOMBS 54 Ruines de l'HĂ´tel de Ville Inter Commune:CHAP10_P43_P54 1/08/07 17:04 Page 54
  • 55. 11. Laure GODINEAU La rĂ©pression lĂ©gale, la dĂ©portation, l'amnistie Après les combats et les exĂ©cutions de la semaine sanglante, plus de 40 000 prison- niers furent jugĂ©s par les tribunaux mili- taires. C'est dans les prisons et les dĂ©pĂ´ts de Versailles, puis dans les prisons de la rĂ©gion parisienne et de province et surtout dans les forts de l'ouest et dans les pontons des ports qu'ils attendirent leur jugement. Le 20 juillet 1875, le gĂ©nĂ©ral Appert, com- mandant la subdivision de Seine-et-Oise, prĂ©senta Ă  l'AssemblĂ©e nationale un « rapport d'ensemble […] sur les opĂ©rations de la justice militaire relative Ă  l'insurrec- tion de 1871 », bilan considĂ©rĂ© comme quasi dĂ©finitif et quasi complet, mĂŞme si l'on continua de juger pour faits relatifs Ă  l'insurrection après 1875, et si le rapport ne tenait pas compte des condamnations qui avaient eu lieu en province. Le gĂ©nĂ©ral Appert estimait ainsi « qu'Ă  la date du 31 dĂ©cembre 1874, l'Ĺ“uvre de la rĂ©pression entreprise Ă  la suite de l'insurrection [Ă©tait] La prison des Chantiers Ă  Versailles Laure GODINEAU 55 Inter Commune:CHAP11_P55_P60 1/08/07 17:05 Page 55
  • 56. LaureGODINEAU 56 terminĂ©e ». Les conseils de guerre de la première division militaire, dont le nombre avait fortement augmentĂ© pour faire face Ă  l'importance numĂ©rique des prisonniers, avaient alors rendu 50 559 dĂ©cisions. En tenant compte de certaines confusions, des doubles ou triples dĂ©cisions, le « rapport Appert » avançait ainsi un chiffre de 46 835 « individus jugĂ©s par les conseils » : au total, il y aurait eu 23 727 ordonnances de non-lieu, 10 137 condamnations pro- noncĂ©es contradictoirement, 3 313 pronon- cĂ©es par contumace, 2 445 acquittements et 7 213 refus d'informer. Sur la dizaine de milliers de condamnations prononcĂ©es de façon contradictoire, on comptait 95 condamnations Ă  mort (25 furent exĂ©cutĂ©es), 251 aux travaux forcĂ©s, 1 169 Ă  la dĂ©porta- tion dans une enceinte fortifiĂ©e, et 3 417 Ă  la dĂ©portation simple. S'y ajoutaient les condamnations Ă  diverses autres peines, en particulier Ă  la prison. Cinquante cinq en- fants de moins de 16 ans furent envoyĂ©s en maison de correction. La loi du 23 mars 1872 avait fixĂ© la Nouvelle- CalĂ©donie comme lieu de dĂ©portation : la presqu'Ă®le Ducos Ă©tait destinĂ©e Ă  la dĂ©por- Les membres de la Commune devant le Conseil de guerre Ă  Versailles Inter Commune:CHAP11_P55_P60 1/08/07 17:05 Page 56