La nature mythique du Graal dans 'Le Conte du Graal' de Chrétien de Troyes.pdf
22 Blanchard
1. Cahiers GUTenberg n˚22 —septembre 1995 43
Nœuds & esperluettes
A ualit´ et p´rennit´ d’un signe
e e e
G´rard Blanchard
e
Chancellier des Rencontres de Lure
«L’ esperluette e la cl´ de sol de notre ecriture »
e ´
Ian Tschichold [1]
Dans le cadre du «projet Didot» s’est tenu du 20 au 22 mai 1992 un s´mi- e
naire sur le th`me «logotypes, ligatures et signes contextuels ». Lors de cette
e
rencontre entre les typographes et les informaticiens, G´rard Blanchard a
e
trait´ d’un sujet insolite : l’esperluette (), car a ses yeux ce signe – ou mieux
e `
ce «type» – est dans le syst`me typographique «la pierre de touche de la sen-
e
`
sibilit´ a l’aspe calligraphique». A partir d’un texte de Ian Tschichold [2]
e`
(encore in´dit en fran¸ais, mais en cours de publication a l’´cole Estienne), il
e c ` e
nous donne ici les pr´mices de sa r´flexion.
e e
Cette etude est d´di´e a Jean Garcia, cofondateur des «Rencontres de Lure»,
´ e e `
il y a 40 ans.
L’esperluette dans l’orthographe de Vox (1959) (pr´f´r´e a celle de Grevisse: esperlu`te),
eee ` e
est le nom de ce signe , qu’il explique ainsi.
Il a parfois et´ consid´r´ comme une lettre de l’alphabet (plac´e apr`s le z), appel´ `te : ...
´e ee e e ee
zed, `te, perlu`te, apprenait-on aux enfants dans les ecoles el´mentaires, en ajoutant une
e e ´ ´e
rime plaisante, ce qui fait qu’on a parfois d´sign´ ce signe par perlu`te (ou perlou`te ou
e e e e
esperlu`te 1 ).
e
Cette r´flexion se situe dans le cadre d’une interrogation plus vaste sur ce que pourrait etre
e ˆ
une culture typographique a l’usage des praticiens de la PAO et de quelques autres, ce que
`
j’appellerai : la culture des banlieues de la typo-graphie.
Cette note a fait l’objet d’une conf´rence lors de l’Ecole Didot organis´e a l’Ecole Estienne a Paris en mai
e ´ e ` ´ `
1992. Elle a alors et´ publi´e dans Communication et langages, num´ro 92, 1992, pages 85–101. Elle est repro-
´e e e
duite ici avec l’aimable autorisation de l’auteur et de M. Mousseau, r´da eur en chef de cette revue.
e
1. Selon Grevisse, Le bon usage, Duculot 1986–1991, dans la partie traitant des «signes graphiques».
2. 44 G´rard Blanchard
e
Des conclusions en guise de pr´ambule
e
Je commencerai par cinq conclusions auxquelles m’a conduit ce travail sur le texte de Tschichold :
Formen Wandlungen der Etzeichen (les variations formelles du signe ).
1re conclusion
L’esperluette est en typographie la ligature par excellence.
Document 1 : marque de Herb Lubalin
pour un magazine – 1966.
2e conclusion (symbolique)
L’esperluette doit se situer comme l’une des grandes figures du nœud dont elle «assume»,
peu ou prou, toute la symbolique. Il y a d’abord l’antique symbole de la tresse et de la tor-
sade (fil, ficelle, cheveux). Originairement, l’entrelacs est un nœud de magie, ou un nœud
de m´moire (dont le plus commun est le nœud a son mouchoir [4]). Le nœud – «poing »
e `
d’impa visuel – tel qu’il apparaˆt dans ce que Vox appelait «une phon´tique de l’œil» est
ı e
un appel a l’attention. Le labyrinthe est l’ultime figure du nœud. C’est un nœud plus com-
`
plexe, au sens freudien du mot. Il rel`ve ce qui se cache dans les entrelacs du nœud. Mais a
e `
l’oppos´ de ce nœud inextricable il y a le nœud simple a double boucle : le «lac d’amour»,
e `
la cordelette embl´matique, celle par exemple, des armes de Louise de Savoie. Ce nœud
e
m´taphorique, c’est l’esperluette – union symbole au ne degr´ de l’union mystique apr`s
e e e
l’avoir et´ de l’union physique.
´e
Document 2 : Dessin de H. Matisse pour les Amours de Ronsard et Esperluette.
3e conclusion (historique)
Le xixe si`cle, finissant en apoth´ose de la r´volution industrielle, fait du nœud qui ferme
e e e
le paquet, exp´di´ par chemin de fer, le symbole mˆme du commerce et le « commer-
e e e
cial» repr´sente le lien economique des partenaires privil´gi´s (les «Dupond Dupont»
e ´ e e
des soci´t´s de produ ion). Le nœud devient alors un symbole-logotype : logotype etant
ee ´
entendu au sens de trade-mark (marque de commerce).
3. Nœuds esperluettes 45
4e conclusion (historique)
En 1959, Maximilien Vox, le cofondateur des « Rencontres de Lure » , tente de faire de
l’esperluette le symbole po´tique d’un combat pour la survie du Garamond 2 que Charles
e
Peignot est en train de supprimer de son catalogue-plomb, alors que le cara ere bˆton ` a
Univers (sorti en 1957) fait une perc´e spe aculaire sur le march´ de l’imprimerie. Il re-
e e
lance ainsi la valeur calligraphique, c’est-`-dire la valeur ajout´e de la main du cr´ateur-
a e e
dessinateur de lettres qui n’est plus le graveur traditionnel de poin¸ons. Il pr´conise l’esprit
c e
particulier de la «graphie latine». Vox avait d´j` marqu´ cette «distin ion», en 1952, en in-
ea e
troduisant dans sa classification des cara eres la diff´rence entre les «manuaires» (de formes
` e
cursives mais en lettres s´par´es) et les «scriptes» (cursives a lettres li´es). C’est surtout dans
e e ` e
ces «scriptes» que se voient bien les soubresauts calligraphiques dans la typographie. Cela
se passe au moment mˆme o` la typo-plomb s’arrˆte, supplant´e par la photocomposition.
e u e e
5e conclusion
Consid´rant sa situation au centre d’une tradition calli-typo-graphique, l’esperluette est
e
la pierre de touche de l’esprit calligraphique dans la typo-graphie. Dans ma th`se sur La
e
s´miologie de la typo-graphie [5], j’avais fait la part belle au psychodrame permanent qui
e
agite les formes des lettres entre Normalisation industrielle et Pulsion de l’´criture ; je dirai
e
que, dans chacune des s´ries, l’esperluette marque le degr´ de cursivit´.
e e e
L’œuvre de Mayence : les notes tironiennes
L’œuvre de Venise : l’esperluette humaniste
Document 3 : notes tironiennes, images extraites du livre de Tschichold : 49, 50 (du 1er si`cle), 51 (en 891),
e
52 (au ixe si`cle), 53 (vers 1069), 54 (Angleterre, 1087).
e
Il faut, d`s l’origine de la typographie, situer l’esperluette sur un axe Nord-Sud qui dif-
e
f´rencie radicalement ce que Fran¸is Thibaudeau [6] appelle « l’œuvre de Mayence » et
e c
l’œuvre de Venise (l’œuvre italienne et la cr´ation de Nicolas Jenson).
e
2. Le plus c´l`bre des typographes de la Renaissance fran¸aise, graveur de cara eres pour Fran¸ ois 1er ; le
ee c ` c
«romain », qu’il cr´e a partir des mod`les italiens, porte son nom. C’est le cara ere embl´matique de la culture
e ` e ` e
fran¸aise.
c
4. 46 G´rard Blanchard
e
Lorsque Gutenberg invente les «types» de la typographie, son principe s’applique a l’´cri-
` e
ture gothique textura pr´dominante dans son environnement (la vall´e du Rhin), dont il
e e
tente d’´tablir le fac-simil´. Il en reproduit donc les ligatures et les abr´viations. La go-
e e e
thique textura destin´e aux livres etant statique, les liaisons se font par conta .
e ´
En Italie, les prototypographes form´s par Gutenberg auront d’autres mod`les a imiter :
e e `
la lettre «ronde» des humanistes. Dans l’´criture gothique, le «et » latin est repr´sent´ par
e e e
une note tironienne. Dans son ouvrage sur la « signature », B´atrice Fraenkel [7] rel`ve
e e
quelques donn´es permettant de situer ce sy `me st´nographique. Cic´ ron est consid´r´ a
e e e e e e`
Rome comme l’introdu eur des «notes». On consid´ra, alors, comme un exploit de pou-
e
voir noter la harangue de Caton au S´nat. En fait c’est l’affranchi de Cic´ ron, Tullius
e e
Tiron, qui mit au point ces «notes» qui portent son nom ; lorsque, plus tard, les esclaves-
scribes deviendront les notaires, on pourra d´compter jusqu’` 5 000 « notes » (du temps
e a
e e `
de S´ n` que. A la fin du ixe si`cle les di ionnaires (commentarii) en rel`veront 13 000.
e e
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Elles disparaissent alors pour r´apparaˆtre au Moyen Age. Dans la « casse » qui permet a `
Gutenberg de composer la Bible dite des 42 lignes (en 1454) 3, le «et » est une note tiro-
nienne, alors que dans celle de Nicolas Jenson, a Venise, c’est l’ des humanistes.
`
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Pour une etude «kin´sique » d’un type agit´ par l’histoire
e e
La s´miologie (ou etude des signes), d´riv´e de la linguistique de De Saussure, s’applique
e ´ e e
assez bien aux signes de l’´criture 4 , lesquels sont d´compos´s traditionnellement par les
e e e
maˆtres d’´criture en quelques traits minimaux essentiels. Mais il est indispensable de s’in-
ı e
t´resser egalement au du us, c’est-`-dire a l’ordre des traits qui rend compte des mouve-
e ´ a `
ments de l’´criture. On trouve dans le recueil d’articles du pal´ographe Jean Mallon [10],
e e
ces consid´rations (qu’illustre le document no 6). La r´f´rence aux travaux de Ray Birdwhistell [9]
e ee
(du groupe des psycho-sociolinguistes de l’´cole de Palo-Alto) permet, peut-ˆtre, de clari-
e e
fier la situation. Pour ses propres recherches sur le mouvement il entreprend de nommer
«kin`mes » (sur le mod`le des ph´nom`nes, une trentaine de sons fondamentaux du lan-
e e e e
gage) une cinquantaine de positions corporelles avec leurs graphies propres qui permettent
la description du mouvement. Elles marquent, dit-il, la relation entre corps et culture. Ces
unit´s gestuelles, signifiantes se combinent en «kin´morph`mes», correspondant aux mor-
e e e
ph`mes linguistiques (proches des mots). C’est la syntaxe qui aide ces mots a s’organiser
e `
en propositions, puis en enonc´s, puis en discours. Umberto Eco, dans La ru ure ab-
´ e
sente (1972) note que la kin´sique a du mal a identifier des moments «discrets » (au sens
e `
linguistique) dans un continum gestuel, mais que la cam´ra de cin´ma ou le cam´scope
e e e
vid´o peuvent aider, car «ils d´composent les kin´morphes en un grand nombre d’unit´s
e e e e
3. Guy Bechtel [8] fait le point des etudes sur la question du g´nial inventeur.
´ e
4. G. Blanchard, S´miologie de la typographie [5]. Si la s´miologie n’est pas indispensable a un art de voir,
e e `
elle peut cependant y contribuer efficacement.
5. Nœuds esperluettes 47
Document 4 : page 13 (consacr´e aux «notes tironiennes») de l’´tude de Ian Tschichold sur les «variations
e e
formelles».
6. 48 G´rard Blanchard
e
Document 5 : J.A. Questenberg, ecriture humaniste de chancellerie (1490).
´
7. Nœuds esperluettes 49
discr`tes qui, seules, ne peuvent encore rien signifier et qui ont une valeur diff´rentielle par
e e
rapport a d’autres unit´s discr`tes.»
` e e
L’utilisation massive des ecrans informatiques donne, me semble-t-il, une approche a ive
´
du mouvement des signes qui peut nous aider a mieux appr´cier le du us, tel que Jean
` e
Mallon l’appr´hende dans les deux films qu’il a r´alis´s (avant et apr`s la seconde guerre
e e e e
mondiale) sur la lettre. Le fait de substituer le terme «kin`me» a celui de «trait» – connu en
e `
pal´ographie et en calligraphie – permet d’insister sur la notion de mouvement indispen-
e
sable a une meilleure compr´hension du trac´ de la lettre. C’est a partir de l` que je tenterai
` e e ` a
de poursuivre le travail «historique» de Ian Tschichold en proposant une typologie qui
reconsid`re s´miologiquement «les variations formelles du signe .»
e e
Je d´gagerai ainsi 5 phases ou fa¸ons de ligaturer, puisque j’ai d´fini ce signe, ce « type »
e c e
(voir ma premi`re conclusion) essentiellement comme une ligature :
e
1. une ligature primaire (par conta ) ;
2. une ligature en boucle et ganse ;
3. une ligature en double boucle ;
4. une ligature en boucle crois´e () et a traits modul´s ;
e ` e
5. une ligature en boucle crois´e a traits non modul´s.
e ` e
La standardisation typographique d`s le xvie si`cle arrˆte l’´volution formelle du type,
e e e e
dont elle utilise les diverses formes pour des usages bien d´termin´s. Ensuite la confusion
e e
s’´tablit et le type est presque r´duit a son seul sens commercial, au xixe si`cle. La renais-
e e ` e
sance calligraphique le remet aujourd’hui en honneur.
Phase I : le conta comme ligature primaire
Ce conta ligature primaire n’a lieu que dans la capitale romaine cursive et dans l’onciale
des premiers si`cles. Au congr`s de l’Association typographique internationale (Atypi) en
e e
1967, au si`ge de l’Unesco a Paris, Charles Peignot a pr´sent´ l’´tude S. Scorsone sur
e ` e e e
les «possibilit´s modernes de la photocomposition dans l’accouplement des lettres». Cette
e
recherche « moderne » remonte a des pratiques de l’Antiquit´ romaine o` la ligature des
` e u
capitales se faisait par un simple conta pouvant aller jusqu’` une superposition de traits.
a
Les monogrammes, servant de signatures aux rois carolingiens, montrent de semblables
pratiques. Les monogrammes ou «chiffres » du temps de nos arri`res grand-m`res super-
e e
posaient les lettres dans ce qui nous paraˆt une amusante confusion. La formation (japoni-
ı
sante) de la signature de Henri de Toulouse-Lautrec (1892) est aussi du mˆme ordre :
e
8. 50 G´rard Blanchard
e
Document 6 : (1) un cercle fait librement au pinceau d´termine l’es-
e
pace du signe ; (2) le H occupe le centre, bien que la premi`re hampe
e
descende au conta du cercle ; (3) le T n’est plus qu’une traverse hori-
zontale que soutiennent les deux hampes du HL li´, la hampe du T est
e
confondue avec la premi`re hampe du H ; (4) la seconde hampe du H
e
est confondue avec la hampe du L dont la barre horizontale va toucher
le bord du cercle.
Admirable « constru ion » qui nous aide a comprendre ce qui se passe dans la premi`re
` e
forme du ET (graffiti de Pomp´i, 79) pr´sent´e par Tscichold. La deuxi`me forme (du
e e e e
1er si`cle) est plus synth´tique (le E est r´duit a son seul fˆ t vertical, la barre centrale est
e e e ` u
confondue avec la barre horizontale du T). Jean Mallon a montr´ (document 7) que le
e
du us du E capital commence (1) par la verticale, (2) suivie du trait du bas, (3) puis par
celui du haut et (4) par celui du centre. Lorsque l’onciale des premiers si`cles assouplit les
e
traits de la lettre grav´e sur pierre, la calligraphie confond les mouvements 1 et 2 et la cursi-
e
vit´ ( la vitesse) d´soriente le trac´ g´om´trique primitif. Jean Mallon, dans une ebauche
e e e e e ´
de sa «pal´ographie romaine », publi´e a Madrid, en 1945 [10], montre aussi (document
e e `
7) les transformations que le mouvement fait subir a une lettre aussi simple que le T ca-
`
pital dans une cursive du milieu du ive si`cle. Ces majuscules cursives romaines sont tr`s
e e
difficiles a lire pour nos yeux qui en ont perdu l’habitude et qui auraient tendance a les
` `
prendre pour les minuscules qu’elles ne sont pas.
Document 7 : Jean Mallon, De l’´criture [10] : etude du du us de la capitale romaine et de l’onciale compar´s
e ´ e
a celui des «ET» en cursive romaine et en onciale.
`
Une ecriture capitale d´riv´e de la majuscule cursive, est l’onciale dont l’emploi est g´n´-
´ e e e e
ralis´ au ive si`cle et co¨ncide avec l’emploi du parchemin pour fabriquer les livres (docu-
e e ı
ment 8).
Document 8 : (8) Book of Kelles, viie si`cle ; (9)
e
viiie si`cle ; (10, ligature EG, vie si`cle ; (11),
e e
(12) viie si`cle – Tschichold.
e
9. Nœuds esperluettes 51
Les missionnaires du ve si`cle introduisirent en Irlande la semi-onciale, conjointement aux
e
formes capitales qui utilisa de nombreuses lettres minuscules. Apr`s de tr`s beaux exemples
e e
du ixe si`cle, un d´riv´ de cette ecriture se trouve dans ce Cantique de Lindisfarne, ecrit en
e e e ´ ´
Angleterre, vers 950.
Les lettres sont raccord´es entre elles par des ligatures que j’ai appel´es primaires, de type
e e
«conta ». Le «et » conserve le du us nettement diff´renci´ des deux lettres capitales im-
e e
briqu´es l’une dans l’autre (document 9).
e
Document 9 : ecriture irlandaise, Lindisfarme vers 950.
´
Phase II : la ligature m´rovingienne en boucle. La boucle et la
e
ganse
Document 10 : Gr´goire de Tours, manuscrit en ecriture m´rovingienne, viie si`cle (B.N., Pal´ographie des
e ´ e e e
classiques latins).
10. 52 G´rard Blanchard
e
Si Gr´ visse, dans Le bon usage, ecrit que «l’esperlu`te est une ligature m´rovingienne», Ian
e ´ e e
Tschichold [2] fixe une mˆme origine dans le commentaire qu’il donne d’une datant
e
du viiie si`cle. «C’est ici – dit-il – le plus ancien signe «et » revˆtant cette forme antique
e e
qui nous est famili`re... Le T a d´j` subi une totale d´formation. On pourrait y voir un
e ea e
signe compos´ d’un E et d’un T mis a l’envers. Je ne saurais toutefois admettre cette inter-
e `
pr´tation. Nous devons consid´rer le crochet recourb´ du trait terminal sup´rieur comme
e e e e
la barre transversale originelle du T et le trait de fuite, a droite, comme un restant du fˆ t
` u
d’un T capital...»
La tˆte en forme de O – ecrit Tschichold a propos des dans les manuscrits de Luxeuil(figure
e ´ `
e ` e a ˆ
13 du document 11) – est trac´e a part, cela reste la r`gle jusqu’` la fin du Moyen Age.
Document 11 : (13) ecriture m´rovingienne, viie si`cle ; (14), (15) Lechionnaire de Luxeuil, viie si`cle ; (16),
´ e e e
(17) Scriptorium de Corbie, viiie si`cle ; (18) ecriture m´rovingienne, viie si`cle – Tschichold.
e ´ e e
Je remarque que cette «tˆte», trac´e apr`s coup et souvent tr`s rapidement, peut rester ou-
e e e e
verte... ce qui n’est pas sans incidence sur la suite des op´rations. Voici donc apparaˆtre,
e ı
pour la premi`re fois, la boucle, qui est une des constantes de l’esperluette et qui la diff´-
e e
rencie de la note tironienne et des lettres-conta . Cette boucle est la ligature qui m´tamor-
e
phose les lettres. L’´tude de J. Bourgoin sur les traits d’ornement lui fait analyser toutes
e
sortes de boucles. Dans ses planches (parfois semblables a celles des manuels de nœuds ma-
`
rins), la «ligature m´rovingienne » se trouve sous l’appellation de « boucle simple », alors
e
que le trait surajout´ au-dessus de cette boucle est «une ganse» boucl´e ou arrondie [11].
e e
Les deux lettres sont alors fondues en un seul «kin´morph`me».
e e
Sur les manuscrits apparaˆt plus ou moins nettement la d´composition en traits ou « ki-
ı e
n`mes».
e
Document 12 : (1) le trait gauche descendant ; (2) le trait droit fermant la boucle
qui se termine plus ou moins recourb´e, tantˆ t se redressant pour etre l’amorce
e o ˆ
d’une nouvelle ligature, tantˆ t prenant l’apparence d’une queue (comme celle du
o
R) ; (3) le trait s’´lan¸ant a la rencontre de la barre du T a mi-hauteur a droite
e c ` ` `
(ce kin`me n’est pas toujours dans le prolongement du kin`me 1) ; (4) la ganse
e e
sup´rieure greff´e sur la boucle et appel´e «petite tˆte».
e e e e
Tschichold ecrit : «La tˆte en forme de O est trac´e a part, dans les manuscrits de Luxeuil,
´ e e `
e e a ˆ
au viiie si`cle. Cela restera la r`gle jusqu’` la fin du Moyen Age ». La ligature est donc
primitivement compos´e de 4 traits distin s. Ce kin´morph`me va aller en se simplifiant
e e e
jusqu’` ce que la boucle soit trac´e d’un seul mouvement. La barre terminale du T peut etre
a e ˆ
11. Nœuds esperluettes 53
indiqu´e soit lorsque le «kin`me» 3 recourbe en crochet vers l’int´rieur la partie sup´rieure
e e e e
du trait, soit le prolonge gracieusement a l’horizontale, allant vers la droite. Pour que le
`
nœud et la ganse sup´rieure soient pris dans un mouvement en 8, en «boucle crois´e », il
e e
faudra attendre encore neuf si`cles. Je vais en reparler.
e
Phase III : le nœud carolingien et sa persistance m´di´vale
e e
Document 13 : ecriture B´nevantine : (32) ixe si`cle ;
´ e e
(33) xe si`cle ; (34) 1082 ; (35) xie si`cle – documents
e e
Tschichold.
Cette double boucle (boucle et ganse) se retrouve avec constance dans l’´criture des b´n´-
e e e
di ins du Mont Cassin en Italie, entre le viiie et le xive si`cle. On l’appelle B´n´vantine.
e e e
On en trouve l’usage non seulement pour rendre la conjon ion de coordination «et», mais
encore dans les mots o` se trouvent ces deux lettres a la suite. Grevisse cite le mot latin
u `
fazet, qui s’´crit Faz. On retrouvera cet usage dans la typographie : . pour «et cetera»
e
quelquefois. Ce que j’appelle le « nœud carolingien » n’est pas tr`s diff´rent de ce qu’il a
e e
et´ a l’´poque m´rovingienne et apr`s. C’est cette forme recopi´e par les humanistes a leur
´e` e e e e `
fa¸on qui lui donnera l’aspe que nous lui connaissons.
c
Phase IV : la ligature (humaniste) en boucle crois´e
e
reproduite par les proto-typographes
Ma cinqui`me conclusion consid´rait l’esperluette, au centre d’une tradition calli-typographique,
e e
comme l’objet d’un psychodrame formel montrant sans cesse les forces pulsives de la main
en lutte avec les tendances normalisatrices des ecritures les plus socialis´es (´critures li-
´ e e
vresques calligraphiques ou typographiques en particulier).
Document 14 : ecritures humanistes choisies par Tschi-
´
chold.
Il faut en effet consid´rer, d`s les premi`res impressions italiennes en cara eres ronds (Schweynheim
e e e `
et Pannartz a Subacio en 1467, Johannes de Spire ou Nicolas Jenson a Venise vers 1470,
` `
etc.) l’histoire parall`le de la typographie mise en regard des calligraphies qu’elle reproduit.
e
A la fin du xve si`cle le changement d’outil – de la plume d’oie du calligraphe au burin du
e
graveur de poin¸ons de typographie – am`ne le dessin a passer du trait comme trace de la
c e `
12. 54 G´rard Blanchard
e
plume (avec ses modulations «naturelles») au trait taill´ en r´serve, c’est-`-dire d´gag´ par
e e a e e
deux traits de contour [12]. Cependant la lettre grav´e garde le souvenir du mouvement
e
de l’´criture, sinon comment expliquer la l´g`re ondulation du «kin`me» 2 et le maintien
e e e e
de la «petite tˆte» («kin`me» 5) nettement inf´rieures a la dimension de la grande boucle
e e e `
d’origine m´rovingienne.
e
Document 15 : Ginambattista Palatino, Libro Nuovo da
imperare, Romes 1540.
J. B. Palatino, dans son Livre d’´criture (Rome 1545), ecrit : « l’esperluette, bien qu’on
e ´
s’en serve peu, pour la raison que ces formes ne sont plus courantes, si cependant vous le
faites ; vous prendrez garde que le corps inf´rieur plus gros, doit etre egal aux autres lettres
e ˆ ´
et la petite tˆte du dessus doit etre la moiti´ au moins du corps inf´rieur. On trace d’un
e ˆ e e
seul trait de plume... [13]». Cette remarque de calligraphe, en plein xvie si`cle, montre que
e
l’usage de l’esperluette se perd et qu’elle tend a etre trac´e d’un seul trait de plume virtuose.
`ˆ e
La n´cessit´ d’imprimer et de diffuser les mod`les d’´criture fait qu’ils sont d’abord grav´s
e e e e e
sur bois et – a partir du xviie si`cle – grav´s sur cuivre. Cette gravure pose, par rapport a
` e e `
l’´criture, les mˆmes probl`mes que la gravure typographique. Il y aura une influence, une
e e e
intera ion entre les techniques.
La calligraphie de Bartholomew Dodington, en 1590, en Angleterre, montre l’esperluette
faite d’un seul trait (document 16).
Document 16 : calligraphie de Bartholomew Dodington, 1590.
Voici la ligature humaniste en boucle crois´e qui n´glige l’assemblage des traits – kin`mes
e e e
– au profit d’un seul kin´morph`me correspondant au mot « et ». L’usage de la ligature a
e e `
l’int´rieur d’autres mots est g´n´ralement abandonn´e.
e e e e
13. Nœuds esperluettes 55
Au cours d’une discussion avec Ladislas Mandel, sur le rˆ le de l’esperluette dans la mise en
o
page, celui-ci eut une tr`s belle expression en d´finissant «l’esperluette dans la page comme
e e
le trou normand d’un repas de noces». Gastronomie graphique. On remarquera la distance
formelle qui s´pare la premi`re esperluette qu’on pourrait dire «de la Sorbonne» extraite du
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Gasparin de Bergame-lettres imprim´ a Paris par Freiburger,Gering et Kranz en 1470...
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et l’esperluette du romain de Claude Garamond.
Document 17 : Gasparin de Bergame, 1470.
On sait que Garamond n’a pas ouvert d’atelier avant 1593 et que ses types, inspir´s avec
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beaucoup de personnalit´ des mod`les italiens, ont fait le tour de la vieille Europe. En ce
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qui concerne la tradition calligraphique, on peut mesurer l’´volution – tr`s lente – des
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formes en comparant, par exemple, les trait´s des grands calligraphes italiens de la Renais-
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sance : Arrighi, Tagliente, Palatino [14] (grav´ sur bois) avec le trait´ de Paillasson
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au xviiie si`cle (grav´ sur cuivre) [15].
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Document 18 : alphabet romain authentique de Claude Garamond.
En ce qui concerne la tradition typographique, au xvie si`cle, va s’´tablir une sorte de
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norme qui diff´rencie les formes romaines (moins cursives) des formes italiques (plus cur-
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sives). Ces derni`res remettront en usage la ligature issue des lointaines semi-onciales du
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14. 56 G´rard Blanchard
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viie si`cle ainsi que l’usage d’un E majuscule cursif issu des ecritures de chancellerie, liga-
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ture avec un T de capitales cursives anciennes (onciale et semi-onciale, voir 3.1).
Document 19 : dans le romain et l’italique de Geoffroy Tory, Le champfleury, 1549.
Si dans l’espace de la page, les calligraphes jouent avec une certaine libert´ les prolongations
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des deux brins libres de la boucle crois´e, il n’en est pas de mˆme pour les typographes
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contraints aux limites du plomb. Avec l’informatique, les exceptions deviennent de plus
en plus nombreuses. Ce qui etait un jeu de pr´dile ion pour les Van Kimpen ou les Louis
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Ion, nostalgiques du xvie , devient aujourd’hui une d´monstration brillante de virtuosit´,
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par exemple dans le Messager ou le Capitol, cr´ations r´centes de Fran¸ois Boltana [16,
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17].
15. Nœuds esperluettes 57
Document 20 : Les hymnes de Ronsard, Paris, Wechel, 1555.
Phase V : le «et» commercial aux xix et xxe si`cles
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(voir 3e conclusion)
Dans l’´volution du romain les traces calligraphiques s’estompent. Le cara ere d’imprime-
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rie, prenant mod`le sur lui-mˆme et se recopiant, passe par une s´rie de raffinements suc-
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cessifs jusqu’` ce que les Didot ou les Bodoni pr´sentent des d´li´s extrˆmement fins (va-
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loris´s par les papiers velins) et contrastant au maximum avec les pleins. Depuis le xviiie si`cle
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la cursivit´ s’att´nue et les italiques sont de plus en plus des romains pench´s qui ne contrastent,
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eux, plus assez avec les romains. Les cursives mettent dans le plomb – non sans difficult´s e
– les usuels de la calligraphie, particuli`rement l’anglaise.
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Document 21 : American Wood type : 1828–1900, cara eres d’affiche.
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16. 58 G´rard Blanchard
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Les cara eres Didot gras apparaissent pour satisfaire aux besoins de la publicit´. La litho-
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graphie apporte d’immenses facilit´s par rapport a la gamme sur cuivre. On dessine sur
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pierre des lettres tr`s compliqu´es, ombr´es, hachur´es, filet´es, orn´es, etc. On reproduit
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sans les comprendre les lettrines en couleurs des manuscrits, mais on simplifie aussi : ap-
paraissent les m´canes (dites « egyptiennes ») et les cara eres bˆtons. L’esperluette ne sert
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pratiquement plus que pour typographier « Cie». Tschichold les rejette avec les carac-
t`res «sauvages» des styles fin de si`cle (Vi orien anglais ou Nord-am´ricain), ce qui n’em-
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pˆche pas de magnifiques dessinateurs (comme F. Goudy), de reconstituer avec maestria
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les principaux types du «Mus´e imaginaire de la typographie ». Avec les cara eres bˆtons
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(ultra simplifi´ et ultra moderne) la boucle crois´e, dans les «banlieues de la typographie»,
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atteint sa dimension d’´pure, uniforme et fon ionnelle (?), aux antipodes des raffin´es
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de l’histoire. Pendant ce temps, retour du refoul´, les «tags» et les «graphs» fleurissent sur
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nos murs [18] comme un pressant rappel a une «culture» calligraphique.
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Document 22 5
Bibliographie
[1] «Ian Tschichold parle de typographie», Communication et langages, no 63.
[2] Ian Tschichold, Formen Wandlungen der Etzeichen – a paraˆtre en fran¸ais dans une
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tradu ion de Ren´ Grasset.
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[3] J´rˆ me Peignot : «Petit trait´ de la ligature» in Communication et langages, no 73.
eo e
[4] Catalogue de l’exposition «Nœuds ligatures» FNAGP, Paris, 1983.
[5] G. Blanchard, S´miologie de la typographie, 1982, aux editions Riguil internatio-
e ´
nales, Qu´bec.
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5. On trouvera dans ce Cahier, et notamment dans l’article de Ren´ Ponot, d’autres esperluettes tir´es,
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comme celles-ci, de [2].
17. Nœuds esperluettes 59
[6] Francis Thibaudeau, La lettre d’imprimerie, tome 1, Paris, 1921.
[7] B´atrice Fraenkel, La signature, Gallimard, 1992.
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[8] Guy Bechtel, Gutenberg, Fayard, 1992.
[9] Bateson, Birdwhistell, Goffman, Hall, Jackson, Scheflen, Sigman, Watzlawick,
La nouvelle communication, Ed. Seuil, 1981.
[10] Jean Mallon, De l’´criture, Ed. CNRS, 1982.
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[11] J. Bourgoin, Grammaire el´mentaire de l’ornement, Delagrave, 1980, reproduit dans
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la colle ion «Les introuvables».
[12] Nicolette Gray, Lettring as drawing : Tome 1 – The moving line. Tome 2 – Contour
and Silhouette, Oxford paperbacks, 1970 (uniquement sur la lettre manuscrite).
[13] J.B. Palatino, Le livre d’´criture, traduit par J. Muteville dans la revue La France
e
graphique, 1950.
[14] Three classics of italian calligraphy reprint, Dover, 1953.
[15] L’art de l’´criture, dans les recueils de planches de l’Encyclop´die – fac-simil´s nombreux–
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en France depuis celui du Club des libraires associ´s, en 1964.
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[16] « Fran¸ois Boltana et la calligraphie informatique », in Communication et Langages
c
no 85, 1990.
[17] Fran¸ois Boltana, «Ligatures calligraphie assist´e par ordinateur», Cahier GUTenberg
c e
no 22 (ce cahier), 107–124.
[18] Voir le film de Beinex : «IP 5» (1992) et l’article qui leur est consacr´ dans : Commu-
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nication et Langages no 85.