4. Sommaire
Éditorial
Barbara Cassin, Françoise Balibar, Françoise Collin
La quadrature du cercle
Sex Blind and Gender Aware
Ce que pensent les hommes philosophes des femmes philosophes
Souleymane Bachir Diagne
Ce que j’ai appris de mes sœurs philosophes à propos de la philosophie
Ali Benmakhlouf
Qui est homme, qui est femme ? Une certitude sans critère
Ce que pensent les femmes philosophes des hommes philosophes
Barbara Cassin
La perméabilité des genres. Femme / philosophie
une identité stratégique
Françoise Collin
Une revue de femmes philosophes ?
Irma Julienne Angue Medoux
Que peuvent bien penser les femmes philosophes
de ce que pensent les hommes, philosophes ou non ?
Un avis politiquement incorrect
Brigitte Sitbon-Peillon
Les philosophes-reines
Monique David-Ménard
L’universalité de la pensée est un résultat,
les hommes croient qu’il s’agit d’un principe
6
12
18
25
38
45
54
60
Pour parler de choses différentes, il faut parler différemment
Justine Yoman Bindedou
Revendication de l’être politique féminin :
une contestation de la domestication
Hélène Xilakis
Abstraction : le défaut des Droits de l’Homme ?
Francesca Brezzi
La philosophie comme facteur interculturel
Giulia Sissa
Une femme, une pensée. Sur le métier de Nicole Loraux
Alexandra Ahouandjinou
L’obstacle et la résistance positive à l’obstacle
Susana Villavicencio
Politiquement correct et indépendances latino-américaines
Emilienne Baneth
D’où parle qui ? Lieux d’énonciation et « politiquement correct »
Commentaires d’ouvrages et d’auteurs
Mara Montanaro
Performatif et vulnérabilité chez Judith Butler
Marie Garrau
Une voix différente
Sandra Laugier
Le care
Françoise Balibar
Le mot féminisme a-t-il encore un sens en philosophie ?
A propos du travail de Donna Haraway
69
86
90
97
114
123
128
139
148
151
161
revue des femmes philosophes - n°1 4
5. Sommaire
En tant que...
Entretien avec Françoise Gorog, psychiatre, psychanalyste,
chef de service à l’hôpital Sainte-Anne de Paris
Informations
Sites, réseaux
Colloques
Petites annonces
173
175
177
179
Événements
Recension
Livres parus
Collections
Éditions
Revues
Comptes-rendus de colloques
Entretien avec Sylvia Cavalieri (Donne Pensanti)
réalisé par Martin Rueff
Auteurs
181
183
193
194
195
197
200
213
revue des femmes philosophes - n°1 5
6. Éditorial
revue des femmes philosophes - n°1 6
La quadrature du cercle
La est publiée en ligne dans le cadre du Réseau International des
Femmes Philosophes parrainé par l’UNESCO, à la suite d’une décision prise en décembre 2009 par les
premières assises du Réseau, lui-même mis en place en 2007 à l’initiative de la Section de philosophie.
femmes du monde entier. C’est très simple, très vrai, et pourtant si compliqué à tenir que ce premier
numéro s’intitule : « La quadrature du cercle ».
Car voici les apories auxquelles nous avons été confrontées chemin faisant :
C’est une revue de philosophie, mais ce n’est pas une revue de philosophie au sens habituel du
terme. Il n’y a pas que des philosophes qui y écrivent – mais qui d’autre alors ? On n’y parle pas
seulement de philosophie – mais de quoi d’autre alors ? On n’y juge pas les contributions selon des
critères universitaires – mais selon quels critères alors ?
C’est une revue faite par des femmes, mais ce n’est pas une revue de genre, son objet n’est pas
l’analyse des rapports entre les sexes ou le genre1
. C’est une revue faite par des femmes, mais il
n’y a pas que des femmes qui y écrivent, des hommes sont aussi invités.
C’est une revue du monde entier, mais ce numéro est plutôt franco-centré. Il témoigne, vaille que
vaille et malgré nos efforts, du jugement d’un « nous » restreint, celui-là même qui rédige le premier
éditorial, que « nous » entendons bien ouvrir.
La source de ces apories est connue, mais cela ne les rend pas pour autant faciles à résoudre.
Étant donné que la philosophie est un produit culturel et historique de l’« Occident mâle »
(« phallogocentrisme », dit Derrida), quelle est la pertinence d’un réseau de philosophie au niveau
international ? N’y a-t-il pas un certain « racisme » à choisir de faire une Revue de philosophie ?
1. Françoise Collin, ici même, en développe l’analyse.
7. revue des femmes philosophes - n°1 7
Éditorial
Et comment éviter alors de créer deux blocs : un Occident « normal » (où hommes et, non sans effort,
femmes sont reconnus philosophes) versus le reste du monde que les critères et les standards de
l’Occident ne permettent pas de lire ? Comment juger de ce qui échappe à l’« universel » occidental et
lui rendre justice « philosophiquement » ? Qui juge ?
les femmes philosophes des différentes régions. Pour l’instant, même si nous demandons que les
contributions parviennent aussi en langues « originales », la revue paraît essentiellement en deux
langues, anglais et français. Mais, déjà, les textes reçus sont en plusieurs français, que « le » français
de France ne borne pas, mais dont il détermine pourtant la « correction », la lisibilité. Qui ose ré-
philosophes s’exprimant en français et celles s’exprimant en anglais.
Que la soit créée au sein d’une institution internationale, qui depuis sa
fondation s’est efforcée de ménager des espaces de liberté là où ils manquaient, indique qu’il s’agit
ici d’une entreprise de même type. La vise à donner à la pensée des
femmes la liberté et la visibilité que les structures actuelles du savoir n’assurent pas, ou pas sous
la forme qui conviendrait. Mais, dira-t-on, les femmes, particulièrement les femmes philosophes,
rien ne les en empêche.
Rien ? Vraiment ?
Car n’est-ce pas un des effets que produit l’universel auprès de ceux qui l’ont construit à partir de
leur propre identité et de leur propre expérience que de les rendre aveugles au fait qu’ils ne sont pas
la réalisation de l’universel ? Aveuglément entretenu par l’apparente facilité et le visible plaisir avec
celle des hommes.
8. revue des femmes philosophes - n°1 8
Éditorial
La part du principe qu’il n’y a rien d’innocent à faire comme si l’écart
pas vrai que « rien » n’empêche les femmes philosophes de participer à l’exercice de la pensée.
La se veut un espace d’écriture et d’échange où les femmes puissent écrire aussi librement que
possible, écrire en s’imaginant lues par des femmes, écrire sans sentir le regard surplombant d’un
imaginaire lecteur, universel et masculin (même si les lecteurs de la seront aussi des hommes).
C’est une sorte de vaste expérience, à l’échelle mondiale, visant à réaliser pour les femmes ce dont les
richement dotés : penser, écrire sans contrôle, être lu par des esprits libres.
Cetteexpérienceàl’échellemondialeseraitimpossiblesila n’étaitpassoutenueparl’UNESCOqui
reçues viennent de tous les continents. Pourtant, nous nous sommes trouvées, en lisant certains
de ces textes, confrontées à l’impression (désagréable) de ne pas posséder les clefs permettant
de les comprendre, comme si nous étions incapables d’entendre ce qui y est dit. Non pas parce
que ces textes seraient l’expression d’une autre culture, mais parce que les outils de la philosophie,
« nous » déroute. La philosophie, par son histoire, est une entreprise européenne, érigée en pensée
universelle et répandue dans le monde entier à coups de canonnières, d’écoles, d’instituts Pasteur
et de travaux forcés. Fondamentalement, la question que pose la est celle de savoir si de cette
expérience naîtra une pensée autre. En d’autres termes : la sera-t-elle
subversive ou, tout simplement, politiquement correcte ?
-
11. revue des femmes philosophes - n°1
Ce que les hommes philosophes pensent
des femmes philosophes
12. tradition d’un islam lettré, à la fois rationaliste et mystique, avons tous les trois embrassé des
carrières de philosophes, et décidé ainsi d’organiser nos vies autour de la fréquentation des
mêmes livres composant la même tradition intellectuelle1
.
Justement : est-il si évident que nous lisions vraiment les mêmes livres ? Et avons-nous affaire
en tout point à la même tradition ? Que lisent mes sœurs, comme femmes, dans certaines
des pages qui composent l’histoire de la philosophie où celle-ci parle des femmes
précisément ?
Prenons, pour premier exemple, le propos de Machiavel lorsque dans Le Prince il explique
pourquoi, bien qu’ils soient inconstants et que leurs affaires soient si souvent soumises aux
caprices de la fortune, une science du gouvernement des humains est néanmoins possible,
dont il est justement en train de poser les principes. Par exemple, prenant acte de ce qu’ils
sont inconstants, le Prince sera bien avisé d’inspirer la peur plutôt que l’amour à ses sujets,
car s’il dépend d’eux de l’aimer aujourd’hui et peut-être pas demain, il dépend toujours
de lui seul qu’ils vivent en permanence dans la crainte de ce qu’il est capable de faire.
Quant à la fortune dont on pense qu’elle mène les affaires du monde, voici ce qu’il en
dit : exprimant en philosophe l’adage selon lequel « la fortune sourit aux audacieux »,
il explique à son prince que la fortune est femme, qu’il est nécessaire, si on veut la maîtriser,
de la frapper et de la battre. On voit bien, continue-t-il, qu’elle se soumet souvent plus
volontiers à ceux qui agissent avec audace qu’à ceux qui procèdent en calculant. Bien
plus, conclut-il, puisqu’elle est femme, elle sourit aux jeunes, car ils sont moins prudents,
plus intrépides et donc la dominent par leur audace.
explique que ce n’est pas un développement de notre faculté de savoir qui nous fera sortir,
1. Ma soeur Rokhaya Diagne, après avoir ensei-
gné en classe de philosophie pendant plus de
dix ans, travaille aujourd’hui pour le Ministère
sénégalais en charge des questions de genre et
d’équité. Quant à mon autre sœur Ramatoulaye
Diagne, elle-même membre de ce Réseau de
femmes philosophes, elle dirige l’Ecole doc-
torale de Lettres et Humanités de l’Université
Cheikh Anta Diop de Dakar.
revue des femmes philosophes - n°1 12
Souleymane Bachir DIAGNE
Ce que j’ai appris de mes soeurs philosophes à propos de la philosophie
13. à son terme, de notre minorité, mais l’audace. Encore une fois. L’audace de sapere. Il y aura
toujours une majorité pour ne pas avoir l’audace de n’être plus mineur, remarque-t-il lorsque
dans une incise, seulement en passant, il indique comme une évidence que la totalité des
Une femme philosophe lisant ce genre de remarques est immédiatement ramenée de la
hauteur du concept où elle pensait être de plain-pied avec le philosophe, le lisant d’esprit
à esprit, à une identité de femme dont brusquement le texte croit pouvoir lui parler en lui
que cela attention à la comparaison d’une part de la fortune à une femme et, d’autre part,
à la conséquence qui en est tirée quant à la manière de plier l’une et l’autre à sa volonté.
Onseborneraitalors,àneretenirquele«concept»,leproposphilosophiquequiestl’essentiel
en ne faisant pas trop cas de la manière de l’exprimer, l’important étant au fond ce que vise
la comparaison et non pas ce qu’elle dit, qui sera à ranger sous la catégorie de l’accidentel,
de l’inessentiel, de la simple enveloppe. Surtout, dirait le bon sens philosophique du lecteur
(homme surtout ? ) du Prince, éviter que trop de sensibilité à ce que l’on dit du féminin en
général ne fasse lâcher la proie pour l’ombre, c’est-à-dire le concept pour la comparaison qui
l’exprime.
Est-ce possible ? Car ainsi que le demande une philosophe, Catherine Malabou :
« comment peut-on s’approprier sans autre forme de procès les protocoles techniques et
symboliques d’un discours et d’une culture dont on a été durant des siècles le point zéro2
»
Posons ainsi la question de Catherine Malabou : peut-on passer sur la comparaison de
Machiavel comme étant un simple « accident » du discours dont le propos est autrement
sérieuxlorsquel’onatouteslesraisonsd’êtresensibleàlaquestiondelaviolencedomestique,
en particulier envers les femmes ? Quand on est, comme sont mes sœurs, philosophes,
modernes, femmes des Lumières, sachant ce qu’interprétation veut dire et que l’on vit
femmes sur une lecture littérale d’un verset coranique coupé de tout le contexte qui invite
2. Entretien publié par la Nouvelle Revue Fran-
çaise, avril 2010, n° 593 ; citation p. 166.
revue des femmes philosophes - n°1 13
Souleymane Bachir DIAGNE
14. à le comprendre autrement ? Il est vrai, soit dit en passant, que la violence domestique,
la violence contre les femmes en général, existe partout et n’a pas besoin de textes religieux
pour se donner des raisons. On ne pourra donc manquer, et pas seulement lorsqu’on est
femme philosophe, de faire « une forme de procès » en passant à ce que Machiavel dit
de la fortune. Le procès d’une discipline, la philosophie, qui à bien des égards se confond
avec son histoire, qui aura été jusqu’à une période très récente celle des pensées produites
quasi exclusivement par des hommes à qui est tout « naturellement » accordé le pouvoir de
soumettre, au besoin en frappant et battant, ce qui est autre que la raison qu’ils incarnent,
c’est-à-dire le féminin. C’est ainsi que Catherine Malabou répond à sa propre question
d’ailleurs : « Une femme ne peut être "philosophe" qu’en débordant, contournant, excédant
la philosophie ».
Il n’y a pas que le féminin qui soit donné dans cette histoire pour « autre que la raison ».
Il y a d’autres autres, le barbare pour Aristote (on peut réduire en esclavage les non Grecs :
ils ne sont pas habités par le ), l’Indien d’Amérique pour Sepulveda, l’adversaire de Las
Casas à Valladolid, l’Africain, hors de l’histoire pour Hegel (et plus récemment pour certain
président). Voilà justement une leçon que je retire de l’exercice de me mettre à la place
de mes sœurs philosophes (en général) lorsque je tombe sur les passages du type de ceux
qui viennent d’être évoqués. C’est que je n’ai pas besoin de me mettre à leur place :
j’y suis déjà, comme philosophe africain. Combien de fois tombe-t-on sur des textes où
les philosophes les plus éclairés pourtant, passant de « la métaphysique des mœurs » et
de l’homme en général à la « géographie » des populations humaines, se transforment en
naïfs qui gloussent en rapportant des propos controuvés de voyageurs parlant d’humanités
radicalement autres que « la nôtre ». On pourrait dire : « Un Africain ne peut être
”philosophe” qu’en débordant, contournant, excédant la philosophie. »
Voilà pour la leçon apprise à propos de l’histoire de la philosophie où il y a semble-t-il, comme
nous le dit Machiavel, de bonnes raisons de battre la fortune comme femme et plâtre.
Qu’en est-il maintenant de l’institution, aujourd’hui, de la philosophie, des lieux de son
exercice, c’est-à-dire, en particulier, de son enseignement ?
3. Ibidem.
revue des femmes philosophes - n°1 14
Souleymane Bachir DIAGNE
15. Les hommes et les femmes philosophes vivent-ils, sur les campus universitaires et dans les
départements de philosophie plus particulièrement, les mêmes réalités ? Je m’appuierai,
pour apporter des éléments de réponse à cette question, sur l’expérience que j’ai du pays
où depuis maintenant une dizaine d’années, je vis et travaille : les États-Unis. Qui sont un
pays où l’on n’a pas peur des statistiques ethniques ou concernant le genre, surtout lorsqu’il
Lorsque j’ai évoqué avec Christia Mercer, une collègue et amie de mon département
de philosophie à Columbia, la rencontre du Réseau des femmes philosophes, elle m’a
longuement parlé d’une rencontre similaire qui s’était tenue au
( ), lorsque des femmes philosophes se sont retrouvées pour constituer une
.
L’un des premiers actes posés par cette avait été d’établir des méthodes, les plus
précises possibles, pour mesurer les problèmes rencontrés par les femmes philosophes dans
les départements de philosophie, avec la mission de les faire circuler parmi les philosophes,
hommes et femmes, qui se soucient, au sens fort du terme, que les choses non dites soient
philosophe à avoir obtenu sa « tenure », sa titularisation au sein même du Département à
Columbia), aime appeler les micro-inégalités. Ce qu’elle désigne ainsi ce sont ces petits riens
presqu’imperceptibles qui sont, selon elle, d’autant plus pernicieux qu’il s’agit de ce que de
trop nombreux hommes philosophes pensent vraiment des femmes philosophes sans qu’il
y paraisse, et peut-être même à l’insu de leur propre pensée consciente. Il en est des micro-
inégalités comme des petites perceptions leibniziennes : il s’agit de riens qui sont et font
tout.
Un exemple de micro-inégalité qui traduit ce que les hommes philosophes pensent des
femmes philosophes, et qui en constitue une mesure, pour ainsi dire objective, ce sont les
lettres de recommandation justement. Dans les pays comme les USA où les recrutements
et les promotions, à tous les niveaux, reposent de manière cruciale sur le jugement en
revue des femmes philosophes - n°1 15
Souleymane Bachir DIAGNE
16. éléments incontournables de tout dossier donnent une base objective pour répondre à la
question de ce que les hommes philosophes pensent des femmes philosophes. Puisque
ce qu’ils pensent, ils l’écrivent (et en général ce sont les hommes qui écrivent pour parler
des femmes étant donné la composition démographique du corps philosophique, si
on peut l’appeler ainsi), que disent-ils ? Rien de systématiquement négatif bien sûr, mais
il apparaît que de manière relativement constante, les lettres pour femmes philosophes
sont plus courtes que celles écrites pour des hommes. L’explication, telle qu’établie par
la déjà évoquée, est que ces lettres consacrent moins de place à décrire
les réalisations académiques des femmes.
dans le fait que si les départements de philosophie sont peu féminins, il y a à l’intérieur
de la discipline elle-même, des sortes de subdivisions avec des sous spécialisations liées
au genre. Ainsi Sally Haslanger, philosophe et linguiste au , établit-elle, outre les
chiffres qui indiquent que dans les articles publiés en philosophie entre 2002 et 2006,
95,56% sont écrits par des hommes contre 4,44% par des femmes, que les symposiums
et autres forums de discussions réunissent 90,20% d’hommes contre 9,80% de femmes,
qu’il existe une véritable pression structurelle pour que les femmes suivent des voies
qui correspondent à ce que, selon des stéréotypes qui ont la vie dure, on pense
d’elles : l’éthique, l’histoire de la philosophie, ou les études de philosophie féministe.
La voie royale étant bien entendu, dans le contexte anglo-saxon, la logique et
la philosophie analytique.
Ce que ces rapides considérations sur l’institution philosophique indiquent, c’est qu’aux
femmes, en général, ce que l’on demande, c’est qu’elles (re)présentent de l’expérience
là où les hommes philosophes déploient le concept. Il n’est sans doute pas nécessaire,
pour le comprendre et le refuser, lorsqu’on est homme philosophe, d’avoir une sœur
philosophe pour se regarder à son miroir. Mais cela aide certainement.
revue des femmes philosophes - n°1 16
Souleymane Bachir DIAGNE
17. « De quoi sommes-nous sûrs sans être assurés ? » est une autre formulation de mon titre.
La certitude suppose des gonds autour desquels tournent les portes du doute. Ces gonds
sont une forme de vie, non une abstraction. Wittgenstein considère que les questions de
doute qui peuvent nous saisir. Les questions de doute ne se rapportent pas à l’existence
ou non du monde extérieur, à l’existence ou non de mes mains, mais elles se saisissent de
moi quand, engagé dans une conversation depuis quelques minutes avec quelqu’un, il me
dit tout à coup : « bonjour », initialisant à nouveau la conversation, ou encore, si plusieurs
voix se mettent à parler en lui simultanément. La forme de vie dans laquelle je m’inscris,
les gonds de ma certitude ne sont pas l’objet d’une abstraction du type « ceci existe ».
Alice se sent tout à fait familière de tous les animaux qui sont autour d’elle sans se distinguer
d’eux, elle est imprégnée d’eux, ils le sont d’elle. Le signe de cette imprégnation : ils sont
tous mouillés. Le moment où elle redevient « elle » (« she ») est le moment du discours où la
onirique est donc confusion non seulement des sexes mais des règnes. On ne sait pas qui
est qui, le trouble ne commence qu’avec le discours qui distribue chacun en « il » ou « elle ».
Face au ver à soie qui demande à Alice qui est-elle, elle répond : « je ne peux pas m’expliquer
», « j’ai changé tant de fois depuis ce matin », « je ne suis pas moi-même, voyez-vous ».
Le discours introduit le doute, à travers la différence des règnes et des sexes, il assèche
« Nous savons les choses en rêve et les ignorons en vérité » fait dire Montaigne à Platon.
Cette situation de trouble où les critères ne sont pas engagés, où il y a du « devenir animal
», selon la formule de Deleuze et Guattari, mais tout aussi bien un « devenir » autre qui
fait que l’homme se sculpte en femme et la femme en homme. En quel sens ? Au sens où
l’un se met à parler au nom de l’autre, en devenant un peu l’autre. Si l’on accepte l’idée
revue des femmes philosophes - n°1 17
Ali BENMAKHLOUF
Qui est homme, qui est femme ? Une certitude sans critère
18. exemple, et où commence une femme. On le voit clairement par les fonctionnalités qui nous
font dire qu’un homme a de la féminité ou une femme de la masculinité, qu’un homme
regagne de la masculinité sur fond d’une féminité, et une femme de la féminité sur fond de
nous dit Montaigne, dans l’essai sur l’affection des pères pour leurs enfants1
:
Et quant à ces passions vicieuses et furieuses qui ont quelques fois échauffé les pères à l’amour
sorte de parenté : témoin ce que l’on récite de Pygmalion, qui, ayant bâti une statue de femme
de beauté singulière, il devint si éperdument épris de l’amour forcené de ce sien ouvrage, qu’il
Dédale tout aussi bien que Pygmalion sont dans la sculpture mouvante et transformée,
les sculptures de Dédale changeaient de place, la sculpture de Pygmalion est la femme
Alice ne sait plus qui elle est en raison de ses transformations de taille, mais elle a beaucoup
à apprendre du ver à soie, qui devient chenille, chrysalide, papillon. Elle doit surtout
apprendre à ne pas perdre son sang froid si les choses deviennent ce qu’elle pensait ne pas
pouvoir ou devoir être. Elle doit se souvenir de la phrase de la reine qui lui répond, quand
Alice lui dit dans une interjection « mais c’est impossible ! » : « Je vois que vous ne vous êtes
pas assez exercée. »
Quittons ce parti pris onirique ou artistique, plein d’enseignement pour notre sujet, et
abordons l’epos d’une culture, tel qu’il nous est donné en rêve éveillé, c’est-à-dire avec sa
part de mystère insondable.
1. Montaigne, Essais II, VIII, Paris, Flammarion,
2008, p. 402.
revue des femmes philosophes - n°1 18
Ali BENMAKHLOUF
19. Cet exercice pour rendre pensable l’impossible – non pas le rendre possible, mais le rendre
pensable –, le texte sacré, en l’occurrence le Coran, nous invite à le faire. La sourate Meriem,
Marie, nous dit que l’anathème jeté par la tribu sur Marie, de retour de ses couches sous
le palmier, avec le petit Jésus, anathème en raison d’un enfant qu’elle a eu sans père connu,
à la communauté. On l’interroge, elle le montre, et il répond : « je suis l’envoyé de Dieu,
il m’ordonne de prier, faire l’aumône, d’être bon avec ma mère, de ma naissance à ma mort,
et jusqu’au jour de ma résurrection. » Il répond en lieu et place de sa mère, il répond sans
avoir l’usage ordinaire de la parole, car il répond sans le critère de notre parole. Il est comme
les personnages d’un conte. Il ne décrit pas, il prophétise.
répondre d’elle. Il est la bonne nouvelle. Et l’expression est restée au niveau populaire pour
caractériser une bonne nouvelle : « un garçon ? ». Notons aussi la dérivation nominale en
arabe entre « homme » et « improvisation », improviser c’est faire l’homme : irtajala / rajul.
Qu’advient-il quand la femme prend en charge son salut ? C’est la sainte, la femme mystique,
qui se place à la frontière du monde pour interpeller les humains et, parmi eux, les hommes.
Il y a une force de l’exemple chrétien, du Christ comme homme nouveau en qui, grâce à
la sainte impassibilité, il n’y a ni mâle ni femelle selon saint Paul2
. Je voudrais évoquer
deux femmes mystiques, Rabi’a al adawiyaa, l’Iraquienne du VIIIe
siècle, et Aicha al
manoubbiya, la Tunisienne du XIIIe
siècle. Toutes deux, ces femmes qui se sont consacrées à
l’amour de Dieu, se sont mises à la périphérie du monde, à sa frontière : c’est à ce prix qu’elles
ont effacé la distinction entre elles et les hommes, un peu comme Marie, la seule femme
2. Cité par Evagre le Pontique au IVe
siècle dans
les Pensées, Paris, Les Editions du Cerf, 1998,
p.163.
revue des femmes philosophes - n°1 19
Ali BENMAKHLOUF
20. Ibn Arabi dit au XIIIe
siècle : « il n’ y a pas de qualité supérieure qui appartienne aux hommes
sans que les femmes y aient également accès3
», ou encore, comme le signalait Hassan Al
Basri, un contemporain de Rabi’a, « on a tellement parlé de Dieu qu’on ne savait plus qui
était homme et qui était femme ».
Rabi’a était donc une waliya. Les gens venaient pour la connaître, pour comprendre sa
pratique rigoureuse de la pauvreté. La relation qu’elle voulait avec Dieu est une relation
d’amour traversée par la crainte de n’être pas à la hauteur :
Ma quiétude est dans la solitude (...)
ô toi qui est le médecin du cœur
accorde moi de m’unir à toi (...)
j’espère ton union.
Cette attitude suppose bien sûr un renoncement, un zuhd, une façon de « faire tomber
de la chose, le désir qu’on en a4
». Pour Rabi’a, la demande du pardon doit elle-même être
pardonnée car c’est une demande intéressée : « si nous demandons pardon, il faut nous
faire pardonner aussi de l’insincérité de notre demande » (
lî ‘adami al sidqi fîhi 5
).
C’est dire que le moi empirique, le moi matériel, le moi sexué est mis en réserve, car c’est
le moi délimité ici et là que le mystique veut réduire au maximum. Le monde aussi ne se
présente pas comme un monde dont il faut comprendre le comment, mais comme un
monde qui éblouit chaque jour car c’est le fait même du monde qui est le mystère, mystère
dans lequel le mystique s’installe.
C’est une hayra qui, chez les philosophes, donne une perplexité, et chez les mystiques un
émerveillement. C’est le fait du monde, non le comment du monde, qui est une continuelle
surprise pour le/la mystique.
3. Nelly Amri, Les saints en Islam, les messa-
gers de l’espérance. Sainteté et eschatologie au
Maghreb aux XIVe
et XVe
siècles, Paris, Les Editions
du Cerf, 2008, p.19.
4. Abdallah al ansârî al harâwî, cité par Eva de
Vitray-Meyerovitch, ,
Paris, Sindbad, 1978, p.89.
5. Rabi’a, Chants de la recluse, édition bilingue,
Orbey, Arfuyen,1988, p.13.
revue des femmes philosophes - n°1 20
Ali BENMAKHLOUF
21. Le à la manière de Rabi’a est celui qui se place immédiatement au service de Dieu,
immédiatement c’est-à-dire sans médiation, sans intercession, sans quelqu’un qui vient
s’intercéder, jouer les intermédiaires, mais aussi immédiatement c’est-à-dire tout de suite et
pour toujours, selon un temps qui ne passe pas, qui est celui de l’immémorial d’une mémoire,
et non du temps qui passe selon l’avant et l’après.
autrement le verset : « je suis votre seigneur le très haut » ( ) : Pharaon
indique que l’attribut de souveraineté, attribut divin, est en chacun, et lui est parvenu à
le voir en lui. Ce n’est donc pas se considérer comme l’égal de Dieu, mais reconnaître Dieu
de Dieu se perd dans la connaissance du saint », si bien qu’il ne peut pas dire « jusque là
6
Ce sont des des gens esseulés, car la voie de la vérité est solitaire. Un hadith explicite
l’étape de mise en route : « L’envoyé de Dieu a dit : "Marchez ! Les esseulés arriveront les
de sorte qu’ils viendront légers le jour de la Résurrection" 7
. » Ils sont déjà légers bien que
n’étant point sans extension, ils sont légers car ils cherchent non pas tant à nier la pesanteur
de leur corps qu’à défaire le lien de contingence entre leur moi illimité, formel, d’immense
volonté, et le moi matériel.
, ravie en Dieu ou possédée, en transe, dans la terminologie populaire, c’est ainsi
que Aicha al manoubbiya était nommée. Il y a toujours du respect mêlé à de la terreur face
à ceux qui sont ainsi ravis. Cela ne prémunit pas contre les quolibets : Aicha fut considérée
comme une « folle qui aborde les hommes et se laisse aborder par eux et qui n’a point de
mari8
». Celle-ci est désignée parfois comme « la sainte ignorée par les créatures », c’est-à-
dire incomprise d’eux. Figure forte de Maryam, la seule femme nommée dans le Coran, celle
6. Mohammed Iqbal, Reconstruire la pensée reli-
gieuse, trad. fr., Paris, 1955, p.80-81 et p.120, cité
par Eva de Vitray-Meyerovitch, op.cit., p. 251.
7. Cité par Eva de Vitray-Meyerovitch, op.cit.,
8. Nelly Amri, op.cit., p. 70.
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Ali BENMAKHLOUF
22. aussi qui n’a pas été comprise et par qui le scandale arrive (
allak).
autres. Le Je philosophique fait l’expérience du doute radical dont le rêve d’Alice nous donne
une idée : et si tout ce qui nous entoure se mettait à perdre les corrélations coutumières ?
On reconnaîtrait alors que le monde pourrait commencer il y a cinq minutes, et que tout Je
philosophique est solipsiste, non pas au sens où il réduit la réalité à sa représentation, non
pas selon un schéma idéaliste, mais selon un réalisme pur qui rétracte le Je philosophique
âme humaine » dont s’occupe la psychologie, mais un Je qui est frontière du monde,
non partie du monde, un Je éthique qui est comme l’œil qui voit sans être vu, c’est-à-dire
ouverture sur le monde sans en faire partie, point d’attache qui permet de considérer la vie
le monde, un sujet absolu en quelque sorte, un moi formel, aurait dit Fichte. Ce moi formel,
cesujetmétaphysiqueestlacertitudesanscritère,sanscritèrecarsansdéterminationsexuelle,
corporelle, psychologique. Le lien au moi matériel, au corps, est purement contingent,
il ne conditionne rien, il ne cause rien, il ne sait pas causer, il n’est pas discursif, il est à
la frontière du langage et du monde. Pour le voir, le comprendre, le circonscrire, il faudrait se
placer des deux côtés de la frontière qu’il est.
Que faire alors ? Reconnaître la pleine hétérogénéité de tout ce à quoi ouvre ce monde, et
surtout la radicale contingence de tout ce qui n’est pas lui. Être homme, à partir de ce moi ?
peut prendre alors la forme ludique du rêveur distrait, du mystique allégé du poids du
monde. Le rêve donne une idée des liens contingents qui relient ce moi au reste, la prière
du mystique donne une idée de la contraction, de la non extension de ce moi.
Rêve, prière, et le discours (au sens de raisonnement) toujours inadéquat qui tente de saisir
le Je philosophique et qui sait qu’il sera d’autant plus ajusté au Je philosophique,
qu’il maniera la lyre pour le célébrer ou la transe pour le mettre en mouvement.
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Ali BENMAKHLOUF
23. Le Je philosophique est une certitude sans critère, car nous ne sommes pas assurés
de ce Je, vu qu’il est frontière. L’incertitude commence dès les premières formes de
liaison avec le corps matériel, le corps sexué. L’incertitude commence avec ce qui de nous
est partie du monde, le corps, mais comme il m’est impossible de dire ce qui de mon
corps est soumis à ma volonté et ce qui de mon corps n’est pas soumis à ma volonté,
je me suis permis de parler de la seule certitude qui intéresse le philosophe
métaphysicien : le point sans extension de la volonté, en deçà de la conscience, en deçà
du masque que constitue la personne. En explorant cette frontière, on ne pourra pas dire
qui est homme et qui est femme. Pygmalion nous fait explorer la frontière par la religion
et la mystique, le rêve nous fait explorer la frontière par la situation d’apesanteur et
la rupture des corrélations coutumières. J’ai voulu les mettre en avant pour indiquer
un point de vue possible sur la contingence qui fait que nous sommes hommes
ou femmes.
revue des femmes philosophes - n°1 23
Ali BENMAKHLOUF
24. revue des femmes philosophes - n°1
Ce que les femmes philosophes pensent
des hommes philosophes
25. Quelles différences ?
Je veux remercier l’UNESCO, qui a provoqué la création de ce réseau de femmes philosophes
et lui donne un lieu, y compris virtuel, un site, des outils, des moyens, un , une
revue qu’il nous appartient de faire vivre.
Pour remercier l’institution à ma manière de philosophe et de philologue, il me faut revenir
pour l’Éducation, la Science et la Culture, a pour objectif de « construire la paix dans l’esprit
sur le respect de la différence et le dialogue ». Nous voilà au cœur du propos : le respect
de la différence. Quand nous créons un réseau de femmes philosophes, est-ce que nous
respectons la différence ? Et, si oui, quelle différence voulons-nous respecter ? Nous ne
voulons probablement pas respecter la différence homme/femme, ou alors pas comme
philosophe,oupasnonpluscommetelleetpascommed’habitude.Carnouslesquestionnons,
ces différences, nous les bouleversons, nous les déconstruisons et reconstruisons.
Quelles différences entendons-nous respecter ? Lesquelles voulons-nous remettre en
chantier pour mieux construire la paix dans l’esprit des hommes ? Comment ?
revue des femmes philosophes - n°1 25
Barbara CASSIN
La perméabilité des genres
Femme / philosophie : une identité stratégique
26. Le local et le global – une identité de circonstance et de résistance
Il me semble qu’il y a deux niveaux de réponses : d’une part, une réponse globale, générale,
des réponses locales, qui tiennent au statut de la femme et des femmes dans tel ou tel
pays, tel ou tel régime, telle ou telle culture. Nous avons à organiser ces deux niveaux de
Je crois savoir à peu près ce qu’est un concept, ou en tout cas ce que c’est que de parler-
et-penser (le vieux
le prédicat « philosophe » (d’où mes guillemets), je ne suis pas sûre du tout de savoir non
comment la partition homme-femme est ou non pertinente par rapport à la philosophie,
dans quelle mesure, et à quel moment. C’est cela que nous avons voulu souligner dès
le départ de cette aventure avec Hourya Benis et Geneviève Fraisse dans « Problèmes de
fond, problèmes fondateurs »1
, en particulier avec la phrase provocante : « Un homme peut-
il être une femme philosophe ? ». C’est dans la suite de cette phrase que nous avons inventé
la thématique de notre premier colloque : « Qu’est-ce que les hommes philosophes pensent
des femmes philosophes ? ». Le premier numéro de cette ,
ici et maintenant, s’en fait l’écho, puisqu’il reprend deux réponses d’homme à cette
question2
. De mon point de vue, il y va d’une provocation et d’une ironie aussi nécessaires
que luxueuses. Je crois en effet que c’est seulement de cette manière-là, provocatrice et
ironique, que nous devons, ou que nous pouvons, avoir plaisir à fonctionner. Hommes/
femmes/philosophes : qu’est-ce que cela veut dire, localement et globalement ?
Partons du local, qui est ce dont il importe de ne pas faire abstraction. Je ne sais peut-être
pas ce qu’est être une femme philosophe, mais je sais que ce n’est pas la même chose
d’être une femme philosophe en Afghanistan, en Iran, au Sénégal (Tanella Boni en parle),
en Chine,
1. Voir la « Tribune philosophique » du n° 0 de la
Revue, p. 5-6.
2. Le programme complet tentait de couvrir
différentes aires de culture et de civilisation.
Seuls deux des « philosophes-hommes » ont
premier numéro.
Mais que ce premier numéro d’une revue de
femmes philosophes s’ouvre sur une écriture
d’homme n’a pas été sans susciter une forte
discussion, et l’idée d’équilibrer par quelque
chose comme : « ce que les femmes philosophes
pensent des hommes philosophes, ou pensent
de ce que pensent les hommes philosophes
émotivement imposée.
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Barbara CASSIN
27. en France (Catherine Malabou en parle3
), aux États Unis... Tantôt parce que ce n’est pas
la même chose d’être une femme, tantôt parce que ce n’est pas la même chose d’être une
philosophe (si tant est d’ailleurs que le mot « philosophie » ait un sens – on se demandera
le recoupement entre les deux catégories ne se produit pas au même endroit, ou ne peut
tout simplement pas se produire. Ce n’est pas la même chose de n’avoir pas le droit d’aller
à l’école, d’étudier d’abord l’histoire de la philosophie quand on fait de la philosophie,
d’être dans une université où existe un département de et où l’histoire
de la philosophie relève de la littérature comparée. A ce niveau, le Réseau est fondamental
: il doit nous servir à produire quelque chose comme une identité opposable, étayée sur
pour niveler ou pour construire un modèle, mais comme un repère, un recours, un soutien,
une communauté de forces. Je veux souligner qu’à mon avis l’identité de femme philosophe
est d’abord une identité stratégique, de circonstance et de résistance, une identité qui
a beaucoup à voir avec l’ liée à une situation, une conjoncture dans
l’espace et dans le temps. C’est ainsi que nous disons : nous sommes toutes des femmes
philosophes, même si nous ne savons pas ce que cela veut dire.
Le relativisme du « meilleur pour » : un universel stratégique
Cette identité opposable de résistance et de circonstance, je voudrais tenter de la penser plus
avant en la liant aux valeurs du relativisme. Qu’est-ce que le relativisme ? Ce n’est pas le refus
des valeurs, ce n’est pas non plus l’idée que tout se vaut, mais c’est le refus de valeurs
éternellementidentiquesàelles-mêmesentoutlieuetentouttemps.LasentencedeProtagoras
est, depuis Platon et dans toute l’histoire de la philosophie, l’emblème de la position relativiste.
« L’homme est la mesure de toutes choses [pantôn khrêmatôn anthrôpos metron] », voilà sans
doute l’une des petites phrases qui a fait couler le plus d’encre. Lorsque le Socrate de Platon
rappelle cette sentence dans le Thééthète, dialogue « sur la science », il en propose pour
équivalent : « le cochon ou le cynocéphale est la mesure de toutes choses ». Puis il se repent :
« Tu n’as pas honte, Socrate, dirait Protagoras », se dit Socrate. Et il fait alors l’« apologie de
3. Voir, dans le n° 0, p. 9, l’annonce des livres de
T. Boni, et de C.
Malabou, Changer de différence. Le féminin et la
question philosophique.
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Barbara CASSIN
28. Protagoras4
», prêtant sa voix à Protagoras comme si ce dernier était là en personne pour
se défendre. Protagoras change alors radicalement la donne : il fait passer de l’opposition
binaire vrai / faux au comparatif : « meilleur ». On comprend qu’il n’y a pas la Vérité avec
un V majuscule, l’idée platonicienne qui fait triompher le philosophe-roi envers et
contre tous (et contre toutes, c’est sûr), mais un « plus vrai ». Non pas un absolu, mais un
le mieux adapté à (la personne, la situation, toutes les composantes de ce moment que
les Grecs nomment kairos, « opportunité »). Où l’on retrouve le sens précis de ces khrêmata
ou idées, mais ce dont on se sert, les khrêmata, objets d’usage, à utiliser et à dépenser,
« richesses » dont le langage, les performances discursives, font évidemment partie.
à mes yeux la mission de la culture et de la politique, non pas de l’absolument bonne
politique mais de la « meilleure » politique culturelle. La meilleure politique culturelle ne
consiste pas à imposer universellement la vérité ou à imposer la vérité universelle.
Elle consiste à aider diffèrentiellement à choisir le meilleur, et c’est cela à mon avis la
culture de paix : aider diffèrentiellement à choisir le meilleur. Pour le dire autrement,
l’universel est, à mes yeux de femme philosophe, une stratégie plutôt qu’une valeur
relatif. Il est tel qu’on s’appuie sur la vérité conçue comme universelle pour mieux
résister, et même, dirais-je, on ne s’appuie sur l’universel que pour mieux résister.
Voilà comment je passe du local au global : je ne m’appuie sur l’universel que pour mieux
résister.
4. Platon, Thééthète
la transformation d’un état à l’autre - car l’un
des états est meilleur que l’autre. C’est ainsi
que, dans l’éducation par exemple, on doit faire
or le médecin produit cela par des remèdes
[pharmakois], le sophiste par des discours.
D’une opinion fausse, en effet, on n’a jamais
fait passer personne à une opinion vraie [...]
Mais on sait que sous l’effet d’un état utile on
passe à des opinions utiles, représentations que
certains, par manque d’expérience, appellent
vraies, mais que j’appelle moi meilleures
les unes que les autres, en rien plus vraies.
Quant aux sages, mon cher Socrate [...], pour
les corps je les appelle médecins, pour les
plantes, agriculteurs. Je dis en effet que ce
sont les agriculteurs qui, pour les plantes, au
lieu des sensations et des états pénibles liés à
la maladie, impriment des sensations et des
états utiles et sains. Et que ce sont les orateurs
sages et bons qui font que, pour les cités, ce
soient les choses utiles au lieu des nuisibles qui
paraissent être justes [...]. Ainsi, il y a des gens
plus sages que les autres sans que personne
n’ait d’opinions fausses, et toi, que tu le veuilles
ou non, tu dois supporter d’être mesure. »
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Barbara CASSIN
29. L’universel philosophique traversé par le genre
J’en viens donc au global, à la notion de « femme-philosophe » tout court, « en soi ». Qu’est-
ce que cela veut dire que de faire traverser le Vrai, le Beau, le Bien, par la différence des
Je ferai fonds sur la rubrique « L’événement » de notre numéro zéro, à savoir l’exposition
elles@centrepompidou, dont l’accrochage, inauguré en mai 2009, a été transformé jusqu’en
février 20115
. C’est une exposition remarquable dans laquelle la Commissaire générale
Camille Morineau a choisi de n’accrocher que des œuvres de femmes appartenant aux
collections du Musée. Elle commence sa présentation dans le catalogue en reprenant
la question de l’historienne de l’art américaine Linda Nochlin, qui écrivait l’un des textes
fondateurs de la pensée critique féministe en art en 1970 sous le titre provocateur
(la provocation est une arme comme l’ironie) « Pourquoi n’y a-t-il pas de grands artistes
6
Vous entendez aussitôt « Pourquoi n’y a-t-il pas de grands philosophes
femmes ? » Évidemment, une partie de la réponse réside dans la façon dont la question
est posée : il n’y a pas de grands artistes/philosophes femmes parce que les femmes
Mais, cela dit, comment avancer ?
Lisons la phrase de Camille Morineau : « Le premier critère de choix des œuvres exposées
[ne prendre que des œuvres de femmes tirées de la collection du centre Pompidou]
n’est retenu que pour mieux disparaître. Le Musée n’expose que des femmes et pourtant
l’objectif n’est ni de démontrer qu’il existe un art féminin ni de produire un objet
féministe, mais qu’aux yeux du public, cet accrochage ressemble à une belle histoire
de l’art du XXe
siècle7
».
5. Les femmes-philosophes, invitées, avaient
projeté de s’y rendre ; une grève l’a empêché.
Les visites virtuelles sont possibles.
p. 15. Voir l’entretien réalisé face à des
œuvres choisies dans l’exposition, sous
le lien : http://www.centrepompidou.fr/
videos/2010/20100908-barbaracassin/index.
html
7. Ibidem, p. 16.
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Barbara CASSIN
30. Autrement dit, il faut que la différence conforte l’universel, le même universel avec ou sans
elles, avec ou sans la différence.
Je ne suis pas sûre que ce soit vrai pour l’art, et des nuances de taille sont d’ailleurs
apportées dans l’exposition comme dans le catalogue, mais en tout cas je crois que ce n’est
pas vrai pour la philosophie. L’universel philosophique, ou soi-disant tel, ne sort pas
indemne de la différence des genres. Il n’est pas simplement modernisé ou dépoussiéré,
« vingtièmesièclisé ». A supposer que l’accrochage d’elles ressemble à une belle histoire
de l’art du XXe
siècle, je ne crois pas que les publications d’« elles » produisent quelque
chose comme une bonne histoire de la philosophie contemporaine, mais bien plutôt
quelque chose comme une autre (histoire de, histoire pour, ou faite à, la) philosophie.
Voici quelques points d’impact, très simples, de la différence des genres sur l’universel
philosophique. Je voudrais les mettre en séquence, comme Gorgias m’a appris à le faire
dans son :
histoiredelaphilosophie,d’HypatieàHannahArendt)comparéàceluidesphilosophes,
2) mais, deuxièmement, s’il y en a, celles qu’il y a, si on les prend ici et maintenant,
aujourd’hui, ne font pas tout à fait lire la même histoire de la philosophie.
Pour la philosophie occidentale du XXe
ou du XXIe
siècle, je prends juste quelques
exemples. Monique David-Ménard ne fait pas tout à fait lire le même Kant avec la folie dans
la raison pure. Catherine Malabou ne fait pas tout à fait lire le même Hegel avec la plasticité,
et j’espère ne pas faire lire tout à fait les mêmes Grecs (d’où dépend l’histoire
de la philosophie contemporaine avec Heidegger par exemple) en travaillant sur
la logologie sophistique. On peut dire qu’« elles » prennent des objets marginaux,
qu’elles les ramènent de la marge vers le centre, des objets problèmes, dérangeants,
tant pour la perception de l’histoire que pour celle des concepts.
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Barbara CASSIN
31. Je cite Catherine Malabou : « La femme n’invente peut être pas de questions
philosophiques mais elle crée des problèmes. Partout où elle le peut, elle met des bâtons
dans les roues des philosophes et des philosophèmes. L’impossibilité d’être une femme se
change alors en l’impossibilité de la philosophie8
. » Par « impossibilité d’être une femme »,
il faut entendre « impossibilité philosophique d’être une femme philosophe » liée au refus
de l’essence femme, au refus d’une naturalisation.
La perméabilité des genres
Je voudrais pour ma part commenter ce déplacement de l’impossibilité, et ne pas en rester
là.
Lecommentaired’abord.L’impossibilité–est-ced’ailleurscelled’êtreunefemme, toutcourt,
ou déjà celle d’être une femme-philosophe9
? – devient une impossibilité de la philosophie
10
La philosophie faite par les femmes est décloisonnée. Les femmes philosophes
décloisonnent les genres (c’est précisément aussi ce que fait, à sa manière, la sophistique,
et j’y reviendrai11
et on dira, je l’espère, avec moins d’assurance : « ceci est de la philosophie, cela de
me suis immédiatement engagée dans ce Réseau de femmes philosophes quand
Lorsque j’ai voulu publier , qui est un livre de « philosophie dure »
(comme on parle de « science dure »), philosophie grecque dans son rapport avec le monde
contemporain, j’ai voulu simultanément publier un recueil de nouvelles qui à mes yeux
disait exactement la même chose. Il parlait de ce qu’on peut faire avec les mots et même,
pour reprendre le titre d’Austin, de « comment faire des choses avec les mots ». C’est de
cela qu’il s’agit pour moi avec la philosophie grecque, avec la logologie sophistique,
8. Changer de différence. Les femmes et la
philosophie, Paris, Galilée, 2009, p. 128.
9. Quant à l’impossibilité d’être une femme,
j’aurais pour ma part du mal à ne pas en passer
par le « Il n’y a pas de rapport sexuel » de Lacan
( je me permets de renvoyer à Il n’y a pas de
rapport sexuel. Deux leçons sur “L’Etourdit” de
Lacan, A. Badiou et B. Cassin, Paris, Fayard,
2010).
10. « Perméabilité des genres » est à prendre
dans tous les sens, dont on voit dans
comment ils s’entr’impliquent : « un homme
peut être une femme philosophe », « nous
n’excluons pas l’universel reportage et la
conversation ».
11. Voici quelle était la conclusion de
L’Effet sophistique
non plus la nature mais la culture, un monde
produit. Dans un fragment posthume de 1888,
Nietzsche écrit encore ceci : "Parménide a
qui peut être pensé doit certainement être
produit un décloisonnement des genres du
logos. »
revue des femmes philosophes - n°1 31
Barbara CASSIN
32. comme c’est de cela qu’il s’agit en beaucoup de points de nos vies. Le recueil de
nouvelles s’intitulait « Avec le plus petit et le plus inapparent des corps », reprenant
une phrase que Gorgias applique au , au discours. Mais il m’a été complètement
impossible de publier les deux livres en même temps parce que toutes les maisons
d’édition le refusaient, refusaient qu’une femme philosophe, qui avait déjà tellement
de mal à se faire reconnaître comme philosophe, osât publier simultanément un recueil
de nouvelles, c’est-à-dire mélanger les genres, mélanger le philosophique et le littéraire.
Or il me semble que c’est d’abord cela qui est à « nous », ce mélange et cette perméabilité
des genres.
C’est pourquoi il m’est apparu nécessaire, emblématique, de demander à Giulia Sissa de
c’est une femme philosophe. Autrement dit, le rapport à la discipline, le rapport à l’identité
sociale, sont des points de bougé, des points que ce réseau peut et doit faire bouger.
Nous avons été immédiatement interpellées, lorsque nous avons lancé le ,
par des femmes qui, bien que non philosophes professionnelles, étaient des « femmes
percevaient comme telles. S’il n’y a pas d’essence femme et s’il n’y a pas non plus
d’essence femme philosophe, il est normal qu’une ingénieure hydrologue puisse s’inscrire
dans notre Réseau de femmes philosophes. Est-ce bien « normal », faisant ainsi nouvelle
norme ? Ma réponse est oui, mais nous allons, sans doute encore et pour longtemps, en
discuter.
C’est l’étendue du Réseau qui est ainsi en question : jusqu’où peut-on être
philosophiquement impliquée sans être philosophe de profession ? Au fond,
cette question est liée à cette autre que nous avons posée d’emblée : peut-on faire
partie du réseau des femmes philosophes quand on est un homme philosophe ?
Un homme peut-il être une femme-philosophe ? Selon moi, qui souhaiterait répondre
« oui », c’est là une manière complémentaire d’envisager la perméabilité des genres.
revue des femmes philosophes - n°1 32
Barbara CASSIN
33. « Ne pas vaincre, con ou pas » : le modèle
Donc : la perméabilité des genres dans tous les sens du terme. Le Réseau des femmes
philosophes implique que nous n’avons pas tout à fait le même rapport à l’universel, à
l’essence, au genre : tout cela fait, je crois, que nous n’avons pas tout à fait le même rapport
à la maîtrise. La maîtrise, à mes yeux – à mes yeux de femme philosophe (pour autant,
encore une fois, que je puisse savoir ce que cela veut dire) – , n’est pas une valeur en tant
que telle. Je voudrais m’aider d’une phrase de Jacques Lacan, un homme, un psychanalyste
qu’il dit : « Le propre de la psychanalyse, c’est de ne pas vaincre, con ou pas12
», il ne s’agit pas
de vaincre, pas même de convaincre. Pour les femmes philosophes, je pense qu’il ne s’agit
pas davantage de vaincre, con ou pas : tout comme la psychanalyse par rapport au discours
courant, nous avons plutôt à changer de modèle.
Nous n’avons pas à vaincre, nous avons à refuser le modèle sous lequel, au fond, je me suis
très longtemps contentée de vivre, et que je résumerais d’une phrase latine énoncée par
Horace à propos de la Grèce et de Rome : , « la Grèce
captive a captivé son féroce vainqueur13
». , vous l’entendez avec tous les « a »,
c’est du féminin, absolument du féminin, et l’Empire romain, ferum victorem, c’est du mâle.
Or c’est selon ce modèle, me semble-t-il, que les femmes ont longtemps pensé qu’il leur
rusée ou séduisante plutôt que dialectique, passait par leur soumission, outre-passait
leur soumission. J’en suis, pour ma propre part, beaucoup moins sûre aujourd’hui, et
de modèle et arrêter la guerre – ou, pour revenir au motif de l’UNESCO, que nous pouvons
construire la paix autrement qu’en passant par la guerre.
12. Séminaire XX, Encore [1972-3], Paris, Le
Seuil, p. 20.
13. Epodes et artis
intulit agresti Latio
Latium agreste » : c’est par la culture de l’âme
et la politesse que la femme adoucit l’homme
naturellement rustre et rustique, d’où tant de
lieux (justement ?) communs.
revue des femmes philosophes - n°1 33
Barbara CASSIN
34. Je voudrais proposer deux types de conclusions provisoires.
Les premières sont des pistes d’action concrètes. Les secondes sont des remarques pour
moi-même, en tant que femme-philosophe, et reviennent sur le rapport entre l’impossibilité
d’être une femme et l’impossibilité de la philosophie.
Les pistes d’action concrètes que je souhaite proposer nous projettent comme des femmes
... Je voudrais que le Réseau des femmes philosophes, fort de son ancrage
dans l’UNESCO, puisse faire accréditer des observatrices, et qu’elles soient accréditées,
accréditées par exemple dans le domaine de la justice, en particulier dans les tribunaux
d’exception comme le TPI, dans les Commissions de réconciliation. Hannah Arendt,
journaliste/ philosophe couvrant le procès Eichmann, disait d’elle, non pas « Je suis une
». Je voudrais que les
femmes philosophes soient accréditées en tant qu’individus philosophes .
justement, des femmes juges, avocates, procureures, toutes blanches, qui jugeaient
semble qu’une femme philosophe qui témoignerait et penserait cela serait aussi utile
que Hannah Arendt en tant que juive au tribunal jugeant Eichmann. Il faut jouer sur
le fait d’être philosophe femme avec et contre un certain type de domination féminine,
contre un certain type de domination masculine. Je voudrais également que nous soyons
des observatrices philosophes dans le monde économique. Il me semble
que s’il y avait eu une observatrice femme philosophe à la réunion des femmes
chefs d’entreprise les plus importantes de notre monde, qui a eu lieu il y a quelques mois,
nous aurions appris et fait apprendre un certain nombre de choses. Bref, jouer de notre
qualité de femmes philosophes pour instruire autrement la féminisation.
revue des femmes philosophes - n°1 34
Barbara CASSIN
35. philosophie. J’ai personnellement beaucoup travaillé sur ce rapport à travers le Dictionnaire
des intraduisibles. Je crois qu’il est de notre possibilité, et sans doute de notre devoir,
de philosophe de travailler la diversité culturelle à partir des langues, donc aussi de favoriser,
pays par pays et très concrètement, les traductions et les éditions bilingues des grandes
œuvres « philosophiques » au sens large, dans la perméabilité des genres – les textes
fondateurs de langue-et-pensée, pour que nous puissions avoir tous et chacun les mêmes
par là même, de manière sauvage, la « déconstruction14
».
plutôt que de la philosophie en général ? Ou plutôt que d’une expérience ou d’une attirance
personnelle et contingente ?
« En tant que philosophe » / « en tant que femme »
Je voudrais, pour répondre, m’appuyer encore davantage sur mon expérience personnelle
et poursuivre ainsi l’investigation du rapport entre impossibilité d’être une femme et
impossibilité de la philosophie.
Permettez-moi de faire fonds sur le petit livre
, rédigé récemment avec Alain Badiou après vingt ans de collaboration
« Si bien qu’à propos de de Lacan [...], le philosophe en tout cas pourra dire que
c’est à une nouvelle confrontation, ou à un nouveau partage, entre la masculinité de Platon
et la féminité de la sophistique que l’on assiste. » Cette phrase est à dépecer de la manière
suivante : « la masculinité de Platon » (ailleurs : « la masculinité spéculative »), « la féminité
de la sophistique » (ailleurs : « la féminité critique et performative »), voilà deux syntagmes
de philosophe-homme, inventés par Badiou. « Le philosophe en tout cas pourra dire »,
voilà un indice d’énonciation ajouté par mes soins.
14. Mémoires pour Paul de Man, Paris, Galilée,
1988, p. 38.
revue des femmes philosophes - n°1 35
Barbara CASSIN
36. Il tient compte du fait que le philosophe-homme pense que le philosophe, c’est-à-dire
l’homme, c’est Platon. Certes, je me reconnais parfaitement dans la sophistique, la critique,
l’attention portée au langage, la performance ou la performativité. Mais le point est :
est-ce que je m’y reconnais en tant que femme, ou bien en tant que philosophe ? Est-ce bien
de l’universel philosophique ? Quand je travaille sur la sophistique, son rapport au langage,
à la critique et à la performance, dois-je considérer que je fais un travail de femme ou
un travail de philosophe ?
Précisément, je ne veux ni ne peux répondre à la question ainsi posée. Ou plutôt, je ne veux
y répondre que de la manière suivante : quand on me dira (on : un philosophe-homme)
en tant que philosophe ». De fait, ce n’est pas en tant que femme que je m’intéresse
à la performance langagière, ni au trouble que cela introduit dans l’universel, la vérité,
le fait, mais en tant que philosophe. Mais quand on me dira : « tu parles en tant que
femme qu’il m’intéresse de « play old Harry with the true false fetish and the value fact
one15
», comme dit et fait le philosophe Austin (un homme par ailleurs). C’est ma manière
de refuser une assignation d’essence : je n’accepte qu’une assignation de résistance.
C’est avec ce « oui, mais pas comme ça » que je tente de compliquer l’universel par la
différence des genres.
J’en reviens à présent aux impossibilités évoquées par Catherine Malabou. La femme
« met des bâtons dans les roues des philosophes et des philosphèmes » et change
« l’impossibilité d’être une femme » en « impossibilité de la philosophie ». Si l’on en reste
là, je crains qu’il n’y ait rien de plus facile, rien de plus commode, pour la « philosophie »,
que de gérer la différence homme / femme en l’appliquant sur la différence philosophie/
antiphilosophie. Telle est précisément l’opération platonicienne que réalise Badiou
Wittgenstein, comme Lacan, et comme
15. J.L. Austin, How to do things with words,
2ème éd. angl. 1975, Oxford U.P., p. 150 (Quand
dire, c’est faire, trad. et introd. de Gilles Lane,
Paris, Le Seuil 1970, p. 153).
revue des femmes philosophes - n°1 36
Barbara CASSIN
37. au fond, sous le nom de "sophistique", Barbara Cassin, ne font qu’adresser à la
les prétentions établies de la philosophie, car elle en a "oublié" ou supprimé l’examen16
. »
Lancer la sophistique dans les gencives d’un nouveau Platon, ramener un objet de la marge
vers le centre, voilà qui ne présente aucun intérêt sinon celui, absolument contre-productif
pour une femme-philosophe, de renforcer la centralité du centre et de relancer l’Universel
et la Vérité par la critique. La force platonicienne de Badiou comme homme-philosophe
consiste à mettre en série : sophistique (ou tout autre objet contondant)-femme-
antiphilosophie (on éprouve derechef noir sur blanc qu’un certain nombre de philosophes
hommes sont bien des femmes philosophes – Nietzsche, Wittgenstein, Derrida bien sûr),
et toutes les vagues, les histoires que les femmes feront, et les bâtons qu’elles lanceront, ne
peuvent que s’y engluer. Pourtant, s’il y a une machine dans les roues de laquelle il importe
de mettre des bâtons, c’est bien cette locomotive. Or, c’est cela, très précisément cela,
que le changement de trope d’assignation (en tant que femme / mais non : en tant que
philosophe / mais non : en tant que femme), dérange stratégiquement, ou, en tout cas,
veut déranger.
Une identité de résistance et non pas d’essence. La philosophie en devient-elle impossible,
ou bien plutôt transformée ? Si l’on répond, comme j’aimerais le faire : transformée,
alors je ne saurais conclure avec Catherine Malabou que « de penser je suis absolue, isolée,
absolument isolée. Je traverse l’espace philosophique dans une solitude absolue17
».
land, pousse un singulier réseau de femmes-philosophes. « Les faiseuses d’histoires »,
disent Isabelle Stengers et Vinciane Despret18
...
16. Deux leçons, op. cit., p. 106.
17. C’est le dernier paragraphe du livre de
Catherine Malabou.
18. C’est le titre d’un livre dont une part est,
grâce à elles, collective : Vinciane Despret et
Isabelle Stengers, Les Faiseuses d’histoires.
, Paris, Les
Empêcheurs de penser en rond/ La Découverte,
2011.
revue des femmes philosophes - n°1 37
Barbara CASSIN
38. L’initiative de créer une revue internationale de femmes philosophes au sein de l’UNESCO,
institution internationale, elle donne un espace de visibilité à la pensée des femmes – les
On s’interrogera sans doute sur le bien-fondé d’une telle initiative : la vérité est-elle tributaire
de l’appartenance sexuée qu’on semble ainsi consacrer ? Mais c’est à la philosophie
et à son histoire qu’il faudrait d’abord poser cette question car des Grecs à nos jours
elle est tout entière et uniment masculine, comme les religions1
.
Revues de genre. Revue de femmes philosophes
Il existe déjà – on ne peut l’ignorer – diverses associations – nationales ou internationales –
de femmes philosophes, qui se manifestent ou non par des publications. Mais créer une
« revue des femmes philosophes » dans le cadre d’une institution internationale comme
l’UNESCO n’est pas anodin. C’est même un geste calmement subversif. Geste d’ailleurs
complexe, polysémique, et qui mérite d’être analysé. En effet il ne s’agit pas d’une « revue
d’études de genre », comme on peut en trouver aujourd’hui un bon nombre au sein
des universités ou des centres de recherche non seulement des pays occidentaux mais
– les rapports entre les sexes ou le genre – mais par ses auteur(e)s. Elle offre aux femmes
un espace d’expression de leur pensée sur quelque objet que ce soit. Un espace où elles
peuvent d’ailleurs inviter certains hommes à s’exprimer, en réponse à des questions qu’elles
leur ont posées, inversant ainsi le dispositif habituel.
1. Je suis d’autant plus sensible à cette initiative
que c’est dans cet esprit que j’avais, en 1992,
conçu un numéro de la revue Les Cahiers du Grif
rassemblant des textes de femmes philosophes
contemporaines qui s’y exprimaient sans devoir
pour autant se considérer comme féministes,
traiter du « genre », ni même penser « en tant
que femmes ».
revue des femmes philosophes - n°1 38
Françoise COLLIN
Une revue de femmes philosophes ?
39. Les études de genre et les revues qui les relaient se consacrent quant à elles – sous des
angles divers – à l’analyse des rapports entre les sexes – les « rapports sociaux de sexes
». On sait comment en France le terme « genre » – traduction approximative de –
» a pourtant le défaut de recouvrir et de dissimuler la dissymétrie et plus précisément
la hiérarchie – et non la seule différence – qui commande les rapports entre les sexes,
parlé de « rapports sociaux de classes » en lieu et place de « lutte des classes » ?
Dans la mesure même où, d’insurrectionnelles qu’elles étaient au départ, elles ont
désormais acquis un statut institutionnel et sont un vecteur de pouvoir, les études de
genre sont d’ailleurs de plus en plus pratiquées (et même dirigées) par des hommes :
de nombreux colloques et de nombreuses revues, collections éditoriales, et publications
– qu’elles soient nationales ou internationales – en témoignent. On peut interpréter ce
phénomèneentermesd’extensionouentermesderéappropriationdeleurforcesubversive.
Une « revue de femmes philosophes » relève quant à elle d’une intention différente.
la dualité hiérarchique des sexes comme sujets d’énonciation n’est pas dépassée.
Et elle le fait dans un domaine dont elles ont été séculairement le plus absentes – pour ne
pas dire exclues – et où elles se manifestent encore prioritairement comme commentatrices,
disciples ou interlocutrices plutôt que comme créatrices : la philosophie.
revue des femmes philosophes - n°1 39
Françoise COLLIN
40. Car la philosophie, depuis ses origines grecques jusqu’au XXe
siècle, partage avec
la religion le caractère mono-sexué de ses ministres et de ses prophètes et témoigne d’une
surprenante misogynie2
. La Foi et la Raison qui contrôlent le régime de « la vérité » ont
en effet cela en commun par-delà leurs oppositions. Et si nul n’imagine créer une « revue
d’hommes philosophes » c’est bien qu’il s’agirait d’un pléonasme.
comme telle un aveu de faiblesse, et ne risque pas d’en rebuter certaines qui préfèrent se
revendiquer de la seule qualité de « philosophes », quitte à rester mineures dans le monde
mixte, comme disciples, commentatrices, ou interlocutrices des hommes philosophes,
élues et cautionnées par eux. Mais se situer comme « femme philosophe » n’est pas
qu’un constat de fait, c’est aussi un acte. Et un acte qui peut provoquer, qui a provoqué chez
les (hommes) philosophes une certaine surprise sinon un certain malaise, car la philosophie
ne s’est-elle pas représentée à elle-même séculairement comme le lieu d’énonciation
d’un Sujet transcendant, indifférent donc à ses caractéristiques empiriques, pourtant
évidentes si on relit en diagonale l’histoire de la philosophie ?
Philosophie et phallocentrisme
Ont-elles une autre approche du réel, voire un autre rapport à l’Être que les hommes, pour
des motifs dont on ne décidera pas s’ils sont historiques ou ontologiques ? Cette question
reste ouverte. En effet, donner la parole aux femmes philosophes est prendre une décision
de leurs opinions ni de leurs motifs, mais leur ouvrir un espace d’expression et de débat.
La prétention « universaliste » de la pensée philosophique n’a d’ailleurs jamais empêché
que celle-ci émane de contextes particuliers, tant informulés que formulés, qu’ils soient
historiques, nationaux, ou linguistiques : on parle en effet de la philosophie anglaise,
2. Ainsi qu’en atteste une relecture des textes
philosophiques de ce point de vue : voir Les
femmes, de Platon à Derrida, textes réunis et
commentés par F. Collin, E. Pisier, E. Varikas,
Paris, Plon,1999, rééd. Paris, Dalloz, 2011.
revue des femmes philosophes - n°1 40
Françoise COLLIN
41. allemande, française, du moyen-âge ou du XVIIIe
siècle sans que cela la particularise
au point de lui enlever sa portée de vérité. L’universel prend toujours forme contingente :
le Verbe est incarné. On peut décliner la philosophie en termes sexués, comme en termes
nationaux ou historiques, sans décider a priori de l’impact qu’a sur elle la sexuation, la culture
ou l’histoire et sans dévaluer pour autant son propos. Descartes n’est pas qu’un homme,
un Français, un personnage du XVIIe
siècle, mais sa pensée n’est pas non plus étrangère
à ces contingences. Malgré ou à travers sa prétention formelle à la « table rase » le
est « aussi » un objet d’époque, remis au goût du jour, et dont la cote varie. Il n’est pas de
la conjoncture. Le caractère universel ou universalisable de la vérité ne dépend en effet
ou non – structurelle ou conjoncturelle – de leur pensée : c’est d’abord donner à celle-ci
un espace d’expression, créer un appel d’air. Une telle revue rappelle cependant implicite-
ment que, selon l’adage, si « on ne prête qu’aux riches », « on ne donne qu’aux pauvres ».
Une revue d’ « hommes philosophes » serait en effet une tautologie, voire une provocation.
Une revue des femmes philosophes est au contraire une initiative subversive.
Philosophie et occidentalocentrisme
Mais créer une revue de femmes philosophes au XXIe
siècle, dans l’optique internationale
et interculturelle de l’UNESCO, c’est affronter encore une autre question : la philosophie
est-elle un mode de penser propre à toutes les cultures ou bien, comme l’a formulé
un(e) africain(e) ou un(e) asiatique quand elle n’est pas un produit d’importation,
voire de colonisation culturelle ? Une revue de philosophie, dans la mesure où elle se
veut internationale et transculturelle, selon le principe qui anime l’UNESCO, ne privilégie-
son expansion internationale ?
revue des femmes philosophes - n°1 41
Françoise COLLIN
42. Cette question n’est pas propre à une revue de femmes, mais elle s’y formule plus
violemment dans la mesure où l’expansion de la culture occidentale sur les autres continents
a imprégné davantage et depuis plus longtemps les hommes que les femmes, de sorte que
ces dernières adviennent à la forme philosophique de la pensée de manière plus tardive.
Sur ce point encore Heidegger mériterait peut-être la relecture, dans son effort pour
distinguer pensée et philosophie, car « qu’appelle-t-on penser ? » La philosophie n’est-
elle pas le mode de penser élaboré par l’Occident dans son entreprise de domination
du monde, et qui, de se distinguer de la technique, n’en révèle pas moins son rapport
artistique (encore que pour celui-ci aussi on distingue les musées, isolant dans certains
encore « arts primitifs »). On constate d’ailleurs que dans l’Occident lui-même,
la philosophie s’enracine sinon exclusivement du moins prioritairement dans quelques
en Espagne, voire au Danemark. Et cela ne manque pas de faire problème car les pays à
forte tradition philosophique sont-ils historiquement moins barbares que les autres ?
Se retournant sur le XXe
siècle, on peut en douter.
Disparité de la vérité
Là où s’énonce la vérité, qu’elle soit divine ou humaine, qu’elle se revendique de
la révélation ou de la raison, qu’elle soit religieuse ou philosophique, qu’elle soit unaire,
dialectique ou « disséminée », ce sont les hommes ou du moins des hommes qui en ont
de vue. L’universalisme, pas plus d’ailleurs que la queer theory qui en est une traduction
contemporaine, ne peuvent résoudre ni dissimuler ce fait.
revue des femmes philosophes - n°1 42
Françoise COLLIN
43. Sans doute depuis toujours et depuis l’époque moderne en tout cas, depuis les salons
du XVIIe
siècle jusqu’aux amphithéâtres du XXe
, certaines femmes ont-elles été associées
au déploiement de la vérité à titre d’interlocutrices ou de disciples, mais il en est peu
à ce titre. Au XXe
siècle encore, la confrérie des philosophes reconnus – voire médiatisés
– est presque aussi exclusivement masculine (mais moins célibataire) que la confrérie
des religieux, certaines femmes ayant cependant acquis récemment une renommée,
souvent par le détour du féminisme ou des études de genre.
Ouvrir un espace d’expression aux femmes philosophes, c’est confronter celles-ci à
la question des rapports entre sexe et philosophie et à la question du sens même de
la philosophie. C’est s’interroger sur le caractère « universel » de cette dernière et s’affronter
à sa dimension historiquement « phallogocentrique ».
Une revue des femmes philosophes est donc d’abord une sorte d’ qui
crée un espace pour l’expression de la pensée des femmes, sans pré-déterminer pour
autant l’objet ni les modalités de cette pensée d’ailleurs plurielle et polymorphe. Une telle
revue pose une hypothèse praxique. Elle appelle les femmes à se manifester par la pensée,
au-delà de la théorie (et au-delà de la théorie du genre dans les différentes déclinaisons
qui lui ont servi de béquilles ces dernières années). Elle appelle les femmes à se manifester
par la pensée non pas sur un objet prédéterminé mais en constituant leur champ, fût-ce
dans un certain balbutiement.
Une telle proposition, aux limites de la provocation, ne manque pas de surprendre et
déstabilise sans doute les usages relativement rassurants que les avaient
mis en place et balisés. Car nous avons élaboré peu à peu une ou des théorie(s) du genre
qui tantôt font débat et tantôt s’uniformisent, constituant un vecteur privilégié désormais
reconnu de rencontres et de confrontations interculturelles. Mais, au-delà de ces théories,
« qu’appelle-t-on penser ? »
revue des femmes philosophes - n°1 43
Françoise COLLIN
44. Une « revue des femmes philosophes » projette en effet de faire place à l’expression de
la pensée de femmes, des dites femmes, sur quelque objet que ce soit. Paradoxalement,
par son a priori
sex et
qui peut paraître restrictive (« femmes » philosophes) tend d’ailleurs un miroir à l’histoire
de la philosophie et aux philosophes qui y découvrent ce qu’ils feignaient ne pas savoir :
qu’ils y ont été séculairement et y sont entre hommes (men et non ), et entre
occidentaux, dans la détermination et l’assomption de « l’universel ».
C’est ainsi que créer une « revue des femmes philosophes » au sein d’une grande
institution internationale, c’est très calmement « jeter un pavé dans la mare ». Cette initiative
peut provoquer un effet de surprise, voire un certain malaise, ou peut même sembler
rétrograde au moment où la vogue de la queer theory, recyclant le vieil universalisme,
prétend avoir dépassé la dualité sexuée que semble ranimer cette initiative. Mais on se
On peut penser qu’une « revue des femmes philosophes » assume précisément le donné
factuel persistant de la dualité sexuée pour le questionner et est ainsi un vecteur d’accès
à la position philosophique.
revue des femmes philosophes - n°1 44
Françoise COLLIN
45. La prétention des femmes à être philosophes est politiquement incorrecte
Dans les sociétés où les institutions accordent aux femmes l’accès aux fonctions
universitaires,lestatutdefemme-philosophenesauraitêtre,semble-t-il,que«politiquement
correct ». Car la parité d’accès étant apparemment garantie, la prétention à être une femme
philosophe semble d’emblée accordée par le simple respect des droits reconnus à tout
être humain. Mais le droit à philosopher lui est-il accordé pour autant ? J’aimerais soutenir
que la prétention des femmes à exercer ce droit est politiquement incorrecte dans la
mesure où elle les engage à porter un jugement critique aussi bien sur les conditions
contemporaines qui contredisent cet accès paritaire aux mêmes rôles que les hommes, que
sur la conception philosophique de la sagesse politique elle-même. Depuis Platon, l’être
humain a été conçu comme un esprit qui doit assurer sa maîtrise sur cet ennemi que sont
durable cette maîtrise. Aussi les différentes philosophies politiques antiques, modernes
ou contemporaines ont-elles visé à assurer cette maîtrise, consolidant par là une pratique
politique qui prescrit de faire entrer toutes les femmes, y compris les femmes-philosophes,
dans ce que cette pratique a institué : le juridiquement correct, le moralement correct et
le politiquement correct, c’est-à-dire la sagesse universellement agréée.
La reconnaissance des femmes-philosophes engage, quant à elle, une autre conception
de l’être humain, une conception réellement émancipée de cette volonté de puissance
qui cherche à assurer la maîtrise complète de l’être humain par lui-même. Elle engage
langage et que la dynamique de la communication est elle-même philosophique. Elle met
donc nécessairement en question la réduction de la dimension d’action et de désir de l’être
humain à une question de rectitude.
revue des femmes philosophes - n°1 45
Irma Julienne ANGUE MEDOUX
Que peuvent bien penser les femmes philosophes
de ce que pensent les hommes, philosophes ou non ?
Un avis politiquement incorrect
46. Car une femme philosophe ne peut pas se contenter d’ériger, à la suite de Rawls et Habermas,
le consensus en ersatz de son propre jugement de femme-philosophe, ni non plus en
ersatz du jugement que porte toute femme sur ses conditions de vie. Il revient aux femmes
philosophes de montrer que les jugements que chacun porte sur ses conditions de vie ne
sont pas a priori irrationnels, ne sont pas l’expression de pulsions dont il faudrait guérir les
hommes et les femmes, qu’ils expriment la vérité de ceux qui les énoncent en tant qu’êtres
pensants et doivent être jugés comme tels quant à leur objectivité, et non dans leur rapport
« politiquement correct ou incorrect » au consensus juridique, moral ou politique, présumé
mesurer le degré de maîtrise culturelle de l’esprit collectif ou privé sur son « ennemi », le
corps, les désirs et les passions.
La reconnaissance du statut de femme-philosophe engage donc une remise en question
de ce qu’on décrète être politiquement correct. Elle suppose que soit discutée la vérité
des capacités critiques que les catégories étriquées du droit moderne, de la morale
communicationnelle contemporaine et des politiques pragmatiques prônées par les
philosophes contemporains accordent aux femmes. L’émancipation intellectuelle de
toute femme est l’enjeu et l’objectif propre de la reconnaissance de ce statut de femme-
philosophe. Cette émancipation intellectuelle est la condition de l’émancipation sociale
des femmes. En ce sens, elle transgresse nécessairement la distinction entre politiquement
correct et politiquement incorrect, et par conséquent, elle ne peut être que politiquement
incorrecte.
Comme l’indique R. Rorty dans son ouvrage posthume La philosophie comme politique
culturelle, une philosophie qui ne change rien, qui n’a aucune conséquence, n’existe
pas. A notre avis, une philosophie qui se plie aux règles établies de la distinction entre le
politiquement correct et le politiquement incorrect, n’existe pas, elle n’est rien. L’exercice
du droit fondamental des femmes à la philosophie doit être différencié de cette philosophie
de maîtrise. L’exercice de ce droit ne doit pas demeurer un vain mot, un mot dont le seul effet
serait d’accorder aux femmes le droit de former, elles aussi, les élites de la maîtrise culturelle
de l’être humain par lui-même, les élites d’une volonté de puissance bénie par le consensus.
revue des femmes philosophes - n°1 46
Irma Julienne ANGUE MEDOUX
47. L’inégalité postmoderne des genres
Alors que les analyses « culturelles » ou « interculturelles » des vont bon train,
la mondialisation de l’économie, de la spéculation boursière ainsi que celle du chômage, de
la violence, de l’exclusion, des sans-logis, des sans-papiers, de la vente de la drogue et de
l’aliénation mentale s’accélère à un rythme d’enfer. Contrairement à ce que l’existence même
des laisse imaginer, contrairement à ce qu’elles peuvent laisser espérer de
l’installation des conditions d’une plus grande justice dans les rapports entre les hommes et
les femmes, force est de constater que l’inégalité s’accroît au sein de ces rapports – au point
d’apparaître comme un destin incontournable, lié au développement inexorable du néo-
libéralisme et du postcommunisme, auquel rien ne peut être opposé sinon une résignation
changer. La situation d’injustice objective entre les sexes fait intervenir trop de paramètres
pour qu’une solution autre que traditionnelle – la restauration de la cellule familiale – puisse,
semble-t-il, être envisagée.
Les échecs de la « modernisation » des pays africains, latino-américains, caribéens, moyen-
orientaux et extrême-orientaux ont plongé ces pays dans les croyances les plus archaïques
concernant la conduite de la vie, la préservation de la santé, les conditions de logement et
le développement économique et politique. Ces échecs ont provoqué une généralisation
des accusations adressées au capitalisme – comme s’il représentait ce qu’on appelle « la
civilisation occidentale ». Ils ont induit une prolifération de toutes sortes de fondamenta-
lismes qui se sont opposés à « l’Occident » – comme si ce dernier constituait l’ennemi public
mondial numéro un. On connaît les effets que ces fondamentalismes, qui se réclament à tort
des religions monothéistes, ont eues sur le sort des femmes. Le fondamentalisme musul-
man, par exemple, en est venu, sous sa forme talibane, à interdire explicitement aux femmes
le droit à l’éducation et à la formation. Il a repris allègrement la tradition d’assujettissement
des femmes à leurs maris, rendant la condition féminine synonyme d’abêtissement
incurable. Les abris culturels, qu’en réaction à l’intégrisme libéral offrent ces autres
intégrismes, contribuent à faire de la globalisation culturelle le « tombeau des intellectuelles ».
revue des femmes philosophes - n°1 47
Irma Julienne ANGUE MEDOUX
48. Rien n’oblige pourtant les hommes-philosophes ou les hommes tout court à laisser
de leur groupe à obéir aveuglément à leurs maris dans la vie familiale comme dans la
des démocraties modernes que celles qui respectent la faculté de juger qu’a chacun à
propos de ses conditions de vie. Le contexte africain, tout comme nombre de contextes
musulmans du Moyen-Orient, nous livre chaque jour et à tout instant des exemples
patents d’une domination insupportable des femmes par les hommes.
Dans ces conditions, se dérober au devoir de critique qui est le leur, c’est pour les
intellectuels, femmes ou hommes, accepter de ne pas exister en tant qu’intellectuels, c’est
d’avantages qui n’ont rien de secondaire dans la vie de tous les jours. A cet égard,
la polygamie, si fréquente en Afrique, perdure sans que les hommes intellectuels ou
les philosophes osent s’immiscer dans sa régulation, voire dans sa dénonciation. Nous
cette polygamie pour que les psychanalystes aient l’audace de sortir de leur neutralité
bienveillante, pour que les hommes philosophes et les chercheurs en sciences humaines
pensant « en avoir fait assez » en décrivant, par exemple, les rites d’excision ? Faut-il en
général arborer une attitude aussi agressive que les hommes qui refusent tout
dialogue avec leurs homologues femmes, pour parvenir à se faire prendre au sérieux ?
Nous ne sommes pas de cet avis.
L’exemple de la polygamie, exemple si répandu, montre à mes yeux ce que doivent
viser les critiques des intellectuels, hommes ou femmes, philosophes ou non : éclairer
les conditions d’émancipation qu’il faut offrir à chacun du seul fait qu’il est égal à tous
les autres, en tant qu’être de langage, énonciateur participant à la transformation
de ses conditions de vie lorsque celles-ci s’avèrent insupportables. L’émancipation
intellectuelle est en effet la seule garante du fait que les philosophes puissent
revue des femmes philosophes - n°1 48
Irma Julienne ANGUE MEDOUX
49. transmettre la capacité de jugement qu’ils ont pu acquérir et qu’ils ont pour tâche de
partager. Elle est la condition d’une émancipation sociale fondée sur des relations de justice
sociale acceptables par tous. Et c’est aux intellectuels de faire reconnaître aux politiques
la nécessité d’offrir aux citoyens les institutions de formation adéquates à cet objectif.
Inopérance des théories de la justice et des revendications féministes
Aussi est-ce à propos des relations intersubjectives et sociales entre les hommes et
les femmes que les deux modèles, celui de Rawls et celui de Habermas, prédominants
aujourd’hui au sein des théories de la justice, doivent avouer leurs faiblesses et leurs
limites et laisser le champ libre aux protestations féministes.
Bien que le modèle néo-libéral de Rawls octroie à tous les partenaires sociaux, et donc
aux femmes ayant lutté pour leur émancipation sociale, un accès généralisé et abstrait
aux libertés sociales et civiques, le refoulement actuel des femmes aux fonctions du foyer
y apparaît comme une conséquence, malheureuse mais naturelle, de la croissance du
chômage.
L’octroi progressif par certaines démocraties du statut formel de « citoyennes à part
les inciter à adhérer au « patriotisme constitutionnel » d’Habermas, la montée en puissance
du racisme et du communautarisme aux États-Unis, celle des nationalismes de l’Est et
de l’Ouest en Europe, ainsi que le déferlement des intégrismes religieux au Moyen-
Orient comme en Extrême-Orient, condamnent trop souvent les citoyennes de ces pays à se
plier purement et simplement aux choix qui leur sont imposés sans qu’elles puissent même
les discuter. Elles sont de fait condamnées à assumer leur condition sociale d’êtres
mineurs, de subalternes assujettis au respect inconditionnel des rites familiaux et sociaux,
eux-mêmes intégrés à la bonne marche des sociétés industrielles avancées.
revue des femmes philosophes - n°1 49
Irma Julienne ANGUE MEDOUX
50. prôné par les partis les plus progressistes de ces pays, apparaît comme une simple
application de l’idéal d’égalité entre êtres rationnels et libres, il n’en reste pas moins que le
refoulement de cette parité est le premier objectif que se donnent les mouvements nationa-
listes,fondamentalistesetintégristesdansd’autrespays,particulièrementceuxquisontdans
unétatdeguerrecivile.L’assassinatdeshéroïnesdeladéfenseciviquedesdroitsdesfemmes,
le viol prescrit des femmes de « l’autre » nation, par exemple de la nation ennemie dans
les guerres entre les pays de l’ex-Yougoslavie, les interdits de vote promulgués par
les diverses dictatures témoignent tous, mais chacun à sa façon, de l’ampleur et de
la gravité des formes inédites que n’hésite pas à prendre la dissolution du lien so-
cial qui affecte les rapports entre hommes et femmes. Ils ne font que formaliser les
transformations quotidiennes que subissent les pratiques du lien social : l’éclatement
de l’asile familial y est un des symptômes les plus courants, les plus patents et les plus
profonds de la dissolution de ce lien, sans que les liens informels qui s’y substituent et
se nouent à leur place se trouvent pour autant préservés de cette dissolution.
Dans ces conditions, les analyses culturelles et interculturelles menées par les
studies qui dans la plupart des cas visent l’établissement d’un contre-pouvoir féministe,
reproduisant l’étroitesse et les abus rituels des revendications masculines, sont incapables
de promouvoir une reconnaissance de l’être social des femmes. Il est évident que
la conception de ce contre-pouvoir, calquée sur la représentation masculine du pouvoir
à laquelle elle s’oppose, essaie seulement de déplacer un rapport de domination, conçu
comme rapport de maîtrise d’autrui, autrui dont la liberté est considérée d’avance
comme un danger à neutraliser. Cette ritualisation de la lutte des sexes, succédant à
la domination d’un sexe par l’autre, ne parvient pas à doter les femmes de formes
réalisés, des femmes battantes à côté d’hommes battants, réglés, produits, multipliés
et nourris par le libéralisme capitaliste. A moins qu’elle ne produise des héroïnes
républicaines ou des mères humanitaires et écologiques, doubles bien pensants de mâles
honorés.
revue des femmes philosophes - n°1 50
Irma Julienne ANGUE MEDOUX
51. L’émergence des femmes-philosophes
Même si les luttes rituelles entre les sexes exacerbent aujourd’hui la conscience de
l’injustice subie par les femmes, les tentatives menées pour faire respecter les droits
des femmes s’accompagnent cependant d’une reconnaissance progressive d’une
communauté de nature des hommes et des femmes, en tant qu’êtres de communication.
Cette nature commune est au fondement de la domination d’un sexe sur l’autre (le désir
contemporain des femmes d’adhérer au désir masculin de maîtrise de soi et d’autrui
n’en est qu’un avatar exagéré et caricatural). Mais la domination des femmes par
les hommes n’a pu s’exercer qu’en obligeant les femmes à dénier, d’une façon ou
d’une autre, une part de cette nature commune. Les contraintes qui forcent aujourd’hui
chacun à percevoir les formes exacerbées de la situation d’injustice, obligent également
psycho-sociales, une forme d’autonomie propre aux femmes : celle qu’elles ont été
contraintes de cultiver dans ce régime d’aliénation pour pouvoir tout simplement
continuer à y exister, qui tient à la façon dont elles ont dû assumer la différence sexuelle
une capacité de distanciation par rapport à leurs appétits de maîtrise.
Cette forme d’autonomie était imperceptible tant qu’elle était intriquée dans
les rapports prescrits par les religions, rapports associés à une domination « naturelle »
des créatures masculines sur les créatures féminines. À partir du moment où les Lumières
ont mis en question la domination « naturelle » de certains sur d’autres, la question de la
justice s’est trouvée réduite à la volonté d’assurer des conditions uniformes à l’exercice
héritée de leur statut d’antan.
C’est pourtant par rapport à cette autonomie œuvrant déjà dans les rapports de
qui empêchent encore les femmes d’accéder à l’égalité abstraite, tant rêvée.
revue des femmes philosophes - n°1 51
Irma Julienne ANGUE MEDOUX
52. L’obligation faite aux femmes de rechercher leur égalité civique de statut
– « leur parité » – n’est-elle pas aussi abstraite qu’est effectivement abstrait le droit des
systèmes juridiques, dont on sait, depuis Hegel et Kant, qu’il porte sur les rapports
des individus entre eux en tant qu’ils y voient des rapports d’appropriation mutuelle et
des rapports d’appropriation d’eux-mêmes, calqués sur les rapports de propriété et de
que les femmes cherchent à posséder à l’instar des hommes et qui feraient magiquement
d’elles des êtres « moraux et responsables » une fois qu’on les a reconnues comme telles ?
Et même, qui feraient d’elles des partenaires politiques également respectés au sein des
partis ?
Cette situation nécessaire et effective des femmes au sein des rapports de
communication promus par les institutions juridiques, morales et politiques héritées de
la modernité, n’implique-t-elle pas également qu’on change de catégorie fondamentale
pour analyser les fonctions qu’elles ont eues et qu’elles continuent à avoir au sein
d’institutions animées par une dynamique de communication et non par la dynamique
de domination et de maîtrise qu’on leur a toujours imputée ? Quelle a été la fonction
réelle des femmes dans le développement des relations effectives au sein des sociétés
civiles des XVIIe
et XVIIIe
siècles ? Qu’a-t-elle été auparavant dans la formation des religions
primitives et monothéistes ?
Quelle est aujourd’hui la fonction des femmes dans le développement de
l’expérimentation de l’homme par lui-même, lorsqu’il cherche à appliquer à ses
il de distribuer cette fonction d’allocutaire aux hommes comme aux femmes pour
les contraindre à se découvrir tels qu’ils doivent être les uns à l’égard des autres,
comme êtres de consensus ? Ou s’impose-t-il, si l’on veut être soi-même juste dans
la description de ces conditions d’égalité entre les sexes, de reconnaître à cette
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Irma Julienne ANGUE MEDOUX
53. les femmes, et indifférente, dans son exercice même, à la différence sexuelle ?
C’est seulement si l’on reconnaît à toute femme la capacité d’être ainsi philosophe que
l’on pourra assurer en droit comme en pratique l’accès à l’égalité sociale et, par là,
l’émancipation. Pour produire cette reconnaissance, il faut que les femmes qui se
reconnaissent déjà comme philosophes puissent faire reconnaître aux hommes comme
aux femmes la vérité de leur jugement.
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Irma Julienne ANGUE MEDOUX
54. et la vérité, s’adonnent à la philosophie n’ait accédé à l’autorité politique ou que ceux qui sont
au pouvoir dans les cités ne s’adonnent véritablement à la philosophie, en vertu de quelque
dispensation divine1
.
Lorsque Platon met au jour la notion de « philosophes-rois » dans le livre V de la ,
il pose de facto le principe selon lequel la gouvernance serait nécessairement affaire
d’hommes, et l’idée selon laquelle « cet ensemble – pouvoir politique et philosophie
– doit se rencontrer sur la même tête ». Ces deux exigences, au fondement de la Cité
idéale, s’imbriquent l’une dans l’autre, et poussées jusqu’à leur extrême pointe, elles
formeraient ce qu’on pourrait appeler le « sophisme de la misogynie » chez Platon.
Prises ensemble, elles masquent subrepticement la double question du genre qui est
renvoyée aux calendes grecques : le genre du politique et celle du philosophique.
Le politique et le philosophique doivent-ils nécessairement ne s’entendre qu’au
En faisant référence aux « rois » et aux « princes », l’auteur de la fait
naturellement pencher le politique du côté des hommes. Cela semble certes évident
au premier abord, et ne vaut a priori pas la peine d’être relevé, étant donné la place et
le statut de la femme dans la cité grecque, où elle n’a d’autre fonction que celles de
en faveur d’une amélioration de son sort, pour qu’elle ne soit plus considérée comme un
« bien mobilier », la femme n’en est pas moins perçue par lui comme une dégénérescence
de la nature humaine :
1. Platon, République, V, 473d.
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Brigitte SITBON-PEILLON
Les philosophes-reines
55. Ce sont les mâles seulement qui sont créés directement par les Dieux et à qui l’âme est donnée.
Ceux qui vivent avec droiture retournent vers les étoiles, mais pour ceux qui sont “lâches”, on
peut supposer avec raison qu’ils ont acquis la nature des femmes à la seconde génération. Cette
régression peut continuer pendant des générations successives à moins qu’elle ne s’inverse.
Dans cette situation, ce sont évidemment seulement les hommes qui sont des êtres humains
mieux est de devenir homme2
.
La question du genre est ici abordée par le biais d’une perversion du genre précisément.
Être une femme représente une malédiction. « On la dit femme, on la diffame » lancerait
perpétuer cette idée d’un « supplément d’humanité » du côté des hommes et de son
amoindrissement du côté des femmes.
pouvoir et philosophie. Que ceux qui détiennent la fonction suprême aillent s’ébattre dans
tout cela ne relèverait que de la contingence et ce ne serait là que la conséquence
logique d’un état de fait permettant aux hommes de la cité de jouir d’une belle liberté et
le lien entre pouvoir et philosophie comme nécessaire et indéfectible (il en va de la survie
des états) implique de facto l’exclusion de la femme, en raison précisément de son
impossibilité à accéder à la plus haute fonction. Si le politique doit être assujetti au
philosophique – et réciproquement –, alors la femme sera logiquement écartée de ces
deux sphères en même temps. L’idée qu’une femme puisse gouverner serait pour
Platon tout aussi aberrante que celle qu’une femme puisse philosopher.
2. Platon, Timée, 90e.
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