Sommaire :
Enjeux géopolitiques des métropoles européennes. Par David Simonnet.
La mondialisation : un combat au couteau. Entretien avec Claude Rochet.
Remettre l’entreprise au coeur de la ville. Entretien avec Jean-Pierre Sueur.
Les métropoles européennes entretiennent depuis toujours des relations duales entre coopération et concurrence, reflet des contradictions de la construction européenne en termes de puissance. À la lumière du Brexit, quelles conséquences économiques vont aujourd’hui découler de ces mutations qui transforment les villes en métropoles ? Par David Simonnet
2. CONFLITS
GÉOPOLITIQUE ET ENTREPRISEGÉOPOLITIQUE ET ENTREPRISES / enTReTIen Avec cLAude ROcheT
en tant que spécialiste des systèmes com-
plexes, quelle est votre perception des rap-
ports entre villes,entreprises et populations,
danslaglobalisationquenousconnaissons?
Pour qu’un système complexe fonc-
tionne,ilfautqu’ilaitsaproprecohérence
et que chaque acteur soit correctement
intégré, donc relié à l’ensemble du sys-
tème. Un tel système n’est pas seulement
technologique. Il est aussi culturel, ancré
dans l’histoire et la géographie,contraire-
ment à ce que promeut l’idéologie des
smartcities,rêvantàunindividudigitalet
enapesanteurterritoriale…Ilnesuffitpas
de mettre des capteurs ou le wifi dans un
lampadaire pour avoir une ville «intelli-
gente». L’impératif premier reste
l’homme. Si l’on n’enracine pas une ville
danssoncontexte,sonterritoireetsonhis-
toire,oncourtàl’échec.Lesentrepreneurs
lesavent,euxquitravaillentsurleterrain:
on doit prioritairement prendre en
compte le capital social territorial, si l’on
veut intégrer correctement les codes
sociaux,mobiliserlesgens,construiredes
accords, réguler les conflits… et tourner
le dos au mythe de la «métropolisation».
La globalisation a engendré une métro-
polisation tous azimuts, avec une gentrifi-
cation des centres-villes, comme l’ont
montrépourlaFrancelesétudesdeChris-
tophe Guilluy. Les nouveaux riches mon-
dialisés – les bobos pour simplifier –
s’implantent dans les centres-villes. Le
peuple – les vieilles classes sociales qui ne
servent plus à rien dans ce contexte – est
relégué à la périphérie. Et l’on «importe»
de nouveaux pauvres, des migrants déso-
cialisés.Car,quandbienmêmel’onvitdans
l’univers digital, il faut bien de la main-
d’œuvre pour faire le ménage et à manger,
à bas coût si possible. Et il faut bien livrer
les pizzas. Une configuration urbaine iné-
diteseforge,avecnaturellementàlaclédes
violencessocialesinévitables:d’uncôtéles
migrants – esclaves déracinés des temps
modernes – qui ne sont pas assimilés, de
l’autre les vieilles classes sociales abandon-
néesdansdeszonesdésindustrialisées,sans
espoir de sortie, qui votent pour des cou-
rantspolitiquesquirefusentcettemondia-
lisation, dont ils espèrent qu’ils leur
rendront leur dignité en même temps que
leur rang social.
à travers le concept de smart city,n’assiste-
t-onàunelutteambivalenteentrepolitiqueet
technologie,qui a en partie pour corollaire le
surgissement des populismes?
La question de la maîtrise des données
reste la pierre angulaire des systèmes
contemporains et les villes/territoires
intelligents n’échappent pas à la règle,
même au niveau le plus élémentaire. Qui
est propriétaire de ces données? Qui les
exploite? Sont-elles confidentielles? Et
surtout qui les contrôle?… Au-delà de
l’aspect purement technique se pose la
question du pouvoir politique. D’appa-
rence libertaire,le projet de Google est en
faitglobal,politique,totalitaire.Sonprojet
transhumaniste vise au contrôle de cette
nouvelle matière première que sont les
données. Les Gafa (Google, Apple, Face-
book et Amazon), sous couvert de tech-
nique, visent de fait un nouvel ordre
politique à l’échelle mondiale: contrôler
lesdonnéespeutsignifieràtermelafinde
toute vie privée et des libertés publiques.
Aussi, pour parvenir à un juste équilibre,
il faut avant tout retrouver les vertus de la
démocratiedirecteàl’échelleduterritoire.
Sous cet angle, la vraie question de fond
est celle du devenir de la démocratie au
sein de ces territoires intelligents.
Comment remédier à ce risque de décompo-
sition sociale qui favorise l’émergence des
populismes ?
Les Suisses ont instauré un système de
quotas pour que les étrangers – fortunés –
ne viennent investir massivement leurs
Pour Claude Rochet,spécialiste
des écosystèmes complexes,
l’intelligence des territoires relève
davantage de l’ordre de l’humain et
du politique que du technologique.
D’où un plaidoyer en faveur de la
démocratie directe,du territoire
vu comme un système de vie
et d’apprentissage permanent.
Et une charge sévère contre les
Gafa,qui,par la puissance de leur
technologie,peuvent assujettir le
pouvoir politique.
La mondialisation :
un combat au couteau
Professeur des universités, docteur en sciences de
gestion, ancien élève de l’ENA, ayant exercé des
responsabilités dans le public comme dans le
privé, Claude Rochet a beaucoup travaillé sur la
modélisation systémique des villes intelligentes.
Fin connaisseur des systèmes de pilotage stratégique
des politiques publiques et des questions d’innovation,
il n’a de cesse de rappeler que c’est d’abord le
tissu humain qui rend un territoire intelligent.
CONFLITS
3. CONFLITS
GÉOPOLITIQUE ET ENTREPRISE
villes et en chambouler l’harmonie en
créant des ghettos de riches. Le territoire
est géré. On peut donc définir une cohé-
rence sociale et spatiale pour que ce terri-
toireproduisedesinteractionspertinentes.
Une économie ne peut être uniquement
basée sur des services – entre activités
financières et livreurs de sushis pour cari-
caturer! Il faut aussi de l’agriculture, de
l’industrie, avec des gens qui fabriquent,
produisent,échangentets’instruisent.Une
ville intelligente,c’est d’abord un système
d’apprentissage, qui permet grâce au
numériquedereveniràdeslogiquesinter-
actives laissant chacun en mesure d’ap-
prendre,donc de comprendre.
Plus généralement, se pose la question
de la taille des ensembles urbains. Est-il
opportun de concentrer des personnels
venant de loin, avec des trajets parfois
épuisants,pourfinalementleslaisserdans
leurs bureaux, seuls face à un écran ? Ne
vaut-il pas mieux miser sur des systèmes
décentralisés et exploiter les ressources
quenousoffrele2.0?D’autantquel’équa-
tion «économie d’énergie implique den-
sité» que nous connaissions jusqu’à
aujourd’hui est en passe de s’inverser et
permet de repenser les méthodes de tra-
vail en même temps que les modes de
transport.Pourpreuve,lesChinoistravail-
lent maintenant sur des clusters d’éco-
cités privilégiant des tissus urbains diffus,
avec des unités de travail à taille humaine
immergéesdanslaverdure…Sil’ons’ins-
piredel’exempledeSingapour,villepartie
de rien il y a un demi-siècle et qui s’avère
êtreunauthentiquesuccès,onvoitquece
n’est pas la technologie qui rend une ville
intelligente, mais sa capacité à être une
ville au sens traditionnel du terme, selon
uneévolutionnaturelle,sansplanification
excessive,engendrantunepluralitéd’acti-
vités et une vie civique des plus actives.
Vous insistez souvent sur l’exigence pour les
chefs d’entreprise de bien connaître leur ter-
ritoire,notammentpourtrouverunconsensus
social, grâce à la prise en compte des carac-
téristiques culturelles, historiques, géogra-
phiques et sociales…
Oui.Prenonsl’exempleconcretdel’évo-
lutiondel’industriehorlogèreenSuisseet
en France dans les années 1970.Ce sont là
deux parties du Jura, mais les traditions
sociales n’étant pas les mêmes, les évolu-
tions furent différentes. En France, ça a
tourné à la lutte sociale violente. Résultat,
on a perdu notre industrie horlogère. À
l’inverse, quand la montre digitale a fait
son apparition en Suisse,on a observé un
doublemouvementdesortiedecrisedela
partdel’industriehorlogèrelocale.D’une
part, elle s’est tournée vers une industrie
émergenteenredéployantsonsavoir-faire
minutieux dans le domaine des prothèses
médicales. D’autre part, Nicolas Hayek,
présidentdugroupeSwatch, asuinnover
et la montre traditionnelle a survécu. En
l’espèce,c’estl’industrietraditionnellequi
a absorbé l’électronique et pas l’inverse.
L’innovation a stimulé les savoir-faire
anciensetaconduitàunerevitalisationdu
territoire.Autreexempledemutationgéo-
graphique industrielle réussie, en France
cette fois: toujours dans les années 70, on
a assisté à un succès semblable dans la
région de Cholet quand le patronat local,
catholique et enraciné dans le territoire,a
su accomplir une mue qui a permis aux
entreprises locales de reconvertir une
industrie – le textile et la chaussure – en
intégrant les nouvelles technologies.
L’apparition des populismes constitue-t-elle
unecomposantemajeuredujeugéopolitique?
On sait que les zones qui ont voté
Trump aux États-Unis correspondent
peu ou prou à celles où le vieux peuple a
étérejeté.IdemenFrancepourlevoteFN,
sauf dans les zones comme la Bretagne
qui ont su conserver une forte identité
sociale et culturelle. Le populisme fait
partie du jeu géopolitique mondial
d’abordparcequelamétropolisationfait
elle-même partie de ce jeu. Il en est une
conséquence. Mais attention à ce terme
de populisme utilisé à tort et à travers.
N’oublions pas qu’il remonte à des
sources aussi diverses que Thomas Paine
etlecourantdesFarmersaméricains,aux
narodniki russes… À l’origine, le terme
avait une connotation positive.En fait,le
populisme, c’est tout simplement la
consciencequelepeupleadesonidentité
et qu’il entend garder.
Les élites dirigeantes mondialisées
– médiatiques, économiques ou poli-
tiques – doivent cesser de vouer les
peuples aux gémonies et de leur faire la
morale, arrêter aussi de leur imposer des
directivesbureaucratiquesoudesrecettes-
miraclesvenantdeBruxellesoudumana-
gementanglo-saxon.Ellesseraientmieux
aviséesdesepencherànouveausurleréel,
de redécouvrir l’histoire et la géographie
despeuples,bref ellesdevraientapprendre
à «lire» un territoire et faire du sur-
mesurepourrétablirl’harmonieaucœur
delaCité.Maisest-ceréellementleursou-
hait? Il est permis d’en douter… w
POuR en SaVOiR PLuS : CLaude-ROChet.fRDavid Simonnet avec Claude Rochet, lors du Festival de Géopolitique de Grenoble.
CONFLITS
GÉOPOLITIQUE ET ENTREPRISES / enTReTIen Avec cLAude ROcheT
4. CONFLITS
GÉOPOLITIQUE ET ENTREPRISE
s’applique à tous, partout, de la même
manière. Restaurer ces quartiers est sou-
ventinsuffisant.Ilfautlesrefaireavecbeau-
coup d’ambition en imaginant de
nouvelles configurations, avec un habitat
social de qualité, en inventant une «nou-
velle urbanité» associant toutes les fonc-
tions (habitat, mais aussi commerces,
entreprises,formation,culture,sports,loi-
sirs…)Carlamixitésocialevadepairavec
lamixitéfonctionnelle.Voilàpourquoil’en-
treprise a sa place pleine et entière dans la
ville.Leszonesfranchesnesontpaslapana-
cée et constituent souvent un sérieux
manque à gagner fiscal, sans bénéfice réel
pour le territoire. Mieux vaut aider les
entreprises à se réinstaller dans la ville,
même si certaines trouveront plutôt leur
placedanslecadrespécifiquedeparcsd’ac-
tivité ou technologiques.
Globalement favorable au partenariat
entrelesentreprisesetlapuissancepublique
–jedemeureassezréservésurlaformuledes
PPP,partenariatspublic-privé–,jecroisque
lesentreprisespeuventjouerunrôlemajeur,
y compris citoyen, dans la politique de la
ville.Pourcela,ilfautcombinerlefondetla
forme. D’abord, privilégier une approche
esthétique. Prenons l’exemple de l’aména-
gement des entrées de ville, souvent fort
laides avec leurs panneaux publicitaires. À
l’entrée d’Orléans en venant de Pithiviers,
nousavonscréé400hectaresdeforêts-pro-
menades, aménagés avec à l’intérieur 100
hectaresdédiésàdesimplantationsd’entre-
prises, fondues dans le paysage. Réussite
esthétique! Ensuite, l’entreprise a son rôle
àjouercommevecteurdecitoyenneté.L’ar-
tisanat et l’apprentissage sont des atouts
pour l’intégration et la formation des
jeunes. Bref, intégrer l’entreprise dans le
cadreurbainexigeuneréflexionsurlelong
terme.Carletempsdel’urbanismen’estpas
le temps politique. Pour preuve, le Paris
d’aujourd’hui est encore largement déter-
minéparlavisionqu’eneutlebaronHauss-
mann… en un temps où l’automobile
n’existaitpas!w
GÉOPOLITIQUE ET ENTREPRISES / enTReTIen Avec JeAn-PIeRRe sueuR
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à la suite du brexit,les maires de Londres et de
Parisontsouligné,dansunedéclarationcommune,
que«sileXIXe siècleaétédéfiniparlesempires
etleXXe siècleparlesÉtats-nations,leXXIe siècle
estceluidesvilles-mondes».Cesdernièressont-
ellesdevenuesdesacteursdelagéopolitique?
Indéniablement.Maiscelanevautpasseu-
lement pour les villes-monde. Le phéno-
mène urbain dans son ensemble est un fait
géopolitique majeur. Le dynamisme des
métropolesestglobalementpositif.Maissub-
sistent des zones d’ombre.Car la concentra-
tionsurceszonesfortementurbaniséespeut
se faire au détriment des petites villes et de
l’espace rural.D’où la question de l’articula-
tion optimale à trouver entre ces différents
territoires.Au-delàducasspécifiquedeParis,
onaainsipuobserverdesréticencesquantà
la reconnaissance de ce statut de métropole
enfaveurd’unevingtainedevillesenFrance.
Pour parvenir à l’équilibre,il faut en contre-
poidsdescommunautésdecommunesplus
grandes,àmêmederépondreauxexigences
dedéveloppementdesterritoires,etparticu-
lièrement des territoires ruraux. Ce fut l’un
des objectifs majeurs de la loi NOTRe por-
tantsurlaréorganisationterritoriale.
En1947,legéographeJean-FrançoisGra-
vier connut la célébrité en publiant un
ouvrage intitulé Paris ou le désert français.
Cette formule n’a plus lieu d’être,fort heu-
reusement. Car depuis, on a assisté à un
rééquilibrage. Certes, Paris est un atout
pour toute la France, mais des grandes
métropolesoudesEurométropolescomme
Lille ou Strasbourg jouent désormais des
rôles majeurs.Nous devons toutefois trou-
ver de bonnes synergies entre les différents
typesdecollectivités:communes,intercom-
munalités, départements, régions, métro-
polesetpôlesmétropolitains…Ilfautgérer
efficacementcettecomplexité,celasuppose
une limitation des «compétences géné-
rales», une claire définition des compé-
tences de chaque niveau et de solides
complémentarités dans l’action. Et quand
on a affaire à des chantiers d’importance
géopolitique majeure comme le Grand
Paris,il est indispensable d’y associer étroi-
tementl’Étatpouréviterlesblocages.
à côté de ces zones de développement écono-
mique,que dites-vous des fameuses zones de
non-droitquiéchappentàtouteformederégu-
lation sociale ou politique? quel rôle peuvent
jouerlesentreprises?
Ces zones sont un échec de la Répu-
blique.Iln’yadeRépubliquequesiledroit
Pour Jean-Pierre Sueur,ancien secrétaire d’État en charge des collectivités
locales,mixité sociale va de pair avec mixité fonctionnelle.
Remettrel’entrepriseaucœurdelaville
EXPLORE LE CHAMP DES RAPPORTS
ENTRE LA GÉOPOLITIQUE ET LES ENTREPRISES
Ancien élève de l’École normale supérieure de Saint-Cloud, agrégé de l’université, Jean-Pierre Sueur est
aujourd’hui sénateur du Loiret. Ancien maire d’Orléans, il a été secrétaire d’État auprès du ministre de
l’Intérieur, chargé des collectivités locales de mai 1991 à mars 1993 (gouvernement d’Édith Cresson puis
de Pierre Bérégovoy). De 1998 à 2001, il a également été président de l’Association des maires des
grandes villes de France. Ici avec David Simonnet lors du Festival de géopolitique de Grenoble
CONFLITS