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Robert Mandrou
Pour une histoire de la Sensibilité
In: Annales. Économies, Sociétés, Civilisations. 14e année, N. 3, 1959. pp. 581-588.
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Mandrou Robert. Pour une histoire de la Sensibilité. In: Annales. Économies, Sociétés, Civilisations. 14e année, N. 3, 1959. pp.
581-588.
doi : 10.3406/ahess.1959.2857
http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/ahess_0395-2649_1959_num_14_3_2857
Pour une histoire de la Sensibilité
Voici vingt ans bientôt que Lucien Febvke a publié un de ses plus beaux
articles : « Sensibilité et Histoire » *, où il invitait de façon si pressante
les historiens à faire une place dans leurs recherches et leurs explications
aux sentiments, passions ou émotions collectives et singulières des
hommes : « Tant que ces travaux nous feront défaut, il n'y aura pas d'his
toire possible. » Publié dans la tourmente (en 1941), son appel n'a sans
doute pas eu sur l'heure tout le retentissement souhaitable. Aujourd'hui
encore, rémunération serait vite faite des ouvrages qui depuis lors ont
fourni quelque élément valable de réponse 2.
L'idée cependant a fait son chemin. Et c'est ce que cette note voudrait
souligner. Une place discrète, mais réelle déjà, a été faite, sinon à une
histoire systématique de la sensibilité, du moins à l'expression et à
la puissance suggestive des sentiments, des émotions, — celles-ci conta
gieuses, notamment en période révolutionnaire 8. Il y a là un progrès cer
tain. Voici même des ouvrages, des articles consacrés exclusivement ou
presque à cette histoire essentielle qui finira bien par acquérir droit de
cité, un jour ou l'autre, après l'histoire économique et sociale. Retenons,
en tout cas, cet aveu, sous la plume de Marcel Reinhard : « Les structures
mentales et les états de sensibilité ont laissé leurs traces et leur empreinte
1. Lucien Febvre, « La Sensibilité et l'Histoire », Annales ďHisloire Sociale, 1941.
2. Citons cependant le Cahier des Annales n° 8, signé Alberto Tekenti, La vis et
la mort à travers Vart du X Ve siècle. L'auteur vient d'ailleurs de reprendre ce propos
et de le prolonger, dans une édition italienne (II senso délia morte e Vamore délie vita
nel rinascimento, Turin, 1957), dont il sera rendu compte ultérieurement ici. — Lucien
Febvkk lui-même à plusieurs reprises est revenu sur la question : citons notamment
sa belle note : « Le besoin de Sécurité ; histoire d'un sentiment », Annales, 1956, n° 2,
p. 244.
3. Ainsi l'alerte petit récit de la Révolution de 1848 en France (Paris, 1948), par Jean
Dautry, fait une large part à la peur des possédants : Georges Lefebvre, dans la pré
face qu'il a donnée à cet ouvrage, souligne avec soin cette préoccupation de l'auteur
(cf. p. 8).
581
ANNALES
partout *. » On ne saurait mieux dire. Lente à venir en pleine lumière,
l'histoire des mentalités n'en est, sans doute, qu'à ses premières manifest
ations, pour mille raisons et avant tout peut-être à cause de sa difficulté
même : « La tâche est rude, les instruments rares et de maniement diffi
cile» 2, écrivait déjà Lucien Febvre en 1941. A son endroit, soyons donc
patients et indulgents.
Voici deux livres sur un même thème, immense à vrai dire : la peur.
De Jean Palou, La peur dans VHistoire 8 (complétons tout de suite pour
le restreindre, ce titre trop ambitieux : il s'agit de la seule histoire de
France contemporaine) ; de Friedrich Heer, Sept chapitres ďune Hist
oire de la Peur «, voyage, cette fois, à travers le monde et le temps entier
de l'Histoire. Parus à quelques mois d'intervalle, ces livres de petit fo
rmat sont de conception fort différente, mais vont l'un et l'autre de l'avant,
sans se préoccuper outre mesure de méthode ou de définition.
Jean Palou s'est attaché à souligner la présence — et la puissance —
des peurs collectives dans une histoire somme toute récente : de la Révol
ution de 1789, et de la Grande Peur évidemment, — jusqu'aux peurs
suscitées par la crise de Suez en 1956. La partie proprement historique est
précédée d'une longue définition de la peur, individuelle ou collective et
d'une évocation — parfois lyrique — des objets de cet effroi : loups,
Bohémiens, brigands, pestes, phantasmes les plus divers. Le chapitre
substantiel de l'étude concerne la Révolution française : Jean Palou a
prolongé, ici, l'étude classique de Georges Lefebvre sur la Grande Peur 8,
par des recherches personnelles de détail, en Oisans, en Haute-Vienne,
dans les Basses-Pyrénées... Il peut donc plonger à pleines mains dans ses
dossiers pour évoquer les formes différentes que prirent les émotions
collectives de juillet et août 1789. Et c'est fort bien. Par contre son survol
rapide des xixe et xxe siècles est moins convaincant : le choléra de 1832,
les Révolutions de 1830, 1848, 1871 défilent à un rythme rapide jusqu'à
l'apologue final : après la bombe H. A trop vouloir dire, on court vers des
risques évidents. N'insistons pas.
Friedrich Heer s'expose plus encore à ce reproche, dans son essai
où, d'une page à l'autre, l'histoire est parcourue en tous sens, dans les
1. M. Reinhard, « Nostalgie et service militaire pendant la Révolution », Annales
historiques de la Révolution française, 1958, n° 1.
2. Art* cité, reproduit dans Combats pour VHistoire, Paris, Armand Colin, 1953,
p. 230.
3. Jean Palou, La Peur dans VHistoire, Paris, Editions Ouvrières, 1958, 128 p.,
coll. « Vous connaîtrez ».
4. Friedrich Heer, Sieben Kapitel aus der Geschichte des Schreckens, Zurich, Max
Niehans Verlag, 1958, 164 p.
5. Georges Lefebvre, La Grande Peur, Paris, Armand Colin, 1934, réédité avec
des compléments en 1957 au Centre de Documentation Universitaire.
532
SENSIBILITÉ ET HISTOIRE
cadres, il est vrai, d'une étude « logique » : la peur de Dieu ; le peuple
maître de la peur ; le mythe de la pureté et de l'Etat totalitaire, etc.
L'inquisition, Robespierre l'incorruptible, l'Empereur Frédéric II, Sta
line, le péril slave, Sade et Sartre ont leur place dans ces sept chapitres
allègrement écrits, brodés autour de ce thème, sans jamais constituer
l'étude d'un moment précis : disons non pas une étude, mais des varia
tions légères, rapides, — moins solides au demeurant que tel essai littéraire,
comme La grande Peur du XXe siècle d'Emmanuel Mounier *.
Beaucoup plus convaincant que ces deux essais, me paraît le bref mais
vigoureux article de Marcel Reinhard, auquel je faisais allusion il y
a un instant : Nostalgie et service militaire pendant la Révolution. Le
Directeur de l'Institut d'Histoire de la Révolution française étudie en
quelques pages le mal du pays, tel qu'il a sévi dans les armées de la
Révolution, au point d'inquiéter vivement et à plusieurs reprises les
chefs de corps et les médecins appelés à soigner cette maladie du moral.
Fréquent déjà dans les armées d'Ancien Régime, où il sévissait parmi les
recrues victimes des sergents racoleurs, le mal a pris une grande exten
sion
du jour où la conscription a été instituée. M. Reinhard montre bien
— et c'est là l'important en ce genre de recherches — combien l'étude de
ce sentiment doit être serrée de près, dans toutes ses racines et
connexions : les médecins, appelés auprès de ces malades que seule une
permission pouvait guérir, ont étudié de leur mieux le phénomène. Cepen
dant
leurs mémoires ou leurs rapports répondent mal à nos questions. En
fait ce sont « des structures mentales, des états de sensibilité, des mœurs
et des comportements » qu'il faut mettre en cause, c'est-à-dire reconstruire,
pour tenter de rendre compte de cette sentimentalité maladive ;
M. Reinhard évoque à ce propos l'organisation des loisirs et des permissions
à l'armée, la répartition régionale des nostalgiques, les modalités de leur
recrutement, leurs origines sociales. Au total, toute l'histoire sociale
entre peu à peu dans le jeu. Une histoire de la sensibilité ne peut être,
après tout, qu'une mise en cause de l'histoire saisie dans toute son épais
seur.
Une telle étude exige donc beaucoup de prudence dans son manie
ment: Marcel Reinhard le souligne à propos d'une lettre de grognard ;
il parle à juste titre de la « critique impitoyable » à laquelle il importe de
soumettre de tels documents 2. Dans une perspective plus large, ce mal
1. Emmanuel Mounikr, La Grande Peur du XXe siècle, Paris, Ed. du Seuil, 1948.
2. Il s'agit d'un soldat qui pleure la nuit : du moins récrit-il... Plus haut, un capi
taine médit de la montagne savoyarde (p. 2). M. Reinhard note : « Cette attitude à
l'égard de la montagne correspond à l'état de la sensibilité à cette époque. » Mais voilà
qui ferait déjà l'objet d'une discussion : la montagne chantée par Jean-Jacques était-
elle si décriée ?
583
ANNALES
des armées révolutionnaires remet en question toute la « sensiblerie »
du xvme siècle, telle qu'André Monglond en a reconstitué les mille ch
eminements dans ses ouvrages sur le préromantisme.
Ainsi, dans ce domaine des sentiments se dessine en filigrane une
dialectique entre actuel et révolu, entre structure et conjoncture même si
nous appréhendons encore mal cette réalité fuyante, insuffisamment explo
rée.
Ce sont là de difficiles, d'importants problèmes.
Nous les retrouvons, à point nommé, avec le gros ouvrage de M. Louis
Trénard : Lyon, de V Encyclopédie au Préromantisme К Profitons de
l'aubaine.
Notre auteur a été très conscient de la nouveauté de sa recherche, ce
qui l'excuse d'avoir cherché au loin un patronage anglo-saxon... Il aurait
pu tout aussi bien remonter par Jean Huizinga et par Burckhardt à l'his
toire culturelle de nos collègues allemands, ou invoquer le patronage,
qui allait de soi, de Lucien Febvre 2. Mais peu importe la filiation ; ce
que L. Trénard identifie sous le vocable d'Histoire sociale des idées ressemble
fort à notre histoire de la sensibilité. C'est bien la même recherche,
placée sous un autre vocable, plus traditionnel, plus « digne » aussi : car
les « idées » sont mieux considérées que les « sentiments » ou les « pas
sions ». L'ouvrage n'en est pas moins une œuvre pionnière vigoureuse,
riche de nouveauté.
Cela ne veut pas dire qu'il bouscule tout. Certes non ; il nous convie
à revoir un paysage dont nous possédons à l'avance les données et traits
essentiels : nous sommes vraiment en pays de connaissance, si je puis,
dire : voilà beau temps que les historiens ont été attentifs au rôle décisif
de Lyon dans la formation des milieux pré-romantiques, qu'ils connaissent
des personnalités représentatives comme Bergasse, Ampère et Ballanche ;
de YEncyclopédie au romantisme, des années 1770 à 1820, c'est un parcours
sans embûches, sans révélations. Pourtant il suffit d'ouvrir ce livre pour
se plonger aussitôt dans un monde attachant et neuf : de page en page,
de détail en détail, le lecteur suit son guide jusqu'à la dernière ligne et
se laisse conduire sans rechigner contre un plan difficile à vrai dire, et
dont l'échafaudage compliqué a eu grand-peine à enserrer toutes les réa
lités évoquées à l'appui de la démonstration 3. Tout était connu à l'avance,
1. Louis Trénard, Histoire sociale des idées : Lyon, de Г « Encyclopédie » au Pré-
Romantisme, 2 vol., Paris, P.U.F., 1958, 824 p., coll. « Cahiers d'Histoire », n° 3.
2. Du moins cite-t-il Lucien Febvre dans sa communication au Congrès de Litté
rature comparée.
3.' Sous les deux grands titres : tome I, La Philosophie des Lumières (1770-1793^,
tome II : L'éclosion du mysticisme (1794-1 815^, voici le plan suivi : 1. 1, Le rayonnement
lyonnais, les milieux sociaux, enseignement et débats pédagogiques, témoignages de
584
SENSIBILITÉ ET HISTOIRE
mais le voyage s'établit curieusement en pays neuf. C'est son grand
mérite.
La valeur de ce livre est dans une méthode, mieux dans une attitude
d'esprit, une attention aux petits faits, à leurs connexions, à leurs poids
exacts. Les voir de près, les cerner, puis les rapprocher les uns des autres...
Louis Trénard s'en est fort bien expliqué dans son avant-propos : la docu
mentation est à la fois inépuisable et très délicate à manipuler ; il écrit :
« Tout propos public ou privé, tout article de journal, toute lettre peut
trahir le cheminement d'une pensée. Une peinture, un divertissement,
une romance peut signaler une interprétation. Un mémoire adressé à
l'Académie, un cahier de cours du lycée, une thèse médicale peut indiquer
la connaissance d'une théorie économique ou d'une doctrine philoso
phique... » 1. Donc, faisons attention aux détails, aux signes, au moindre
clin d'œil, comme s'il s'agissait chaque fois des plus hautes pensées, des
sentiments les plus importants à connaître. « Б faut collecter une copieuse
moisson », nous confie-t-il encore. Faisons confiance sur ce point à son
zèle. Sa liste bibliographique prouve qu'il n'a rien négligé, ni les sources
imprimées, ni les manuscrits.
Assurément, sentiments et idées, en cette époque particulièrement,
sont inséparables. D'une série à l'autre, notre auteur s'est plu à accu
muler notations, citations, liaisons et échos, toujours rapidement situés
et commentés. Tout cela nécessite un doigté, un sens subtil des proport
ions.Un exemple : voilà un curé de campagne (La Balme, en Dauphine)
qui tient son journal et parle hardiment, en 1777 ou plus tard, des portions
congrues, de « Voltère », de philosophie : « II y a vingt-neuf ans, écrit-il
en 1773, qu'on n'a pas donné la confirmation » 2. Cela ne mérite-t-il pas
d'être nettement discuté ? Vingt-neuf ans sans visite épiscopale, c'est
tout de même digne d'un intérêt plus grand que la simple citation... Faut-il
ne pas accorder plus de crédit à ce curé qui déclare encore, quatre ans plus
tard : « La religion ne tient pour ainsi dire à rien. Il n'y en a point parmi
les grands ; parmi les petits, très peu. 3 »
culture, les grands courants de pensée, la pensée militante, traditions et aspirations
nouvelles, le climat terroriste ; t. II, Les tentatives des idéologues, la rénovation sco
laire, la société nouvelle, les conceptions économiques, la formation de la jeunesse,
la renaissance spiritualiste, classicisme et romantisme. Ce plan alambiqué n'a pas
cherché à épargner les redites : les milieux scolaires à la veille de la Révolution sont
contre le latin (p. 92), pour (p. .97), contre (p. 107), etc. ; l'occultisme est défini p. 184,
puis dans les mêmes termes, p. 429. Le foisonnement des réalités (et des fiches du
chercheur) explique certes ces redites : mais l'index matières a été oublié, ce qui est
plus grave.
1. L. Trénakd, 1. 1, p. vin.
2. Id., ibid., p. 69.
3. Ibid., p. 211.
585
ANNALES
Regroupant, recoupant ces notations, reconstruisant à partir d'él
éments menus, Louis Trénard s'efforce sans fin d'élever cette micro-hist
oire
jusqu'à un langage cohérent. Aussi lui est-il possible de dégager de
larges paysages, d'élever le ton de temps à autre, et de lancer une fo
rmule qui va loin : « Après avoir condamné le christianisme et rejeté les
rites catholiques, la société se passionna pour des lois mystérieuses de la
vie, accourut dans les loges ,se livrer à la magie, s'affirma voluptueusement
curieuse d'arcanes. » Sans doute sur cet exemple ai-je grossi la méthode,
l'ai-je poussée presque à la caricature. Du moins l'ai-je rendue sensible
sans trop longs discours : d'un petit fait, passer à un autre petit fait, puis
rassembler leurs lumières pour éclairer un assez vaste ensemble. Ensuite
reprendre... Il y a là une méthode, un style qui est bien autre chose que
l'art d'un conteur.
Ce langage des petits faits et sa grande valeur, ces témoignages, ces
voix multiples mettent en cause de proche en proche l'histoire entière de
Lyon. Ainsi pouvons-nous sans malice souligner un instant que la méthode
aurait pu, ici ou là, être poussée plus loin. Voici d'abord les exigences
économiques et sociales des Lyonnais : Louis Trénard enregistre fort
scrupuleusement les doléances du corps municipal, du Courrier de Lyon,
des négociants en 1789-1790 à propos du prix et de la circulation des
grains, du chômage ; de même un peu plus tard, à propos de l'inflation
des assignats x : toutes ces lamentations et discussions (Bergasse évoque
le système de Law), méritaient d'être mentionnées, étudiées une à une,
mais elles méritaient aussi d'être vérifiées, si je puis dire, pour établir
leur tonalité, leur poids exact : la réalité du chômage, la rareté des grains,
les hausses sur le prix du blé, — autant de faits qui ont laissé des traces
dans les mercuriales, dans les comptes des hospices, autant de moyens
donc de confronter les réalités d'une part et de l'autre, les déclamations
oratoires des consuls, les amplifications des témoins hantés par la crainte
de voir réapparaître des fléaux bien connus : la disette, la famine. De
même devait-il être possible de prendre la mesure de la reprise des
affaires sous le coup de l'inflation en 1791 et 1792. Sans quoi le témoi
gnage brut perd de son poids, ne livre pas toutes ses richesses, et le sy
stème des notations multiples se désaccorde un peu. L'histoire des idées
s'appuie ici sur les réalités de l'histoire matérielle.
Ceci trop clair peut-être dans le domaine de l'économique, sous le
signe commode du mesurable. N'en va-t-il pas de même, — autre exemple
— pour la pédagogie ? En 1763, les collèges des Jésuites sont critiqués
sans aménité, en des termes qui n'ont pas vieilli : « Les études établies
dans les collèges de France se ressentent fortement de la barbarie des
temps où elles ont commencé. On exige des jeunes enfants que, dès l'âge
le plus tendre, ils s'appliquent à l'étude aride de deux langues mortes
1. L. Trénard, 1. 1, p. 235 et suiv. ; Bergasse et Law, p. 247.
586
SENSIBILITÉ ET HISTOIRE
qui ne sont plus d'aucun usage »... 1 Plus loin viendront d'autres plaidoyers,
pour ou contre, que nous écoutons d'une oreille attentive et amusée.
Ainsi Louis Trénard essaie-t-il avec audace de lier la pédagogie et les
plaintes, les mouvements de l'esprit public : entreprise difficile, car l'o
rganisation scolaire ne suit pas nécessairement (et toujours avec grand
retard) l'évolution sociale. Cette double série, cette interaction difficile
à établir, à interpréter, a visiblement retenu l'attention de notre auteur :
elle figure toujours en bonne place, du début à la fin de l'ouvrage. Ne
fallait-il pas, là encore, et dans le sens même de la recherche, confronter
ces positions critiques et les réalités soumises à la critique : programmes,
horaires, méthodes ? Toucher le sol, là encore.
Assurément, c'est beaucoup demander que de vouloir ajouter à un
livre d'une telle richesse et qui compte déjà 800 pages. Louis Trénard
a peut-être voulu trop embrasser. Un demi-siècle d'une vie urbaine —
et rurale — tourmentée, traversée des angoisses et des rigueurs révolu
tionnaires, se révèle propice sans aucun doute à l'observation de mutations
courtes et brutales, mais s'affirme trop riche pour ainsi dire. Heureusement
cet historien lyonnais reconstituant, non pas un, mais plusieurs moments
contradictoires de la vie affective et spirituelle de sa ville, a été soutenu
dans son effort par quelques idées générales qui lui permettent de conclure
au bon moment et de clore son enquête quand il est encore temps. La pre
mière de ces clés, c'est sa foi — littéraire, me semble-t-il à son origine —
dans une loi pendulaire de l'histoire, une loi des balancements ; la raison
raisonneuse du xvine siècle est mère du romantisme : « les encyclopédistes
firent surgir par contraste les passionnés », écrit-il en conclusion. Rousseau
dégoûté de Voltaire, le mysticisme naissant des décombres de la Fête de
la Raison... La seconde clé, c'est presque une méthode d'exposition :
c'est l'évocation du « climat », au sens d'atmosphère, pouvant mettre en
cause aussi bien l'ambiance rationaliste du milieu encyclopédiste des
années 1770, que le climat terroriste de 1793-1794, — ou les envolées
mystiques de la fin de l'Empire. Climat lyonnais, climat intellectuel
occidental, etc. C'est une notion d'une grande souplesse ; elle ne manque
pas plus de vertus explicatives que la loi des contrastes : Faut-il trop y
croire ?
Enfin et surtout, — plus importante que les idées précédentes, —
s'avère l'explication par le tempérament lyonnais. L. Trénard s'y réfère
sans cesse ; c'est le morceau de bravoure de sa conclusion : « Cette cité
sombre aux portes du Midi abrite un peuple particulariste et mystique.
C'est l'asile du rêve et du réel, du bourgeois " qui ne connaît que la sagesse
1. L. Tbénabd, 1. 1, p. 92.
587
ANNALES
rasant la terre, ou bien l'audace allant parfois jusqu'à la déraison ". Sa
prudence lui semble de temps à autre lourde à porter, et le Lyonnais se
met alors au régime de l'excès accidentel. Le sens pratique gouverne sa
vie quotidienne... Mais il est aussi un rêveur... » Cette étude lyonnaise est
animée par la foi dans le « localisme lyonnais au sein de la communauté
française ». Par là cette histoire lyonnaise serait à rapprocher du beau
livre de Robert Minder sur les Allemagnes : il a été écrit pour retrouver
« l'esprit, le génie, le caractère », comme dit Montesquieu, de la région
lyonnaise et de la ville de Lyon, capitale des Gaules...
A mon sens, la solidité, l'attrait du livre sont plus dans le détail, dans
la conjoncture courte que dans les cadres structuraux où l'auteur s'enferme
trop volontiers. Mais il n'y a pas de livre sans architecture : celle-ci me
semble un peu extérieure, comme un décor de théâtre.
Il y aurait beaucoup à dire encore à propos de ce gros livre : il recouvre
le terrain d'études entier d'André Monglond, notre meilleur spécialiste
du pré-romantisme ; mais il y a bien plus d'une marge entre les thèses de
celui-ci, la place qu'il accorde à la sensiblerie dès avant Rousseau par
exemple, — et la reconstitution lyonnaise de Louis Trénard. Lyon, de
Г Encyclopédie au Romantisme, c'est encore une esquisse sociale, très diffé
rente de celle que tenta naguère Henri Brunschwig, à la recherche du pré-
romantisme allemand, en pays prussien...
Contentons-nous de répéter : dans sa tentative pour mettre en
cause toute l'épaisseur intellectuelle et sentimentale d'une ville comme
Lyon, pendant un demi-siècle, Louis Trénard a fait œuvre de novateur :
avec tous les risques, mais aussi tous les mérites d'une pareille entreprise.
Robert Mandrou.
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  • 1. Robert Mandrou Pour une histoire de la Sensibilité In: Annales. Économies, Sociétés, Civilisations. 14e année, N. 3, 1959. pp. 581-588. Citer ce document / Cite this document : Mandrou Robert. Pour une histoire de la Sensibilité. In: Annales. Économies, Sociétés, Civilisations. 14e année, N. 3, 1959. pp. 581-588. doi : 10.3406/ahess.1959.2857 http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/ahess_0395-2649_1959_num_14_3_2857
  • 2. Pour une histoire de la Sensibilité Voici vingt ans bientôt que Lucien Febvke a publié un de ses plus beaux articles : « Sensibilité et Histoire » *, où il invitait de façon si pressante les historiens à faire une place dans leurs recherches et leurs explications aux sentiments, passions ou émotions collectives et singulières des hommes : « Tant que ces travaux nous feront défaut, il n'y aura pas d'his toire possible. » Publié dans la tourmente (en 1941), son appel n'a sans doute pas eu sur l'heure tout le retentissement souhaitable. Aujourd'hui encore, rémunération serait vite faite des ouvrages qui depuis lors ont fourni quelque élément valable de réponse 2. L'idée cependant a fait son chemin. Et c'est ce que cette note voudrait souligner. Une place discrète, mais réelle déjà, a été faite, sinon à une histoire systématique de la sensibilité, du moins à l'expression et à la puissance suggestive des sentiments, des émotions, — celles-ci conta gieuses, notamment en période révolutionnaire 8. Il y a là un progrès cer tain. Voici même des ouvrages, des articles consacrés exclusivement ou presque à cette histoire essentielle qui finira bien par acquérir droit de cité, un jour ou l'autre, après l'histoire économique et sociale. Retenons, en tout cas, cet aveu, sous la plume de Marcel Reinhard : « Les structures mentales et les états de sensibilité ont laissé leurs traces et leur empreinte 1. Lucien Febvre, « La Sensibilité et l'Histoire », Annales ďHisloire Sociale, 1941. 2. Citons cependant le Cahier des Annales n° 8, signé Alberto Tekenti, La vis et la mort à travers Vart du X Ve siècle. L'auteur vient d'ailleurs de reprendre ce propos et de le prolonger, dans une édition italienne (II senso délia morte e Vamore délie vita nel rinascimento, Turin, 1957), dont il sera rendu compte ultérieurement ici. — Lucien Febvkk lui-même à plusieurs reprises est revenu sur la question : citons notamment sa belle note : « Le besoin de Sécurité ; histoire d'un sentiment », Annales, 1956, n° 2, p. 244. 3. Ainsi l'alerte petit récit de la Révolution de 1848 en France (Paris, 1948), par Jean Dautry, fait une large part à la peur des possédants : Georges Lefebvre, dans la pré face qu'il a donnée à cet ouvrage, souligne avec soin cette préoccupation de l'auteur (cf. p. 8). 581
  • 3. ANNALES partout *. » On ne saurait mieux dire. Lente à venir en pleine lumière, l'histoire des mentalités n'en est, sans doute, qu'à ses premières manifest ations, pour mille raisons et avant tout peut-être à cause de sa difficulté même : « La tâche est rude, les instruments rares et de maniement diffi cile» 2, écrivait déjà Lucien Febvre en 1941. A son endroit, soyons donc patients et indulgents. Voici deux livres sur un même thème, immense à vrai dire : la peur. De Jean Palou, La peur dans VHistoire 8 (complétons tout de suite pour le restreindre, ce titre trop ambitieux : il s'agit de la seule histoire de France contemporaine) ; de Friedrich Heer, Sept chapitres ďune Hist oire de la Peur «, voyage, cette fois, à travers le monde et le temps entier de l'Histoire. Parus à quelques mois d'intervalle, ces livres de petit fo rmat sont de conception fort différente, mais vont l'un et l'autre de l'avant, sans se préoccuper outre mesure de méthode ou de définition. Jean Palou s'est attaché à souligner la présence — et la puissance — des peurs collectives dans une histoire somme toute récente : de la Révol ution de 1789, et de la Grande Peur évidemment, — jusqu'aux peurs suscitées par la crise de Suez en 1956. La partie proprement historique est précédée d'une longue définition de la peur, individuelle ou collective et d'une évocation — parfois lyrique — des objets de cet effroi : loups, Bohémiens, brigands, pestes, phantasmes les plus divers. Le chapitre substantiel de l'étude concerne la Révolution française : Jean Palou a prolongé, ici, l'étude classique de Georges Lefebvre sur la Grande Peur 8, par des recherches personnelles de détail, en Oisans, en Haute-Vienne, dans les Basses-Pyrénées... Il peut donc plonger à pleines mains dans ses dossiers pour évoquer les formes différentes que prirent les émotions collectives de juillet et août 1789. Et c'est fort bien. Par contre son survol rapide des xixe et xxe siècles est moins convaincant : le choléra de 1832, les Révolutions de 1830, 1848, 1871 défilent à un rythme rapide jusqu'à l'apologue final : après la bombe H. A trop vouloir dire, on court vers des risques évidents. N'insistons pas. Friedrich Heer s'expose plus encore à ce reproche, dans son essai où, d'une page à l'autre, l'histoire est parcourue en tous sens, dans les 1. M. Reinhard, « Nostalgie et service militaire pendant la Révolution », Annales historiques de la Révolution française, 1958, n° 1. 2. Art* cité, reproduit dans Combats pour VHistoire, Paris, Armand Colin, 1953, p. 230. 3. Jean Palou, La Peur dans VHistoire, Paris, Editions Ouvrières, 1958, 128 p., coll. « Vous connaîtrez ». 4. Friedrich Heer, Sieben Kapitel aus der Geschichte des Schreckens, Zurich, Max Niehans Verlag, 1958, 164 p. 5. Georges Lefebvre, La Grande Peur, Paris, Armand Colin, 1934, réédité avec des compléments en 1957 au Centre de Documentation Universitaire. 532
  • 4. SENSIBILITÉ ET HISTOIRE cadres, il est vrai, d'une étude « logique » : la peur de Dieu ; le peuple maître de la peur ; le mythe de la pureté et de l'Etat totalitaire, etc. L'inquisition, Robespierre l'incorruptible, l'Empereur Frédéric II, Sta line, le péril slave, Sade et Sartre ont leur place dans ces sept chapitres allègrement écrits, brodés autour de ce thème, sans jamais constituer l'étude d'un moment précis : disons non pas une étude, mais des varia tions légères, rapides, — moins solides au demeurant que tel essai littéraire, comme La grande Peur du XXe siècle d'Emmanuel Mounier *. Beaucoup plus convaincant que ces deux essais, me paraît le bref mais vigoureux article de Marcel Reinhard, auquel je faisais allusion il y a un instant : Nostalgie et service militaire pendant la Révolution. Le Directeur de l'Institut d'Histoire de la Révolution française étudie en quelques pages le mal du pays, tel qu'il a sévi dans les armées de la Révolution, au point d'inquiéter vivement et à plusieurs reprises les chefs de corps et les médecins appelés à soigner cette maladie du moral. Fréquent déjà dans les armées d'Ancien Régime, où il sévissait parmi les recrues victimes des sergents racoleurs, le mal a pris une grande exten sion du jour où la conscription a été instituée. M. Reinhard montre bien — et c'est là l'important en ce genre de recherches — combien l'étude de ce sentiment doit être serrée de près, dans toutes ses racines et connexions : les médecins, appelés auprès de ces malades que seule une permission pouvait guérir, ont étudié de leur mieux le phénomène. Cepen dant leurs mémoires ou leurs rapports répondent mal à nos questions. En fait ce sont « des structures mentales, des états de sensibilité, des mœurs et des comportements » qu'il faut mettre en cause, c'est-à-dire reconstruire, pour tenter de rendre compte de cette sentimentalité maladive ; M. Reinhard évoque à ce propos l'organisation des loisirs et des permissions à l'armée, la répartition régionale des nostalgiques, les modalités de leur recrutement, leurs origines sociales. Au total, toute l'histoire sociale entre peu à peu dans le jeu. Une histoire de la sensibilité ne peut être, après tout, qu'une mise en cause de l'histoire saisie dans toute son épais seur. Une telle étude exige donc beaucoup de prudence dans son manie ment: Marcel Reinhard le souligne à propos d'une lettre de grognard ; il parle à juste titre de la « critique impitoyable » à laquelle il importe de soumettre de tels documents 2. Dans une perspective plus large, ce mal 1. Emmanuel Mounikr, La Grande Peur du XXe siècle, Paris, Ed. du Seuil, 1948. 2. Il s'agit d'un soldat qui pleure la nuit : du moins récrit-il... Plus haut, un capi taine médit de la montagne savoyarde (p. 2). M. Reinhard note : « Cette attitude à l'égard de la montagne correspond à l'état de la sensibilité à cette époque. » Mais voilà qui ferait déjà l'objet d'une discussion : la montagne chantée par Jean-Jacques était- elle si décriée ? 583
  • 5. ANNALES des armées révolutionnaires remet en question toute la « sensiblerie » du xvme siècle, telle qu'André Monglond en a reconstitué les mille ch eminements dans ses ouvrages sur le préromantisme. Ainsi, dans ce domaine des sentiments se dessine en filigrane une dialectique entre actuel et révolu, entre structure et conjoncture même si nous appréhendons encore mal cette réalité fuyante, insuffisamment explo rée. Ce sont là de difficiles, d'importants problèmes. Nous les retrouvons, à point nommé, avec le gros ouvrage de M. Louis Trénard : Lyon, de V Encyclopédie au Préromantisme К Profitons de l'aubaine. Notre auteur a été très conscient de la nouveauté de sa recherche, ce qui l'excuse d'avoir cherché au loin un patronage anglo-saxon... Il aurait pu tout aussi bien remonter par Jean Huizinga et par Burckhardt à l'his toire culturelle de nos collègues allemands, ou invoquer le patronage, qui allait de soi, de Lucien Febvre 2. Mais peu importe la filiation ; ce que L. Trénard identifie sous le vocable d'Histoire sociale des idées ressemble fort à notre histoire de la sensibilité. C'est bien la même recherche, placée sous un autre vocable, plus traditionnel, plus « digne » aussi : car les « idées » sont mieux considérées que les « sentiments » ou les « pas sions ». L'ouvrage n'en est pas moins une œuvre pionnière vigoureuse, riche de nouveauté. Cela ne veut pas dire qu'il bouscule tout. Certes non ; il nous convie à revoir un paysage dont nous possédons à l'avance les données et traits essentiels : nous sommes vraiment en pays de connaissance, si je puis, dire : voilà beau temps que les historiens ont été attentifs au rôle décisif de Lyon dans la formation des milieux pré-romantiques, qu'ils connaissent des personnalités représentatives comme Bergasse, Ampère et Ballanche ; de YEncyclopédie au romantisme, des années 1770 à 1820, c'est un parcours sans embûches, sans révélations. Pourtant il suffit d'ouvrir ce livre pour se plonger aussitôt dans un monde attachant et neuf : de page en page, de détail en détail, le lecteur suit son guide jusqu'à la dernière ligne et se laisse conduire sans rechigner contre un plan difficile à vrai dire, et dont l'échafaudage compliqué a eu grand-peine à enserrer toutes les réa lités évoquées à l'appui de la démonstration 3. Tout était connu à l'avance, 1. Louis Trénard, Histoire sociale des idées : Lyon, de Г « Encyclopédie » au Pré- Romantisme, 2 vol., Paris, P.U.F., 1958, 824 p., coll. « Cahiers d'Histoire », n° 3. 2. Du moins cite-t-il Lucien Febvre dans sa communication au Congrès de Litté rature comparée. 3.' Sous les deux grands titres : tome I, La Philosophie des Lumières (1770-1793^, tome II : L'éclosion du mysticisme (1794-1 815^, voici le plan suivi : 1. 1, Le rayonnement lyonnais, les milieux sociaux, enseignement et débats pédagogiques, témoignages de 584
  • 6. SENSIBILITÉ ET HISTOIRE mais le voyage s'établit curieusement en pays neuf. C'est son grand mérite. La valeur de ce livre est dans une méthode, mieux dans une attitude d'esprit, une attention aux petits faits, à leurs connexions, à leurs poids exacts. Les voir de près, les cerner, puis les rapprocher les uns des autres... Louis Trénard s'en est fort bien expliqué dans son avant-propos : la docu mentation est à la fois inépuisable et très délicate à manipuler ; il écrit : « Tout propos public ou privé, tout article de journal, toute lettre peut trahir le cheminement d'une pensée. Une peinture, un divertissement, une romance peut signaler une interprétation. Un mémoire adressé à l'Académie, un cahier de cours du lycée, une thèse médicale peut indiquer la connaissance d'une théorie économique ou d'une doctrine philoso phique... » 1. Donc, faisons attention aux détails, aux signes, au moindre clin d'œil, comme s'il s'agissait chaque fois des plus hautes pensées, des sentiments les plus importants à connaître. « Б faut collecter une copieuse moisson », nous confie-t-il encore. Faisons confiance sur ce point à son zèle. Sa liste bibliographique prouve qu'il n'a rien négligé, ni les sources imprimées, ni les manuscrits. Assurément, sentiments et idées, en cette époque particulièrement, sont inséparables. D'une série à l'autre, notre auteur s'est plu à accu muler notations, citations, liaisons et échos, toujours rapidement situés et commentés. Tout cela nécessite un doigté, un sens subtil des proport ions.Un exemple : voilà un curé de campagne (La Balme, en Dauphine) qui tient son journal et parle hardiment, en 1777 ou plus tard, des portions congrues, de « Voltère », de philosophie : « II y a vingt-neuf ans, écrit-il en 1773, qu'on n'a pas donné la confirmation » 2. Cela ne mérite-t-il pas d'être nettement discuté ? Vingt-neuf ans sans visite épiscopale, c'est tout de même digne d'un intérêt plus grand que la simple citation... Faut-il ne pas accorder plus de crédit à ce curé qui déclare encore, quatre ans plus tard : « La religion ne tient pour ainsi dire à rien. Il n'y en a point parmi les grands ; parmi les petits, très peu. 3 » culture, les grands courants de pensée, la pensée militante, traditions et aspirations nouvelles, le climat terroriste ; t. II, Les tentatives des idéologues, la rénovation sco laire, la société nouvelle, les conceptions économiques, la formation de la jeunesse, la renaissance spiritualiste, classicisme et romantisme. Ce plan alambiqué n'a pas cherché à épargner les redites : les milieux scolaires à la veille de la Révolution sont contre le latin (p. 92), pour (p. .97), contre (p. 107), etc. ; l'occultisme est défini p. 184, puis dans les mêmes termes, p. 429. Le foisonnement des réalités (et des fiches du chercheur) explique certes ces redites : mais l'index matières a été oublié, ce qui est plus grave. 1. L. Trénakd, 1. 1, p. vin. 2. Id., ibid., p. 69. 3. Ibid., p. 211. 585
  • 7. ANNALES Regroupant, recoupant ces notations, reconstruisant à partir d'él éments menus, Louis Trénard s'efforce sans fin d'élever cette micro-hist oire jusqu'à un langage cohérent. Aussi lui est-il possible de dégager de larges paysages, d'élever le ton de temps à autre, et de lancer une fo rmule qui va loin : « Après avoir condamné le christianisme et rejeté les rites catholiques, la société se passionna pour des lois mystérieuses de la vie, accourut dans les loges ,se livrer à la magie, s'affirma voluptueusement curieuse d'arcanes. » Sans doute sur cet exemple ai-je grossi la méthode, l'ai-je poussée presque à la caricature. Du moins l'ai-je rendue sensible sans trop longs discours : d'un petit fait, passer à un autre petit fait, puis rassembler leurs lumières pour éclairer un assez vaste ensemble. Ensuite reprendre... Il y a là une méthode, un style qui est bien autre chose que l'art d'un conteur. Ce langage des petits faits et sa grande valeur, ces témoignages, ces voix multiples mettent en cause de proche en proche l'histoire entière de Lyon. Ainsi pouvons-nous sans malice souligner un instant que la méthode aurait pu, ici ou là, être poussée plus loin. Voici d'abord les exigences économiques et sociales des Lyonnais : Louis Trénard enregistre fort scrupuleusement les doléances du corps municipal, du Courrier de Lyon, des négociants en 1789-1790 à propos du prix et de la circulation des grains, du chômage ; de même un peu plus tard, à propos de l'inflation des assignats x : toutes ces lamentations et discussions (Bergasse évoque le système de Law), méritaient d'être mentionnées, étudiées une à une, mais elles méritaient aussi d'être vérifiées, si je puis dire, pour établir leur tonalité, leur poids exact : la réalité du chômage, la rareté des grains, les hausses sur le prix du blé, — autant de faits qui ont laissé des traces dans les mercuriales, dans les comptes des hospices, autant de moyens donc de confronter les réalités d'une part et de l'autre, les déclamations oratoires des consuls, les amplifications des témoins hantés par la crainte de voir réapparaître des fléaux bien connus : la disette, la famine. De même devait-il être possible de prendre la mesure de la reprise des affaires sous le coup de l'inflation en 1791 et 1792. Sans quoi le témoi gnage brut perd de son poids, ne livre pas toutes ses richesses, et le sy stème des notations multiples se désaccorde un peu. L'histoire des idées s'appuie ici sur les réalités de l'histoire matérielle. Ceci trop clair peut-être dans le domaine de l'économique, sous le signe commode du mesurable. N'en va-t-il pas de même, — autre exemple — pour la pédagogie ? En 1763, les collèges des Jésuites sont critiqués sans aménité, en des termes qui n'ont pas vieilli : « Les études établies dans les collèges de France se ressentent fortement de la barbarie des temps où elles ont commencé. On exige des jeunes enfants que, dès l'âge le plus tendre, ils s'appliquent à l'étude aride de deux langues mortes 1. L. Trénard, 1. 1, p. 235 et suiv. ; Bergasse et Law, p. 247. 586
  • 8. SENSIBILITÉ ET HISTOIRE qui ne sont plus d'aucun usage »... 1 Plus loin viendront d'autres plaidoyers, pour ou contre, que nous écoutons d'une oreille attentive et amusée. Ainsi Louis Trénard essaie-t-il avec audace de lier la pédagogie et les plaintes, les mouvements de l'esprit public : entreprise difficile, car l'o rganisation scolaire ne suit pas nécessairement (et toujours avec grand retard) l'évolution sociale. Cette double série, cette interaction difficile à établir, à interpréter, a visiblement retenu l'attention de notre auteur : elle figure toujours en bonne place, du début à la fin de l'ouvrage. Ne fallait-il pas, là encore, et dans le sens même de la recherche, confronter ces positions critiques et les réalités soumises à la critique : programmes, horaires, méthodes ? Toucher le sol, là encore. Assurément, c'est beaucoup demander que de vouloir ajouter à un livre d'une telle richesse et qui compte déjà 800 pages. Louis Trénard a peut-être voulu trop embrasser. Un demi-siècle d'une vie urbaine — et rurale — tourmentée, traversée des angoisses et des rigueurs révolu tionnaires, se révèle propice sans aucun doute à l'observation de mutations courtes et brutales, mais s'affirme trop riche pour ainsi dire. Heureusement cet historien lyonnais reconstituant, non pas un, mais plusieurs moments contradictoires de la vie affective et spirituelle de sa ville, a été soutenu dans son effort par quelques idées générales qui lui permettent de conclure au bon moment et de clore son enquête quand il est encore temps. La pre mière de ces clés, c'est sa foi — littéraire, me semble-t-il à son origine — dans une loi pendulaire de l'histoire, une loi des balancements ; la raison raisonneuse du xvine siècle est mère du romantisme : « les encyclopédistes firent surgir par contraste les passionnés », écrit-il en conclusion. Rousseau dégoûté de Voltaire, le mysticisme naissant des décombres de la Fête de la Raison... La seconde clé, c'est presque une méthode d'exposition : c'est l'évocation du « climat », au sens d'atmosphère, pouvant mettre en cause aussi bien l'ambiance rationaliste du milieu encyclopédiste des années 1770, que le climat terroriste de 1793-1794, — ou les envolées mystiques de la fin de l'Empire. Climat lyonnais, climat intellectuel occidental, etc. C'est une notion d'une grande souplesse ; elle ne manque pas plus de vertus explicatives que la loi des contrastes : Faut-il trop y croire ? Enfin et surtout, — plus importante que les idées précédentes, — s'avère l'explication par le tempérament lyonnais. L. Trénard s'y réfère sans cesse ; c'est le morceau de bravoure de sa conclusion : « Cette cité sombre aux portes du Midi abrite un peuple particulariste et mystique. C'est l'asile du rêve et du réel, du bourgeois " qui ne connaît que la sagesse 1. L. Tbénabd, 1. 1, p. 92. 587
  • 9. ANNALES rasant la terre, ou bien l'audace allant parfois jusqu'à la déraison ". Sa prudence lui semble de temps à autre lourde à porter, et le Lyonnais se met alors au régime de l'excès accidentel. Le sens pratique gouverne sa vie quotidienne... Mais il est aussi un rêveur... » Cette étude lyonnaise est animée par la foi dans le « localisme lyonnais au sein de la communauté française ». Par là cette histoire lyonnaise serait à rapprocher du beau livre de Robert Minder sur les Allemagnes : il a été écrit pour retrouver « l'esprit, le génie, le caractère », comme dit Montesquieu, de la région lyonnaise et de la ville de Lyon, capitale des Gaules... A mon sens, la solidité, l'attrait du livre sont plus dans le détail, dans la conjoncture courte que dans les cadres structuraux où l'auteur s'enferme trop volontiers. Mais il n'y a pas de livre sans architecture : celle-ci me semble un peu extérieure, comme un décor de théâtre. Il y aurait beaucoup à dire encore à propos de ce gros livre : il recouvre le terrain d'études entier d'André Monglond, notre meilleur spécialiste du pré-romantisme ; mais il y a bien plus d'une marge entre les thèses de celui-ci, la place qu'il accorde à la sensiblerie dès avant Rousseau par exemple, — et la reconstitution lyonnaise de Louis Trénard. Lyon, de Г Encyclopédie au Romantisme, c'est encore une esquisse sociale, très diffé rente de celle que tenta naguère Henri Brunschwig, à la recherche du pré- romantisme allemand, en pays prussien... Contentons-nous de répéter : dans sa tentative pour mettre en cause toute l'épaisseur intellectuelle et sentimentale d'une ville comme Lyon, pendant un demi-siècle, Louis Trénard a fait œuvre de novateur : avec tous les risques, mais aussi tous les mérites d'une pareille entreprise. Robert Mandrou. 588