2. Deux questions de délibération
auxquelles tous sont invités à
répondre
Question 1 : Comment la recherche scientifique
pourrait-elle bien ou mieux répondre aux
préoccupations et aux valeurs des citoyens de votre
région ?
Question 2 : Si on définit le bien commun comme ce
qui est souhaitable du point de vue de l’intérêt de la
collectivité, comment l'État pourrait-il organiser et
orienter la recherche scientifique pour qu'elle y soit
liée, sans nuire à la liberté des chercheurs ?
3. Deux questions en amont
• Pourquoi la recherche scientifique devrait-elle
être liée au bien commun?
• À quelle conception du bien commun la
recherche scientifique devrait-elle être liée?
Pour y répondre, une exploration sous différents
angles, en commençant par l’évocation de la
doctrine conventionnelle de la neutralité
scientifique, encore très vivante dans nos
universités.
4. 1. La doctrine : La science est et doit
rester hors de la Cité
• La science doit se développer hors de la Cité, car cette distance
est ce qui garantit l’absence d’ingérence externe dans le
mouvement autonome de développement de la science, fondé
sur la rationalité scientifique, un langage épuré et des
méthodes spécifiques.
• La science n’a pas de compte à rendre en dehors de ceux
prévus par ses critères internes. La soif de connaissance, une
meilleure compréhension de la pensée et du monde sont ses
seules raisons d’être.
• La science est universelle et a-locale, elle transcende les
sociétés, les époques et les cultures.
• Elle n’est pas concernée par les débats politiques sur le bien
commun, ni par les usages que font d’elle les
citoyens, l’État, les élus, l’industrie, la société civile, etc.
6. 2. Le réalisme. Un contrat social
entre l’État et la science
• Quand même, la science ne vit pas de rêve et d’eau fraîche. Il lui faut
des ressources financières pour se développer. En 1945, en pleine
reconstruction post-conflit, c’est l’État qui, seul, pouvait offrir ces
ressources. D’où le contrat social de la science, rédigé par Vannevar
Bush après la Seconde Guerre mondiale et qui a donné lieu à la
National Science Foundation et au concept de science
publique, d’organismes subventionnaires, etc. : l’État finance le
développement de la science sans trop s’en mêler en échange de
quoi les scientifiques s’engagent à faire des recherches qui, en tout
ou en partie, répondent aux désirs de l’État, assimilés au bien
commun.
• La National Science Foundation (NSF) se proposait ainsi de
« promouvoir l’avancement de la science, faire évoluer la santé, la
prospérité et le bien-être national et sécuriser la Défense nationale »
en subventionnant des travaux scientifiques.
• Elle voulait mettre la science au service du bien commun défini ici
comme l’ensemble des intérêts de l’État, le grand responsable de la
protection et du développement de l’intérêt général et des
ressources collectives.
• Bien commun = intérêts et décisions de l’État
8. 3. Fin du contrat social ?
• Ce contrat social, repris dans bien d’autres pays, était en fait une
conscription de la science. Il garantissait aux chercheurs des fonds de
recherche qu’ils n’auraient pas obtenu de l’État autrement, en échange de
travaux scientifiques utiles aux projets de l’État (notamment l’armée).
• Ce contrat a duré longtemps, au point de paraître « naturel » à plusieurs
générations de chercheurs.
• Mais il est actuellement menacé par la transformation de l’État en État néo-
libéral. Cette transformation impose une réduction des dépenses publiques
et la recherche de partenariats avec le secteur privé, notamment la grande
industrie, pour compenser. En échange de ce transfert de responsabilités au
secteur privé, ce dernier doit recevoir des avantages. L’innovation
commercialisable est un de ces avantages que la science peut offrir.
• Une nouvelle forme de conscription de la science s’est mise en place depuis
1995 dans les États néolibéraux : le capitalisme cognitif ou l’économie du
savoir qui demande à la science de générer des brevets ou des inventions
susceptibles d’aider l’industrie, notamment pharmaceutique ou agro-
alimentaire.
• Cette « nouvelle alliance » entre l’État et l’industrie autour de l’innovation
s’est incarnée dans les dernières politiques scientifiques des États néo-
libéraux.
9. Qu’est-ce qu’une politique publique
scientifique ?
• Une politique publique scientifique est un
outil d’action qu’une équipe élue (un
gouvernement) se donne et implante pour
faire valoir sa conception de la contribution
de la science à sa vision du bien commun.
• Elle comporte des instances de décision et de
reddition de comptes, des budgets, des
institutions (universités, centres de
recherche, centre de transfert, etc.) qui ont
pour but d’orienter la science afin de la
modeler sur sa vision du bien commun.
10. Les politiques publiques
scientifiques au Canada
• La Stratégie québécoise de la recherche et de l’innovation (Gouvernement du
Québec, 2006) fait la promotion d’un « environnement qui valorise la
recherche et l’innovation » dans le but d’instaurer une réelle « économie du
savoir : son objectif est de « valoriser l’innovation, augmenter le nombre
d’entreprises qui investissent dans l’innovation et améliorer l’efficacité de
ces corridors où une avancée scientifique se transforme en produits
commercialisables, en emplois et en richesse nouvelle » (ibid. : 5).
• En 2007, le gouvernement fédéral canadien publia sa propre stratégie en la
matière, Réaliser le potentiel des sciences et des technologies au profit du
Canada (Gouvernement du Canada, 2007). Cette politique publique vise à
« créer une économie plus compétitive, *…+, plus concurrentielle et plus
durable, grâce aux sciences et à la technologie » (ibid.), en impliquant
davantage le secteur privé. Cela passe d’abord par la création d’« un marché
concurrentiel et d’un climat d’investissement qui encourage le secteur privé
à faire concurrence au monde entier avec ses technologies, produits et
services innovateurs. Le Canada doit maximiser la liberté des scientifiques de
mener des recherches et la liberté des entrepreneurs d’innover ».
• Le bien commun = la prospérité économique d’une élite industrielle et
politique, dont on espère vaguement qu’elle profitera ensuite au reste des
citoyens. Ce n’est plus l’intérêt général de tous les citoyens médiatisé par
l’État.
11.
12. La science est politique
• Ces politiques scientifiques, même si elles sont mal connues des
chercheurs, affectent directement leur quotidien : elles touchent leur
salaire, leurs conditions de travail, les critères de promotion, les
programmes de subvention, les budgets, les lieux de diffusion et de
publication.
• Cet impact touche même le choix des sujets de recherche et des
méthodes, soit le cœur de la pratique scientifique :
– des programmes particuliers de subvention peuvent encourager tel ou
tel sujet de recherche et, par contrecoup, en décourager
– la composition des comités de pairs qui évaluent les demandes de
subvention peut privilégier telle ou telle méthode
– les programmes qui exigent la recherche en équipe sur une
problématique unique nuisent à la diversité des approches d’une même
question de recherche, etc.
– la performance calculée sur le nombre de publications encourage la
quantité et non pas nécessairement la qualité
– l’expertise pointue peut être préférée à la culture générale scientifique
nécessaire à la synthèse
• La science est modelée par les politiques publiques de l’État. Elle est
politique et, à ce titre, devrait être débattue dans les institutions
démocratiques.
13. 4. Résister et revendiquer
• Plusieurs chercheurs et de nombreux autres citoyens s’inquiètent de plus
en plus des conséquences des dernières politiques scientifiques orientées
vers l’innovation et la marchandisation du savoir et le disent dans l’espace
public.
• Mais il est difficile aux chercheurs professionnalisés et formés à la
neutralité politique, c’est-à-dire dépolitisés, de trouver les arguments
politiques efficaces et légitimes pour revendiquer une autre politique
scientifique.
• Ce n’est possible qu’à la condition de sortir du déni et de reconnaître
pleinement le caractère politique de la science : elle n’appartient ni à l’État
qui veut de moins en moins la financer, ni à l’industrie dont on sollicite les
investissements, ni aux seuls chercheurs qui dépendent des autres pour
leurs moyens d’action, mais à la cité, à l’ensemble de la société : la science
est au cœur du bien commun, d’un bien commun démocratique, qui se
discute et se réinvente à chaque débat public.
• L’appui des citoyens au support par l’État de la recherche scientifique sera
d’autant plus grand qu’il y aura régulièrement des débats ou des réflexions
collectives sur les projets de recherche possibles, les avenues à explorer ou
à ignorer, les priorités gouvernementales en science, les universités, etc.
• Ce dialogue sur la science peut aussi ouvrir de nouvelles voies à la
recherche, contre la réduction que lui impose l'économie du savoir. Il peut
aussi nourrir la réflexion éthique en science.
14. Une science dans la cité
Rappelons-nous le projet de solidarité intellectuelle et morale de l'humanité, inclus dans l'Acte
constitutif de l'Unesco (16 novembre 1945). Au nom de leurs peuples, les gouvernements des
États déclaraient alors:
Qu'une paix fondée sur les seuls accords économiques et politiques ne saurait entraîner
l'adhésion unanime, durable et sincère des peuples et que, par conséquent, cette paix doit être
établie sur le fondement de la solidarité intellectuelle et morale de l'humanité.
La science pourrait être au cœur de cette solidarité intellectuelle et morale, mais à la condition
de rejeter le mythe de la neutralité et de s’inscrire explicitement dans une société du savoir
plutôt que dans une économie du savoir. Voici quelques traits d’une pratique scientifique
favorable à l’avènement d’une société du savoir :
Partage du savoir, des données, au lieu de compétition entre équipes, universités, etc.
Accessibilité complète des publications scientifiques financées par les fonds publics
Recherche collaborative qui valorise la diversité des savoirs et des horizons de sens
Multiplication des approches et des manières de créer de la connaissance
Débats publics sur les grands investissements publics éventuels
Enquêtes sur les préoccupations de la société civile
Forums scientifiques hybrides
Formation en éthique et sociologie des sciences pour tous les apprentis chercheurs
Ce sont des aspects de la pratique scientifique qu’une politique scientifique en dehors de la
sphère de l’économie du savoir pourrait davantage appuyer et encourager à partir des fonds
publics, à côté d’une stratégie d’innovation appelée par le secteur industriel.
15. Le bien commun comme inspiration
pour la science
Dans la lignée des critiques du néolibéralisme et de sa vision rétrécie du bien commun comme
prospérité économique de l’élite, voici donc une autre vision du bien commun, celle qui peut
inspirer les chercheurs, sans déni et sans conscription.
Le bien commun d’une société est constitué de:
• La richesse collective, les ressources publiques, le travail accompli par tous au quotidien
• Le patrimoine culturel matériel et immatériel qui inclut tous les
textes, littéraires, journalistiques, mais aussi scientifiques, écrits et lus par les citoyens : la
science fait partie du bien commun, même dans ses démarches les plus audacieuses
• Les ressources naturelles, la terre, l’eau, l’air, la faune, la flore
• Les valeurs collectives de la culture publique commune et les institutions éducatives et
démocratiques qui les incarnent
• La diversité des visions d’avenir et des savoirs qui co-existent
• Des services publics accessibles à tous, en toute égalité
• Des citoyens soucieux du bien commun et qui ne délèguent plus son entretien à l’État
• Une société civile active et vigilante
• Une industrie socialement responsable et ancrée dans une communauté
• Des espaces de débat public intègres et indépendants
16. La science au cœur du bien
commun
• L’Association science et bien commun, le projet La science que nous
voulons et les deux questions de délibération proposent un double
virage, sur la notion de bien commun et sur le rapport entre la
science et la cité:
– Le bien commun ne peut plus se limiter à ce qu’en dit ou fait l’État
qui, dans l’idéologie néo-libérale désormais dominante (bien que
contestée), se rapproche de plus en plus des intérêts économiques. La
société civile doit prendre le relais pour exprimer son refus de réduire le
bien commun aux intérêts économiques. Les étudiants nous le
montrent!
– Loin du mythe de la neutralité et des pièges de la conscription, les
chercheurs doivent redécouvrir une éthique de la concitoyenneté où le
souci du bien commun n’est pas un assujettissement à des intérêts
quelconques ni une entrave aux joies de la connaissance, mais le
fondement d’un dialogue avec leurs concitoyens, les autres membres de
la cité, pour créer une science nécessaire et bénéfique à l’ensemble de
la société, ne serait-ce que parce qu’elle nourrit l’esprit critique et
l’ouverture sur le monde. Le mur doit être transpercé de multiples
fenêtres!
Une autre science est possible, disions-nous l’an dernier. Une autre
politique scientifique est possible.
17. Quelques suggestions recueillies
dans les délibérations
• L'État devrait mettre en place un organisme indépendant représentant
équitablement toutes les disciplines scientifiques et responsable d'établir les
priorités scientifiques du Québec en prenant compte des facteurs
économiques ainsi que du bien commun.
• Des consultations publiques ouvertes, conviant autant la communauté
scientifique, la direction des universités, les acteurs économiques que le
grand public, devraient être organisés en aval de la mise en place des
politiques scientifiques québécoises.
• Le gouvernement du Québec (comme celui du Canada) devrait accroître
significativement le financement de la recherche fondamentale, tout en
intégrant le critère d'intérêt collectif (et non de pertinence économique)
dans l'évaluation des projets.
• Le gouvernement du Québec devrait accroître significativement le
financement de la recherche dans le domaine des sciences sociales.
• Un organisme indépendant composé de chercheurs et professeurs de toutes
les disciplines et champs interdisciplinaires devrait avoir la responsabilité
évaluer les besoins en recherche de la société pour faire face aux défis à
venir, d'évaluer en quoi la recherche réalisée au Québec correspond aux
besoins et formuler des recommandations quant aux lacunes à combler.
ENTREZ DANS LE DIALOGUE!