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Nicolas Bourquin
Les ritualisations spatiales et sociales
du thé : le Japon et le Maroc
Mémoire de licence
Département de Géographie
Faculté des Sciences Economiques et Sociales
Université de Genève
Avril 2006
Directeur de mémoire : Bertrand Lévy
Jurée : Irène Hirt
1
Résumé
Le thé est la boisson la plus bue au monde après l’eau. Il est pourtant
consommé de manière spécifique dans chaque région ou aire culturelle
différente, souvent sous forme de rituels. Ces rituels comprennent un
ensemble d’actions, d’instruments et ont leur propre spatialité. Ce travail
propose d’étudier les rapports à l’espace et à l’autre en prenant le thé comme
médiateur. Deux régions ont été retenues, le Japon et le Maroc. Les rituels
transmettent un ensemble de conduites et de gestes culturels. Leur portée
symbolique sera analysée au travers de la littérature et du concept de
proxémie, dans une perspective culturelle et humaniste.
Mots clés
Thé – aire culturelle – subjectivité – rituel – interaction – espace – proxémie –
représentation – perception – géographie humaniste
2
Introduction
Le thé est la boisson la plus consommée dans le monde après l’eau. Issu des
confins de la Chine, de la province du Yunnan plus précisément, le thé s’est
diffusé au gré des siècles, en suivant des méandres culturels sinueux, en
affrontant des embûches commerciales nombreuses, et en traversant les
océans pour être aujourd’hui répandu sur l’ensemble du globe.
Partant de ce constat, je me suis penché sur l’étude des modes de
consommation du thé, en supposant que cette boisson susciterait des
pratiques diverses concernant l’espace et les rapports sociaux en fonction de
lieux différents ou éloignés. Il s’est dévoilé une diversité de pratiques tout à
fait conséquente. Le sachet de thé anodin universellement répandu
aujourd’hui ne reflète en rien cette diversité bien qu’il soit composé d’au
minimum une soixantaine de plants différents pour obtenir un goût
standardisé.
1. Cadre théorique
1.1 Problématique générale
On peut considérer que les pratiques liées au thé sont souvent corrélées aux
aires culturelles où elles sont apparues. Ainsi, on ne boit pas le thé au Japon
comme en Grande-Bretagne, ni en Grande-Bretagne comme en Russie, ni en
Russie comme au Maghreb : en bref, on trouve quasiment autant de diversité
qu’il y a de régions consommatrices de thé. En effet, les pratiques du thé sont
liées aux représentations et symboles véhiculés par leur culture d’origine.
Cependant, il s’agit de processus dynamiques. La connexité et les emprunts
sont nombreux depuis la consommation initiale du thé en Chine à son
évolution au Japon au 9ème
siècle puis au Maghreb 10 siècles plus tard. La
définition qui suit, que l’on doit à Paul Claval, souligne que l’aire culturelle
n’est pas une entité fixe :
3
« Une aire culturelle est d’abord une réalité objective ; cela
devient souvent une représentation partagée. A la limite, ce qui
importe alors est moins la similitude observable des traits
culturels- artefacts, comportements, attitudes- que l’idée qu’on
s’en fait »1
.
Ce point me permet d’emblée de préciser que l’objet de cette recherche n’est
pas l’étude exhaustive et actualisée des rituels du thé, mais l’étude de cas
choisis, qui véhiculent certaines valeurs dans certaines aires culturelles. Le
thé occupe une place fondamentale dans certaines de ces aires, en tant que
boisson d’élection. Plus encore, il rythme parfois et structure le mode de vie
de ses habitants, au niveau des interactions qu’il occasionne.
J’ai retenu deux régions particulières présentant des pratiques d’un intérêt
comparable : le Japon et le Maroc. L’éloignement géographique et le fossé
culturel qu’on devine entre ces deux régions n’empêchent pas un intérêt égal
pour ce qui concerne l’étude de ces pratiques.
L’usage et le temps ont façonné les modes de consommation du thé, si bien
que de véritables rituels sont apparus. Il existe une certaine codification de la
façon de boire le thé, le plus souvent en communauté et dans certains lieux.
Quelle définition peut-on donner du terme « rituel » ? Une des premières
idées qui me vient en tête est celle d’une certaine solennité, voire d’un
caractère religieux. Voici la définition qu’en donne le Robert :
« N.m. (1778) Cour. Ensemble de règles, de rites ».
Le caractère englobant du rituel est ici mis en évidence. Comment définir un
rite, à présent ?
« Un rite se définit comme un ensemble de conduites, d’actes
répétitifs et codifiés, souvent solennels, d’ordre verbal, gestuel et
postural, à forte charge symbolique, fondés sur la croyance en la
1
Paul Claval, La géographie culturelle, éd. Nathan, coll. Université, Paris, 1995, p.139.
4
force agissante d’êtres et de puissances sacrés avec lesquels
l’homme tente de communiquer en vue d’obtenir un effet
espéré »2
.
Je mettrai en évidence plusieurs éléments : des conduites et actes répétitifs,
codifiés et solennels ; des actes à caractère spatiaux, puisque d’ordre gestuel
et postural ; une forte connotation symbolique ; enfin, la recherche de
communication avec des entités, puissances d’ordre sacré. J’étendrai ce
dernier point à la recherche de communication avec un environnement
porteur de sens, ou à une certaine cosmogonie. Le rituel a donc le caractère
englobant d’un ensemble d’actions porteuses de sens dans un contexte
donné. Enfin, le sociologue Rogers énonce que les mots rite et rituel sont
susceptibles de désigner dans un sens étroit, « toute action ayant une
dimension signifiante possible »3
.
La consommation du thé entendue comme un rituel est donc également à
rapprocher à un contexte spécifique. Je chercherai à décrire celui-ci comme
pourrait l’être les jardins et constructions japonaises où l’on consomme le thé.
En conséquence, en lien avec des espaces spécifiques pour la
consommation de la boisson, le thé sera considéré dans cette recherche
comme un marqueur spatial. Ce concept a été défini par Vernex comme un
« objet qui a une valeur symbolique pour une collectivité »4
. Je chercherai
donc à évaluer la portée symbolique des pratiques liées au thé sur ces
espaces.
Il me semble nécessaire ici d’apporter quelques précisions sur le terme
d’espace. Le Robert ne propose pas de sens avec une connotation
géographique à l’espace, si ce n’est qu’il est un « lieu plus ou moins bien
délimité (où peut se situer quelque chose) ». Il est en effet difficile de donner
une définition concise de l’espace tant l’usage qu’on en fait en géographie
2
Claude Rivière, Dictionnaire de la sociologie, le Robert, Seuil, Paris, 1999.
3
Carl Ransom Rogers, Le dictionnaire des sciences humaines, sous la dir. de Jean-François Dortier, éd.
Sciences Humaines, Auxerre, 2004, p. 740.
4
Jean- Claude Vernex, in Cours de géographie culturelle, Université de Genève, 2001.
5
peut être variable selon qu’il s’agisse de mesurer, cartographier des données
physiques ou de donner des indications spatiales sur des phénomènes
sociaux. Augustin Berque a amené une « définition minimale » de l’espace
géographique :
« Un tissu caractéristique de relations que les hommes établissent
entre les lieux dans l’étendue terrestre »5
.
L’espace peut également être une construction mentale pour circonscrire des
processus sociaux. Pour cette recherche, l’espace sera souvent connoté
comme espace vécu, soit un espace connu et marqué par une empreinte
humaine et subjective :
« Tout espace devient donc un espace vécu par des hommes qui
vont développer des sentiments d’appartenance et partager
histoire, culture, langue, religion… Les concepts d’identité et de
patrimoine sont centraux à la compréhension de ces espaces
vécus »6
.
L’étude de ces espaces sera centrée sur le concept de proxémie, créé par
Edward T. Hall en 1966 et défini comme « l’ensemble des observations et
théories concernant l’usage que l’homme fait de l’espace en tant que produit
culturel spécifique »7
. Cela me permettra d’appréhender l’espace des lieux de
consommation du thé. Il s’agira d’une échelle modeste, si ce n’est une micro
échelle géographique. La proxémie privilégie une approche sensible de
l’espace ainsi que la subjectivité de l’individu face à celui-ci.
Il est courant que le thé soit le premier geste d’hospitalité que reçoive un
voyageur au Maghreb, tandis que lors d’une cérémonie de thé japonaise, les
consommateurs sont le plus souvent des initiés. Dans un cas comme dans
l’autre, le rapport hôte/invité –en fait rapport hôte/hôte - est marqué. C’est en
5
Augustin Berque et al., Encyclopédie de Géographie, sous la dir. de A. Bailly, R. Ferras, D. Pumain,
Economica, 1995, Paris, p,. 351.
6
Antoine Bailly, Renato Scariati, Voyage en géographie, Economica, coll. Anthropos, p. 6.
7
Edward T. Hall, La dimension cachée, éd. Seuil, Paris, 1971, p. 7.
6
quelque sorte un moteur des rituels. Le thé est souvent une boisson
d’échange, de convivialité, peut-être par ses vertus à la fois apaisantes et
stimulantes. J’aborderai donc les notions d’interaction, celles des rapports
entre individus dans le cadre des rituels. Le sociologue Berthelot a énoncé
que l’interaction « suppose un espace de rencontre entre des agents donnant
un sens conscient à leur action »8
: il s’agira des espaces ritualisés pour ce
qui concerne cette recherche. Berthelot ajoute :
« L’interaction se donne à voir dans des situations, c'est-à-dire
des relations concrètes se déroulant en un lieu et un temps
donnés. (…). Il apparaît alors que l’action de chaque acteur va
dépendre du sens qu’il attribue à celles des autres »9
.
Dans ce sens, l’interaction sous-tend une idée d’échange participatif.
Les questions centrales de cette recherche porteront sur les ritualisations
spatiales et sociales du thé.
Mon hypothèse sera axée sur ces deux angles :
• En tant que médiateur, le thé permet d’envisager des rapports spatiaux
et sociaux dans une aire culturelle donnée.
• Les lieux de consommation du thé dans certains rituels recèlent une
spécificité spatiale symbolique.
Le thé sera considéré comme un médiateur de pratiques spatiales et sociales.
Il sera nécessaire d’évaluer en quoi diffèrent les rituels liés à cette boisson
universelle, et plus encore, quels sont les enjeux de ces différenciations. Dès
lors, on pourra se demander comment, lors du partage du thé dans des
espaces définis, un individu peut être amené à dévoiler certains de ses
aspects culturels et sociaux.
1.2 Contexte et méthodologie
8
Jean–Michel Berthelot, Dictionnaire de la sociologie, le Robert, Seuil, Paris, 1999.
9
Idem
7
Cette recherche est située au carrefour de la géographie humaniste et de la
géographie culturelle. Les pratiques spatiales des rituels du thé n’ont pas été
étudiés spécifiquement à ma connaissance. Seul un article général
d’ethnologie sur le thé au Japon, que l’on doit à l’américaine Dorinne Kondo,
évoque cet aspect10
. Il existe beaucoup d’ouvrages sur le thé : beaucoup ne
font qu’énumérer les différentes variétés, ou la façon de le cultiver.
J’emploierai à plusieurs reprises un ouvrage collectif portant sur les rituels11
ainsi qu’un ouvrage historique de Paul Butel12
. Face à une littérature maigre,
j’ai décidé de rattacher l’analyse à des sources littéraires et paralittéraires
diverses : des romans, des récits de voyage, voire des poèmes illustrant les
rituels « intuitivement ». Autant d’écrits subjectifs qui sont objets d’analyse,
dans une démarche inductive :
« Le subjectif peut être conceptualisé, tout comme les faits
peuvent être dissociés des valeurs »13
.
J’ai également employé des ouvrages historiques, sociologiques,
ethnologiques ou anthropologiques comme « La dimension cachée » de
Edward T. Hall.
Ma méthode d’analyse sera faite d’allers et retours entre des sources
littéraires et ces sources analytiques. La notion humaniste d’espace vécu sera
centrale :
« …la perspective humaniste souhaite saisir le sens des valeurs
humaines et des pratiques spatiales »14
.
10
Dorinne Kondo, The way of tea: A symbolic analysis éd. Man, New Series, vol.20, No.2, Juin 1985,
pp.287-306, in www.jstor.com .
11
Diane Hennebert et al., Tea for two, Les rituels du thé dans le monde, ouvrage collectif sous la
direction de Diane Hennebert, éd. La Renaissance du Livre, Bruxelles, 1999.
12
Paul Butel, L’histoire du thé, éd. Desjonquères, Paris, 2001.
13
Idem
14
Antoine Bailly, Renato Scariati, L’humanisme en géographie, éd. Economica, Anthropos, Paris,
1990, p. 10.
8
Par ailleurs, la compréhension de rituels dont l’objet est une boisson fait
directement appel aux sens. Sens du goût et de l’odorat en premier lieu. Sens
du toucher également, par des objets essentiels aux pratiques du thé tels
qu’un bol, un tatami ou un tapis recouvrant le sol. Sens de la vue par ailleurs,
à laquelle se révèlent les arrangements floraux saisonniers japonais, ou les
plateaux de cuivre cisaillés du Maroc. Autant d’aspects symboliques que la
démarche humaniste permet d’analyser, en réattribuant sa validité à la
perception sensorielle :
« Le sensible, d’une manière plus positive, c’est toujours ce qui
nous affecte et ce qui retentit en nous »15
.
La multiplicité de la démarche humaniste que je chercherai à employer est
résumée en ces termes par Pocock :
« L’approche humaniste ne se contente pas d’étudier l’homme qui
raisonne, mais aussi celui qui éprouve des sentiments, qui
réfléchit, qui crée… »16
.
Le schéma suivant est un outil d’analyse de Bertrand Lévy que l’on peut situer
dans le même ordre d’idée. Il énonce « les opérations mentales dirigées vers
l’espace »17
. Il est vraisemblablement inspiré de la conceptualisation de
l’espace de Kant18
. Je l’utiliserai afin d’étudier l’espace sous différents angles
d’approche qu’un sujet et les représentations collectives qui l’habitent peut
avoir.
15
Pierre Sansot, Les formes sensibles de la vie sociale, PUF, 1986, p. 38.
16
D.C.D Pocock, in L’humanisme en géographie, op.cit p.156.
17
Bertrand Lévy, Cours de géographie humaniste, Université de Genève, 2001-2002.
18
Bertrand Lévy, L’apport de la philosophie existentielle à la géographie humaniste, in L’humanisme
en géographie, op.cit, p. 82.
9
Il apparaît ici quatre opérations mentales conduisant à un espace existentiel.
Cet espace représente à la fois un espace vécu, connu ou imaginé. Il est
donc d’essence subjective.
Une brève description de ces quatre opérations s’impose :
• Perception : elle est sensorielle, immédiate ou recourt à la mémoire.
L’interaction des sens affine la perception.
• Conception : elle fait écho à la cosmogonie mais aussi au sens intuitif
de l’espace et du temps.
• Projection : il s’agit de rêves, fantasmes ou envies sur un objet.
• Représentation : c’est un construit culturel et symbolique.
Ces quatre opérations indépendantes peuvent être complémentaires.
J’emploierai ce schéma descriptif comme une grille d’analyse pour décrire les
espaces ritualisés afin de rendre compte de la subjectivité d’un écrivain ou du
participant au rituel et sans reproduire systématiquement le schéma. Je
m’appuierai en cela sur ces propos de Pierre Sansot sur la description:
« La description nous paraît le seul équivalent verbal et théorique
possible de ce que les hommes font de leur vie, de leur corps, de
10
Espace existentiel
Perception
Conception
Projection
Représentation
leur espace et comme ce faire est d’origine et d’intentions
sociales, il ne peut être mis en parenthèse (…)»19
.
Les rituels des deux régions citées précédemment n’ont ni le même degré de
codification, ni la même ancienneté. Les contextes étant différents, je ne
procéderai pas à une étude comparative. Les rituels seront présentés comme
deux cas distincts, d’aires culturelles distinctes.
D’autre part cette recherche ne vise pas à étudier les rituels du thé dans la
durée de manière exhaustive.
19
Pierre Sansot, Les formes sensibles de la vie sociale, PUF, 1986, p.28.
11
2. Perspective historique de la découverte et de la
diffusion du thé
Avant de me consacrer à l’étude spécifique de rituels de régions données, il
me semble pertinent d’envisager la découverte et la diffusion du thé à grande
échelle, avec l’aide de quelques repaires essentiels. Cette perspective
historique devrait me permettre de mettre en lumière les conditions de la
diffusion du thé dans les régions du Japon et du Maroc.
On attribue souvent au thé une origine mythologique. Paul Butel, auteur d’un
ouvrage exhaustif sur l’histoire du thé, nous rapporte quelques-unes des
légendes qui expliquent l’apparition du thé dans les modes de
consommation20
.
2.1 Mythologie
En 2737 avant notre ère, l’empereur Chen Nung, doté d’une tête de bœuf et
d’un corps humain, et à qui sont attribué entre autres l’invention de la
médecine et de l’agriculture, préconisait de bouillir l’eau pour des raisons
sanitaires. Alors qu’il se reposait contre un arbre, le vent fit se détacher
quelques feuilles qui tombèrent dans l’eau chaude. L’empereur aurait
apprécié le breuvage et ainsi donné naissance au thé.
Une légende japonaise non moins rocambolesque attribue la découverte du
thé à BodhiDharma, inspirateur indien du Zen. En 543 de notre ère, cet
ascète traversait la Chine afin de convertir de nouveaux adeptes à sa religion.
Le moine se serait assoupi durant une méditation, et à son réveil, se sentant
coupable de ce manquement à la pratique, il se serait coupé les paupières
afin de toujours rester en éveil. A l’endroit où il les aurait enterré poussa un
théier dont il aurait mastiqué les feuilles. Il aurait ainsi découvert ses
propriétés stimulantes et de là on aurait commencé à cultiver le thé. Paul
Butel ajoute :
20
Paul Butel, L’histoire du thé, éd. Desjonquères, Paris, 2001, p. 14.
12
« On peut voir dans la finesse des feuilles de thé et dans leur
forme l’évocation des paupières roulées et frangées de cils »21
.
Je dégagerai deux aspects déterminants de ces légendes :
• Le thé était apprécié par l’empereur à la fois pour son goût et par
l’intuition de vertu médicinale qu’il recelait.
• L’ascète BodhiDharma l’appréciait pour ses vertus stimulantes.
Il apparaît que l’imagination collective a donné une connotation sacrée au thé
dès la première heure, par le biais d’un empereur créateur et d’un prophète
bouddhiste. Cette sacralisation se retrouve dans les deux aires culturelles
chinoise et indienne bien que celles-ci soient distinctes. L’assimilation
symbolique des feuilles de thé aux paupières du Dharma, dont on laissera la
responsabilité à Butel, révèle toutefois la symbolique forte du sens de la vue
et par là d’un certain éveil. Dans le même ordre d’idée, la cérémonie
japonaise du Chanoyu, plus tardive, tendra à stimuler les cinq sens au travers
d’un espace de thé en lien direct avec une certaine cosmogonie.
2.2 Culture du thé
En dehors de la mythologie, quelles sont les conditions nécessaires à la
culture du thé ? Au point de vue des températures, elles doivent se situer de
manière optimale entre 18 ºC et 20 ºC, avec le moins de variations
journalières possibles. Le théier est cultivé en montagnes jusqu’à 2500m et
dès le niveau de la mer dans les régions tropicales. Il avoisine les 1m50 de
haut. L’humidité est le facteur essentiel, avec la nécessité de précipitations
importantes allant de 1500 mm à 2400 mm par an, réparties régulièrement
sur l’ensemble de l’année. La zone de culture du théier s’étale entre 42º de
latitude Nord et 31º de latitude Sud. Il réclame une lumière importante, bien
que diffuse. Les racines du théier s’enfonçant jusqu’à 6m, l’arbuste doit
21
Ibid., p. 17.
13
disposer d’un sol meuble et perméable. De plus, pour éviter que l’eau
stagnante ne le pourrisse, le théier doit être cultivé en pente. Le thé fait partie
de la famille des camélias22
.
2.3 Premières diffusions
On considère que vers 700, la consommation du thé était largement répandue
en Chine23
. Le thé était alors une monnaie d’échange, se présentant sous
forme de brique. Les feuilles étaient séchées, broyées et compressées. Le
thé se retrouve sous cette forme chez les mongoles, chez les tartares et les
nomades tibétains, où il contribuait à pallier aux carences alimentaires de ces
peuples se nourrissant essentiellement de viande et de produits laitiers. Le
thé était échangé contre des fourrures notamment24
.
Le premier « théoricien » du thé se nomme Lu Yu. Ce poète a énoncé des
principes de base sur le thé dans un livre de référence toujours employé
aujourd’hui : le Cha Ching, soit « le classique du thé ». Il recense de façon
exhaustive des informations diverses telles que les outils nécessaires pour la
récolte, les diverses qualités de feuilles et les accessoires nécessaires à la
préparation25
. D’après Butel, il s’agit d’une époque où « le bouddhisme, le
taoïsme et le confucianisme cherchaient une synthèse commune ». Lu Yun
« découvrit dans le service du thé le même ordre et la même harmonie qui
régnaient dans toutes les choses ». Cet élément est crucial. On verra par la
suite comment de rôle de médiateur vers une pratique religieuse (le Zen), le
thé évoluera comme médiateur dans son propre rituel.
On peut noter que la consommation du thé de qualité à cette époque est le
privilège des hautes strates sociales. Ce fut par ailleurs une constante dans
quasi chaque culture qui découvrit le thé. On peut dire que la diffusion s’est
faite généralement des élites vers les couches plus modestes de la
population, et des villes capitales vers les campagnes dans un même
22
Guy Euverte, Les climats et l’agriculture, PUF, Paris, 1967, pp. 77-78.
23
Diane Hennebert, Tea for two, Les rituels du thé dans le monde, ouvrage collectif sous la dir. de
Diane Hennebert, éd. La Renaissance du Livre, Bruxelles, 1999, p. 254.
24
Paul Butel, L’histoire du thé, op. cit. , p. 19.
25
Ibid., p. 21.
14
mouvement vertical. Le thé fait partie des tributs de marque qu’on offre à
l’empereur.
La diffusion se poursuit en direction du Japon et de la Corée. En 805, le thé
pénètre le Japon comme produit médical. C’est un moine bouddhiste qui le
ramène à la demande d’un empereur de la dynastie Heian afin d’y généraliser
la culture26
. L’ambassadeur du roi de Corée est chargé de la même mission
en 82827
. Il est intéressant de noter qu’un certain Sulaiman, commerçant
arabe, décrit la consommation du thé en 851 déjà, alors que la consommation
du thé dans le monde arabe sera bien plus tardive28
. On peut donc envisager
que les rituels ultérieurs des régions du Maghreb n’ont pas évolué tout à fait
en vase clos.
La ritualisation du thé vient en partie de la consommation des élites, et plus
particulièrement de ceux de la dynastie Song, dès le 11ème
siècle. Voici la
description qu’en fait Butel :
« Ainsi Ts’ai Hsiang, né au Fou-Kien en 1012, savant lettré,
compose le Ch’a lu, l’art du thé impérial .Les concours de thé sont
à la mode chez les hauts fonctionnaires des Song, chacun
prépare un thé de son choix avec l’eau d’une source préférée. Il
est vrai que la préparation du thé a subi de profondes
modifications depuis les T’ang. On réduit les feuilles en poudre
dans un petit moulin de pierre et l’on bat la préparation dans l’eau
chaude avec une fine vergette de bambou fendue.(…)La poésie
des cérémonies des Song annonce celle du Chanoyu, la
cérémonie japonaise qui a survécu jusqu’à nos jours »29
.
On notera ici l’élitisme lié aux premiers rituels du thé, qui semble être une
distraction de la noblesse parmi d’autres. La cérémonie japonaise va suivre
une double évolution dès la fin du 15ème
siècle. D’un côté une pratique de
cour, de l’autre un rituel religieux de plus en plus épuré. Le prêtre Shuko est à
l’origine de ce rituel. Il le légitime par ce dogme surprenant :
26
Diane Hennebert, Tea for two, Les rituels du thé dans le monde, op. cit., p. 254.
27
Idem
28
Ibid. p. 254.
29
Paul Butel, L’histoire du thé, op. cit. , p. 27.
15
« La loi du Bouddha se trouve dans la voie du thé »30
.
Contre toute attente face à cette assertion, le rituel va devenir plus vivant,
moins solennel, une bonne partie des adeptes zen étant aussi des marchands
de modeste extraction31
. Cette tendance va évoluer vers une nouvelle
esthétique de la pratique : le Wabi. L’innovation principale tient dans la
spatialisation du rituel, qui va se dérouler dans un pavillon rustique et intime
prévu à cet effet. Il s’agit avant tout de se retirer de l’espace de la mondanité.
On utilise des instruments modestes et simples. Sen Rikyu, le futur maître de
thé cité encore aujourd’hui comme référence, issu de la classe marchande, va
prolonger cette tendance jusqu’à en faire une « Voie du thé ». Il associe
quatre principes fondamentaux au thé. Il s’agit de l’harmonie, du respect, de
la pureté et de la sérénité. Ces principes sont définis en quelques mots par
Butel et seront redéveloppés par la suite :
« L’harmonie naît de la rencontre de l’hôte et de l’invité, de la
nourriture servie et des ustensiles utilisés. Elle reflète à la fois
l’éphémère en toute chose et la stabilité. »
« Par les règles d’une étiquette stricte le respect donne sa
structure à une réunion de thé, il préside aux échanges entre les
participants. »
« La pureté est exprimée par le simple geste de nettoyer durant
les préparatifs du service, et après le départ des invités par le
rangement des ustensiles et la fermeture de la salle de thé. »
« Concept esthétique spécifique au thé, la sérénité permet à la
personne qui fait et boit le thé d’être dans un état contemplatif,
stade sublime de la méditation»32
.
2.4 Diffusions en Europe
30
Paul Butel, L’histoire du thé, op. cit. , p. 35.
31
Idem
32
Ibid., pp. 36-37.
16
Aux antipodes, le thé est une boisson méconnue pour les européens
jusqu’au 17ème
siècle. C’est en effet seulement en 1602 que les hollandais,
par l’intermédiaire de la Vereenidge Oostindische Compagnie (VOC)
commencent à importer ce produit, matérialisant ainsi les rares allusions
antérieures qu’en ont fait des voyageurs portugais33
. La boisson est d’abord
accueillie avec scepticisme, comme toute nouvelle denrée, et trouve
rapidement autant d’amateurs enthousiastes que de détracteurs farouches.
Voici les propos virulents d’un certain Guy Patin à la Sorbonne vers 1650 :
« Un de nos docteurs, qui est bien plus glorieux qu’habile homme,
(…), voulant favoriser l’impertinente nouveauté du siècle et
tâchant par là de se donner quelque crédit, a fait ici répandre une
thèse du thé ; tout le monde l’a improuvée ; il y a quelques-uns de
nos docteurs qui l’ont brûlée et reproches ont été faits au doyen
de l’avoir approuvée. Vous la verrez et en rirez »34
.
On voit s’exprimer dans cette diatribe une certaine frilosité scientifique et un
dédain marqué face à la nouvelle boisson. Les consommateurs enjoués du
thé se placent à l’extrême opposé, à l’exemple de l’anglais Garraway, un
marchand d’épices, qui s’exprime en ces termes sur la boisson en 1657 :
« Elle rend le corps robuste et actif ; elle guérit le mal de tête. (…).
Elle supprime la gêne respiratoire, elle soulage de la fatigue,
purifie les humeurs ; elle est bonne contre les crudités, renforce la
faiblesse de l’estomac, donne grand appétit, facilite la digestion,
surtout chez les hommes corpulents et chez ceux qui sont de
grands mangeurs de viande ; elle fait disparaître les mauvais
rêves, active le cerveau, renforce la mémoire »35
.
La liste des vertus attribuées au thé est pléthorique. Il est certain que celles-ci
renforcent la valeur marchande du thé, et on lui attribue ce que l’on veut. Il est
intéressant de noter que la stimulation du cerveau grâce au thé est
33
Diane Hennebert, Tea for two, Les rituels du thé dans le monde, op. cit. , p. 255.
34
Paul Butel, L’histoire du thé, op. cit. , p. 48-49.
35
Ibid., p. 50.
17
redécouverte en Europe quelques siècles après l’Asie. C’est d’ailleurs un fait
acquis de nos jours.
Deux éléments auront spécialement joué en faveur de l’adoption du thé en
Europe:
• On sait que le goût des boissons sucrées est établi en Europe dès la
fin du 16ème
siècle, or c’est en ajoutant le sucre au thé que les occidentaux
l’ont adopté36
.
• De nombreuses vertus médicales lui sont allouées37
.
Ces éléments vont contribuer au succès croissant du thé auprès d’une
clientèle de plus en plus large en Europe. La consommation en est facilitée
grâce à des revendeurs attitrés tels que la maison de thé de Garraway,
véritable institution londonienne jusqu’en 188638
. La distribution est assurée
essentiellement par les grandes compagnies hollandaise (VOC) et anglaise
(East India Company). Cette dernière prend d’ailleurs un ascendant certain
sur le commerce du thé, que les hollandais dédaignent légèrement, d’une part
par manque d’implantation culturelle de la consommation dans leur pays,
d’autre part à cause d’une faiblesse de production dans les colonies, de Java
notamment, alors que les anglais traitent directement avec la Chine et plus
spécifiquement avec Canton. Ainsi, on considère en 1708 que l’East India
Company est la plus puissante. En 1706, Thomas Twining ouvre un
commerce d’épices, qu’il double d’une maison spécialisée de thé et café en
1717, nommée la Golden Lyon. C’est un artisan essentiel de l’ancrage
« définitif » de la boisson dans les mœurs anglaises. La maison Twining avec
son label Golden Lyon fait d’ailleurs aujourd’hui encore office de référence
britannique.
Il devient évident qu’en ce début de 18ème
siècle, le thé est une marchandise
de haute valeur et ce siècle est celui de l’explosion du marché à une échelle
36
Paul Butel, L’histoire du thé, op. cit. , p. 46. A noter qu’on n’ajoute traditionnellement pas de sucre
au thé en Chine ou au Japon.
37
On peut d’ailleurs relever qu’aujourd’hui encore, le thé représente uniquement un remède auprès de
beaucoup. Le succès actuel du thé vert en sachet illustre peut-être cette tendance, alors qu’on sait que la
plupart de ses vertus, comme la vitamine A et la chlorophylle, se perdent sous cette forme d’emballage.
38
Diane Hennebert, Tea for two, Les rituels du thé dans le monde, op. cit., p. 256.
18
mondiale. En 1718, l’East India Company demande de charger « autant de
thé que chaque navire peut en contenir »39
. La demande à la base de ces
commandes est augmentée du fait que de plante médicinale, le thé est
devenu une denrée à part entière comme le sucre, le cacao ou le tabac. On
n’entrera pas dans les détails commerciaux, mais il faut toutefois noter que le
statut de quasi monopole vers lequel se dirige l’EIC stimule un trafic parallèle
de contrebande important, dont la marchandise est de qualité certes
médiocre, mais bien moins onéreuse. Ce trafic est par ailleurs consacré en
grande partie aux marchés anglo-saxons (Grande-Bretagne, Irlande, colonies
anglaises d’Amérique) où le thé connaît sa meilleure implantation culturelle.
Cependant, alors que la concurrence de la contrebande est grande, la
Grande-Bretagne tente de conserver ses avantages et maintient un impôt à
l’importation. Il s’agit tout de même du troisième produit d’importation en
Amérique en 1767, et donc d’un marché prolifique.
A la fin de l’année 1773, lors d’un élan de protestation généralisée des
grandes villes de la côte est face au monopole britannique, les navires anglais
sont renvoyés et la cargaison de thé est expédiée à l’eau. Cet événement est
connu comme annonciateur de l’Indépendance Américaine sous le nom de
Boston Tea Party. En 1834, L’East India Company perd son monopole avec
la Chine. La Grande-Bretagne va alors stimuler la culture du thé en Inde et
plus particulièrement dans le Haut- Assam40
. On fait venir des artisans-
producteurs de Chine à cet effet. En 1839, une nouvelle variété britannique
voit le jour : il s’agit d’un thé noir -donc fermenté. Celui-ci s’accommode à
merveille avec le sucre, avec le lait et est donc rapidement adopté. On
dispose à cette époque de thé sous contrôle anglais certes, mais en faible
quantité et de qualité médiocre. L’ East India Company veut s’affranchir de la
dépendance du thé chinois.
En 1848, le botaniste écossais Robert Fortune est envoyé en Chine par l’EIC
avec pour mission de se procurer des plants de thé de diverses qualités afin
de les implanter dans les contreforts de l’Himalaya et à Ceylan, territoires
britanniques. Cette mission d’espionnage périlleuse et méconnue est relatée
39
Paul Butel, L’histoire du thé, op. cit. , p. 61.
40
Diane Hennebert, Tea for two, Les rituels du thé dans le monde, op. cit., pp. 256-257.
19
dans La route du thé et des fleurs. Les étrangers étaient interdits de séjour
dans de nombreuses provinces à cette époque. Fortune est contraint de se
déguiser en mandarin et de porter natte et moustache. Il va traverser le pays
tantôt en jonque, tantôt sur chaises à porteur -étiquette oblige. Il cueille et
achète des graines en essayant de dépasser la méfiance des locaux. Il
obtiendra ainsi de précieux renseignements sur les méthodes de plantation,
sur le roulage des feuilles et le temps de fermentation. Il ramènera quelques
vingt mille pieds après un périple d’un danger permanent41
.
Le commerce du thé anglais va connaître un nouvel essor grâce aux
productions nouvelles d’Assam, de Darjeeling et de Ceylan, obtenues dans
des conditions souvent douloureuses pour les coolies, ces travailleurs
lambdas. Pour garantir la fraîcheur du produit à l’arrivée, on construit des
bateaux transporteurs à la fois très rapides et d’un grand tonnage, les
clippers. C’est aussi une façon de doper la concurrence. Ces vaisseaux vont
sillonner les océans en maîtres entre 1851 et 1869, jusqu’à être
progressivement remplacés par les steamers motorisés.
En 1854 éclate la guerre de Crimée. Dès lors, les Anglais auront de la peine à
commercer avec les pays d’Europe orientale. Ils accumulent des stocks à
Gibraltar. A cette époque le Maroc ne connaît pas encore le thé, à l’exception
de quelques sultans qui en ont reçu des lots comme cadeaux
d’ambassadeurs européens, au début du 18ème
siècle notamment. C’est à
nouveau les vertus thérapeutiques du produit qui séduisent les sultans. Le fils
de l’un d’eux, Moulay Ismael, fut mis en diète de thé pour parer à son
alcoolisme. Le produit est donc un privilège de la noblesse assez rare. C’est
par ailleurs en partie en raison de la rareté du produit que l’on ajoute de la
menthe ou de la tanaisie42
à la boisson.
Toutefois, grâce au transport rapide offerts par les clippers, le prix du thé a
bien diminué. La consommation marocaine n’en devient que plus forte au
cours du 19ème
siècle. La contrebande joue un rôle considérable dans cette
augmentation de la consommation. La guerre de Crimée va indirectement
41
Robert Fortune, La route du thé et des fleurs, éd. Petite Bibliothèque Payot, coll. Voyageurs, Paris,
2001.
42
Défini comme une plante des talus (Le Robert).
20
favoriser la consommation du thé. Les anglais ne parvenant plus à écouler
leurs stocks en attente à Gibraltar, ils les bradent à bas prix au marché
naissant qu’est le Maroc. Ainsi, le thé se diffuse progressivement de la
noblesse aux citoyens plus modestes, et des villes aux campagnes, comme
ce fut le cas en Chine43
.
« Le thé, (…) est répandu dans tout l’empire ; au Sahara, c’est un
coûteux régal, que se donnent seuls les qaïds, les chiks, les
Marabouts et les Juifs »44
.
Puis, concernant des muletiers :
« Tout en marchant, ils fument du kif et, entre chaque bouffée,
boivent une gorgée de thé froid, qu’ils emportent dans de petites
bouteilles à parfum »45
.
Ces deux exemples illustrent la démocratisation qu’a rencontré le produit en
un demi-siècle, étant devenu un bien de consommation standard après avoir
été produit de luxe. Le thé va ainsi devenir la boisson de la civilisation
marocaine, et grâce à cet élan, se diffuser au reste du Maghreb et au Sahara.
Les traits essentiels de la diffusion du thé sont esquissés, de sa découverte
en Chine à son passage au Japon, de l’extension de sa culture en Asie et en
Inde à sa diffusion en Europe et aux Etats-unis, et enfin par un cheminement
qu’on peut considérer comme européen (via la Grande- Bretagne), à son
arrivée au Maghreb.
2.5 Pays producteurs
43
Alain Huetz de Lemps, Boissons et civilisations en Afrique, éd. Presses Universitaires de Bordeaux,
2001, pp. 533-535.
44
Citation du Vicomte Ch. De Foucauld,, Reconnaissance au Maroc. Journal de route.1833, Paris
1888 (réed.1939) in Alain Huetz de Lemps, Boissons et civilisations en Afrique, op. cit., p. 536.
45
Citation du Marquis de Segonzac, Voyages au Maroc (1899-1901), Armand Colin, Paris, 1903, p.
246 in Alain Huetz de Lemps, Boissons et civilisations en Afrique, op. cit., p. 536.
21
Les principaux pays producteurs sont (en pourcentages de la production
mondiale) 46
:
• Inde : 31%
• Chine : 25%
• Sri Lanka : 10%
• Kenya : 8%
• Indonésie : 5%
• Turquie : 4%
• Japon : 3%
• Iran : 2%
• Bangladesh : 2%
• Vietnam : 2%
• Argentine : 1%
• Malawi : 1%
46
François-Xavier Delmas et al., Le guide du théophile,ouvrage coll. sous la dir. de François-Xavier
Delmas, éd. Le Palais des Thés, Paris, 2002, p. 9.
22
Le thé dans le monde actuel47
.
« En insistant sur le sens des lieux, sur l’importance du vécu,
sur le poids des représentations religieuses, l’approche
humaniste rend indispensable une étude approfondie des
réalités culturelles. Il faut connaître la logique profonde des
idées, des idéologies ou des religions pour voir comment elles
47
Paul Butel, L’histoire du thé, op.cit.
23
modèlent l’expérience que les gens ont du monde, et pèsent
sur leur action »48
. Paul Claval
3. Le Chanoyu, rituel du thé japonais
3.1 Inspiration Zen
La consommation du thé au Japon est ancienne. On estime qu’il a pénétré le
pays en 805, pour un usage médical. Rapidement, le thé s’est diffusé en
corrélation avec la conversion du pays au bouddhisme, sur l’exemple
chinois49
. Ce lien s’explique du fait que les bonzes buvaient le thé afin de
lutter contre la somnolence durant la méditation. A la différence de la plupart
des thés consommés dans le monde, le thé japonais matcha est pulvérisé,
dissous et fouetté dans l’eau. Ce thé vert -donc non fermenté- fait l’objet
d’une cueillette minutieuse et sélective. La dissolution du thé dans l’eau
chaude permet de révéler des substances telles que la vitamine a et la
chlorophylle qu’une infusion standard ne suffit pas à extraire50
. Le breuvage
mousseux ainsi obtenu se distingue d’une infusion classique par une
stimulation de l’esprit plus forte et propice à la méditation. Un lien aussi direct
avec la religion est un indice précoce de la codification rituelle très forte du
chanoyu. Chanoyu signifie littéralement « eau chaude pour le thé »51
.
Il faut rappeler qu’en parallèle de la consommation des bonzes, les élites de
l’empire consommaient aussi du thé. De par sa rareté c’était un noble
privilège inaccessible au commun du peuple (cette caractéristique fut une
constante dans chaque région aux débuts de la diffusion du thé). La boisson
accompagnait alors les banquets et était consommée de manière informelle.
48
Paul Claval, La géographie culturelle, éd. Nathan université, Paris, 1995, p. 39.
49
Jean-Marie Mauler, Connaître et aimer le thé, éd. N. Junod, Genève, 2002, p. 126.
50
Gretchen Mittwer, Le chanoyu, l’art du thé au Japon, in Tea for two, Les rituels du thé dans le
monde, op. cit., p. 115.
51
Idem
24
Le Zen est marqué par une recherche de dépouillement et d’épuration, afin de
saisir le quotidien comme il se présente. Il demande une discipline ascétique,
afin d’arriver à une rigueur morale forte. Les moines étaient contraints
notamment à deux repas frugaux quotidiens. Pour pallier à la faim, ils avaient
coutume de placer des pierres chaudes contre leur ventre. Le chanoyu et la
collation légère qui l’accompagne « remplissent » cette même fonction.
L’essentiel des pratiques zen japonaises n’a pas fondamentalement changé
depuis des siècles. Le but ultime de cette doctrine religieuse est d’arriver à
« l’illumination ».
Le chanoyu étant à la base une pratique religieuse comme une autre, on y
trouve beaucoup d’éléments d’inspiration zen. Gretchen Mittwer, spécialiste
de chanoyu, considère que cette influence fut décisive pour ce qui concerne
« sa forme, ses valeurs esthétiques et son objectif »52
. Cependant, cette
pratique a évolué du domaine religieux au domaine culturel avec le temps.
3.2 Sen Rikyu
Né en 1522 d’un père marchand de poisson et riche propriétaire d’entrepôts, il
est considéré comme le « maître de thé » le plus influent. Il est à la base de la
cérémonie de thé de style « simple et sain » d’inspiration zen qui aboutira à
« la voie du thé ». Rikyu était l’employé et vassal d’un commandant militaire
du nom de Toyotomi Hideyoshi. Il occupait les fonctions de maître de thé, de
conseiller esthétique et philosophique. Le commandant militaire souhaitait
que son pouvoir soit représenté sur ses domaines au travers d’une esthétique
imposante et chargée. Les positions de Rikyu étaient au contraire axées sur
une esthétique purifiée et sobre dite wabi, notion que je développerai par la
suite. Ces positions diamétralement opposées finirent par gâter la relation du
vassal Rikyu avec le seigneur de guerre. De plus Rikyu connaissait une
popularité grandissante. Hideyoshi lui ordonna donc de s’exiler, de se suicider
puis revint sur sa décision. Le maître de thé, par fierté et sans doute influencé
par un code de l’honneur nippon très rigoureux, se donna malgré tout la mort
52
Gretchen Mittwer, Le chanoyu, l’art du thé au Japon, in Tea for two, Les rituels du thé dans le
monde, op. cit., p.117.
25
en 1591, dans des conditions mystérieuses. L’histoire de Rikyu et de la
naissance de « la voie du thé » est relatée par Yasushi Inoué dans Le maître
de thé53
.
Les apports du personnage Rikyu sont nombreux et essentiels. Il est à
l’origine de la conceptualisation d’un espace spécifique au thé. Il a également
théorisé sur la forme et la conception des instruments à utiliser pour la
préparation de la boisson. En résumé, il a théorisé l’ensemble du chanoyu au
travers de quatre principes « philosophiques et esthétiques » zen :
• l’harmonie
• le respect
• la pureté
• la sérénité54
.
Ces principes articulent l’espace du rituel avec les participants, les
interactions entre participants et leur lien avec l’environnement.
3.3 Le wabi
Il s’agit d’un concept philosophique et esthétique de la culture japonaise. Il a
été intégré au rituel du thé japonais au 9ème
siècle. Le wabi exprime à la fois
l’austérité, la subtilité contenue et une forme d’ascèse. Mittwer en donne une
définition claire :
« Wabi trouve son origine dans l’idée de négation ou du manque.
Wabi est un substantif dérivant d’un adjectif qui décrit une
atmosphère de désolation, à la fois dans le sens de la solitude et
celui de la pauvreté des choses. Dans la longue histoire des arts
du Japon, ceci a progressivement pris une connotation positive
pour devenir un pivot de la perspective esthétique du chanoyu »55
.
53
Yasushi Inoué, Le maître de thé, éd. Stock, Paris, 2003.
54
Gretchen Mittwer, Le chanoyu, l’art du thé au Japon, in Tea for two, Les rituels du thé dans le
monde, op. cit., p. 118.
55
Gretchen Mittwer, Le chanoyu, l’art du thé au Japon, in Les rituels du thé, op. cit., p. 123.
26
3.4 Espace(s) du rituel
Les premiers lieux de consommation spécifiques au thé étaient situés dans
les temples, en accord avec ce qui a été développé précédemment. Les
visiteurs de ces lieux de culte peuvent s’attendre aujourd’hui encore à se voir
offrir un bol de thé en arrivant. Une salle spécifique est prévue à cet effet. Par
la suite, le chanoyu a évolué vers un rituel culturel. Ce sont les espaces dans
lequel il se déroule que je vais présenter maintenant.
Un jardin japonais à San Francisco56
.
Dorinne Kondo a nommé ces espaces « classic tea gardens ».
L’arrangement spatial d’un jardin de thé typique
56
© www.inetours.com .
27
57
La figure ci-dessus est une représentation synthétique d’un de ces jardins
« classiques ». On notera que cette carte ne présente ni échelle ni orientation.
On peut estimer l’échelle par rapport au portail (A), qui ne doit pas excéder
trois mètres.
A la vision de cette carte, on remarque d’emblée que le jardin de thé est
divisé en plusieurs parties. Il convient d’énumérer ses éléments :
57
Schéma issu de: Dorinne Kondo, The way of tea: A symbolic analysis éd. Man, New Series, vol.20,
No.2, Juin 1985, pp. 287-306, in www.jstor.com .
28
• un portail (A)
• une salle d’entrée en deux parties (D)
• une entrée précédée d’une dalle (B)
• un sas (C)
• des cabinets (E)
• une tonnelle avec une charmille (F)
• un portail médian (G)
• une lanterne de pierre (H)
• un bassin d’ablution (I)
• un trou poussiéreux (J)
• un pavillon (K)
L’ensemble de ces onze éléments est intégré dans un jardin divisé en deux
parties. On voit une césure nette dans la partie supérieure de la carte entre
les jardins intérieur et extérieur.
Le terme roji est traduit par Mittwer comme « sentiers de rosée »58
.
Cependant, c’est un terme ambivalent car il qualifie également le jardin en
tant que tel. J’avancerai l’idée que le jardin est conçu comme un
cheminement vers le domaine rituel, d’où ce terme à double sens de roji. La
végétation n’apparaît pas en détail sur la carte. Pourtant celle-ci est bien
présente dans le jardin mais différemment entre les deux parties qui le
composent. Dans le jardin extérieur, on peut trouver des buissons, des pins
ou des arbres en fleur. L’essentiel est que la lumière soit légère et qu’une
impression de propreté se dégage. Dans le jardin intérieur, on trouve
essentiellement des petites plantes, comme des fougères. On peut également
y trouver des arbustes, mais il ne doivent en aucun cas être fleuris. La
mousse y est l’élément végétal dominant. L’essentiel est de retrouver une
ambiance de simplicité naturelle. On notera que le sentier pavé du jardin
extérieur est direct, alors que celui du jardin intérieur est sinueux et ne mène
pas forcément à un point précis. Le point I indique un bassin d’eau nommé
58
Gretchen Mittwer, Le chanoyu, l’art du thé au Japon, in Tea for two, Les rituels du thé dans le
monde, op. cit., p. 122.
29
tsukubai. Ce bassin représente une idée de fraîcheur naturelle et de pureté.
Le point J qui lui est opposé représente un « trou de poussière » nommé
chiriana. Celui-ci à la fonction de « réceptacle de la poussière du monde »59
.
Des branches brisées ou des feuilles éparses ramassées dans le jardin y
sont mêlées au terreau.
Un tsukubai60
.
La rigueur de la conception d’un jardin de thé n’est pas laissée au hasard. En
effet, les principes de pureté et d’harmonie énoncés plus haut sont lisibles
dans l’aménagement. Le sentier allant de la hutte d’entrée à la hutte où se
trouve la charmille (F) est direct. L’idée est qu’on ne s’attarde pas en chemin
à la contemplation des fleurs où des arbres. Ce chemin rectiligne est avant
tout fonctionnel. Il incite à ce qu’on ne s’égare pas dans le reste du jardin.
C’est seulement une fois arrivé à la charmille, que le protocole veut que l’on
s’arrête pour constater la beauté et la pureté d’un jardin soigné. La pureté
s’exprime au travers d’ « un sol dur, semblable a de l’argile, parsemé de
gravier pur, de quelques roches disposées autour du centre, de branches de
cèdre vert frais -un purificateur d’air naturel- disposées en un petit tas »61
.
Au niveau symbolique, le jardin extérieur exprime le lien de l’homme à la
terre. L’emprise de l’homme doit être clairement perceptible. Et plus l’on
59
Dorinne Kondo, The way of tea: A symbolic analysis, op. cit., p. 294.
60
© www.inetours.com .
61
Gretchen Mittwer, Le chanoyu, l’art du thé au Japon, in Tea for two, Les rituels du thé dans le
monde, op. cit., p. 122.
30
avance dans le jardin plus on se rapproche du domaine rituel. Kondo
considère le jardin extérieur comme un espace préparatoire :
« The outer roji is a preliminary step into ritual time »62
.
Le jardin extérieur représente l’espace des préoccupations humaines du
quotidien ou un espace de la quotidienneté. La discussion peut y être animée
ou futile, à la différence du jardin intérieur. En franchissant le portail séparant
le jardin en deux on s’engage dans le jardin intérieur et par là même dans le
domaine rituel. Kondo explicite ce double passage:
« Clearly, the passage from the outer to the inner garden is a
journey through physical and symbolic space, advancing from the
mundane to the ritual »63
.
Le terme journey est bien éloquent sur l’idée de transport que va représenter
le rituel. Le portail qui sépare les deux jardins aura été précédemment laissé
entrouvert afin de signifier à l’invité qu’il peut continuer sa progression.
Une fois le portail central franchi, l’ambiance change. Le jardin intérieur doit
refléter une atmosphère de tranquillité et d’harmonie. Le sentier invite à
s’égarer à la contemplation. Il ne s’agit dès lors plus de nature domptée mais
d’une nature autonome et paisible. On est alors invité à se détacher de ses
préoccupations terrestres pour se rapprocher d’un environnement serein.
C’est une forme de mise en condition pour le rituel.
L’élément central de ce jardin intérieur est le bassin d’eau (I). Selon Kondo,
l’eau est dans la culture japonaise l’élément purificateur par excellence64
, ce
qui se retrouve ailleurs, soit dit en passant. Le protocole veut que l’on s’y
purifie les mains et la bouche. En plus d’humidifier le jardin, le bassin purifie
symboliquement l’espace. L’eau revêt également un aspect essentiel à
l’entrée des nouveaux espaces. En effet, si les dalles qui se trouvent à
l’entrée du jardin extérieur sont humidifiées, c’est un signe pour l’invité
62
Dorinne Kondo, The way of tea: A symbolic analysis, op. cit. , p. 293.
63
Idem
64
Dorinne Kondo, The way of tea: A symbolic analysis, op. cit. , p. 294.
31
d’avancer dans la hutte d’entrée. De même pour la dalle qui se situe à la
sortie de cette hutte, on ne peut continuer sa progression que si l’hôte y a
préalablement répandu un peu d’eau. Ce signe est répété jusqu’au pavillon
de thé, accompagnant toute la progression de l’invité65
.
A l’opposé du bassin d’eau se trouve le chiriana ou « trou de poussière » (J).
Ce réceptacle de terre et de débris végétaux doit démontrer le nettoyage
soigneux du jardin et symboliquement concentrer les « poussières » ou
parasites qui pourraient d’une manière ou d’une autre perturber le rituel par
rapport à son idée de pureté.
Les éléments de ce jardin sont subtilement agencés pour créer une
atmosphère de préparation au rituel : végétation choisie et soignée, roches
asymétriques disposées avec soin, point d’eau. Selon Hall, ces éléments
tendent à stimuler une perception multi sensorielle du lieu :
« Leur art des jardins tient en partie au fait que dans leur
perception de l’espace, les Japonais mettent en œuvre non
seulement la vue mais l’ensemble des autres sens. Les odeurs,
les variations de température, l’humidité, la lumière, l’ombre et la
couleur, tous ces éléments sont combinés de manière à exalter la
participation sensorielle du corps entier »66
.
On pourra constater par la suite que cette manière de percevoir un jardin par
tout l’éventail sensoriel s’applique également aux salles de thé. Par la
contribution des sens combinés, le visiteur peut s’imprégner du lieu en
profondeur. C’est une approche subjective qui rejoint le domaine de la
géographie humaniste, dans l’idée d’espace vécu. Plus encore, Hall
considère que la perception multi sensorielle agrandit l’espace :
« Les Japonais ont fait preuve d’une ingéniosité particulière dans
l’art d’agrandir l’espace visuel par une intensification des
65
Ibid., p. 289.
66
Edward T. Hall, La dimension cachée, éd. Seuil, 1971, pp. 188-189.
32
sensations kinesthétiques67
. Le visiteur est périodiquement obligé
de surveiller ses pas, tandis qu’il cherche son chemin parmi les
pierres irrégulièrement espacées qui permettent la traversée d’un
étang. A chaque caillou, il lui faut s’arrêter et regarder vers le sol
pour découvrir son prochain perchoir. Même les muscles du cou
sont délibérément mis à contribution. Levant les yeux, le visiteur
est captivé par un spectacle qui se trouve interrompu dès qu’il
bouge son pied pour prendre un nouveau point d’appui. A
l’intérieur de leurs maisons, les Japonais dégagent le pourtour des
pièces car ils concentrent leurs activités au centre de celles-ci »68
.
De même à l’intérieur d’une salle de thé, c’est au centre que se trouvent le
foyer et la bouilloire autour duquel ont lieu les interactions. L’ensemble des
sens des participants y est pareillement stimulé.
Au niveau de l’esthétique, le wabi exerce une forte influence sur la conception
du jardin de thé classique. Par exemple, les roches isolées tendent à créer
une atmosphère de dépouillement. Le sentier n’a quant à lui pas de
destination définie, comme une invitation à ce que l’hôte trouve « sa voie »
par lui-même, à un niveau symbolique. Ce même sentier ainsi que le trou à
poussière et le bassin sont disposés en asymétrie. La végétation du jardin
intérieur (fougères, mousse) est presque primaire. Ces éléments rassemblés
sont à l’image d’un environnement simple et austère.
Une fois qu’il a terminé ses ablutions au bassin d’eau, l’invité peut enfin
pénétrer dans le pavillon de thé. Pour ce faire, il doit passer dans une entrée
conçue volontairement trop basse nommée nijiri-guchi, ce que Mittwer traduit
par « entrée où l’on s’incline »69
.
67
Kinesthésie : Sensation interne du mouvement des parties du corps assurée par le sens musculaire et
par les excitations de l’oreille interne. (Le Robert).
68
Edward T. Hall, La dimension cachée, op. cit. , p. 73.
69
Gretchen Mittwer, Le chanoyu, l’art du thé au Japon, in Tea for two, Les rituels du thé dans le
monde, op. cit., p. 118.
33
Entrée basse nijiriguchi 70
.
Un pavillon de thé 71
.
70
Gretchen Mittwer, Le chanoyu, l’art du thé au Japon, in Tea for two, Les rituels du thé dans le
monde, op. cit
71
© www.inetours.com .
34
Voici une description du déroulement du chanoyu qui résume sommairement
les actions qui le composent :
« Les invités, après avoir traversé un petit jardin planté d’arbres et
d’arbustes, entrent dans la petite salle où l’on prend le thé, à l’abri
de toute lumière vive. Un rouleau sur lequel sont souvent inscrites
les paroles d’un maître Zen, est suspendu dans l’alcôve.
Quelques fleurs sont disposées simplement dans un vase. Dans
cette tranquillité, qui suggère l’atmosphère d’une cabane isolée,
les hôtes et les invités se recueillent et, (…), l’hôte allume le
charbon de bois pour faire chauffer l’eau, prépare le thé en
présence des invitées et le leur offre. L’hôte et ses invités
cherchent à se mettre en relation l’un avec l’autre et avec tous les
éléments de l’environnement, d’une manière directe et immédiate,
dans une harmonie profonde »72
.
On notera qu’il est aussi important de se mettre en relation avec les éléments
de l’environnement qu’avec autrui. De plus, le recueillement renforce l’idée de
s’harmoniser avec l’environnement immédiat.
Comme je l’ai énoncé précédemment, le rituel du thé japonais suit un
protocole codifié. Les actions et intentions manifestées durant le rituel doivent
s’accorder avec ce protocole, ce qui n’empêche pas les échanges où la
convivialité. Dans les propos suivant sur les rituels, Claval insiste sur
l’importance des signes communs :
« La culture est constituée de réalités et des signes qui ont été
inventés pour les décrire, avoir prises sur elles et en parler. Elle
se charge ainsi d’une dimension symbolique. A être répétés en
public, certains gestes se chargent de signification nouvelle. Ils se
transforment en rituels et créent chez ceux qui les font et ceux qui
les regardent un sentiment de communauté partagée »73
.
72
Gretchen Mittwer, Le chanoyu, l’art du thé au Japon, in Les rituels du thé, op. cit., p. 116.
73
Paul Claval, La géographie culturelle, op. cit., p. 7.
35
De même dans le chanoyu, la codification est comme le carcan d’actions et
de gestes qui garantit leur sens. C’est une contrainte qui permet que le sens
du rituel soit partagé.
Dans Le maître de thé, un roman de Yasushi Inoué, le narrateur est
personnifié par Honkakubo, ancien disciple de Sen Rikyu que j’ai évoqué
précédemment. L’intrigue est centrée sur les recherches que fait le disciple
afin de comprendre les raisons de la mort de son maître. Le roman contient
quelques descriptions de cérémonies de thé que je vais analyser à présent.
Dans l’extrait suivant, Honkakubo est invité à évoquer la mémoire de son
maître en compagnie d’un moine de ses amis nommé Toyobo :
« Il devait être environ deux heures de l’après-midi quand je pris
place dans la salle de thé et j’y restai jusqu’à ce que les arbustes
du jardin se fussent totalement fondus dans l’obscurité. Je passai
là une après-midi très heureuse, oublieux du temps qui s’écoulait.
J’avais déjà pénétré autrefois dans cette pièce, en qualité
d’assistant de Maître Rikyu, de son vivant ; rien n’avait changé
depuis lors : le rouleau accroché au mur, calligraphie du prince
Son -En- Po, le bol à thé conique, son brasero favori dont
l’agréable et incessant grésillement me rappelait le murmure du
vent…C’était bien là la salle de thé de Monsieur Toyobo, connu
depuis toujours comme un amateur éclairé.
Il m’offrit un thé excellent ; j’avais l’impression de vivre un rêve.
Après quoi, il prit un bol à thé que Maître Rikyu lui avait offert et le
plaça devant moi. Je me sentis reconnaissant et très honoré de
sa bienveillante sollicitude : j’avais l’impression de me retrouver
face à maître Rikyu.
Recouvert d’un bel émail noir c’était un bol fin et bombé de la
meilleure facture. Depuis combien d’années n’avais-je pas touché
à ce bol ? Chojiro, le potier qui l’a façonné, est mort deux avant
Maître Rikyu ; j’ai moi-même quelques souvenirs liés à ce bol
noir…j’étais heureux qu’il fut à présent dans les mains de
Monsieur Toyobo »74
.
74
Yasushi Inoué, Le maître de thé, op. cit., pp. 14-15.
36
Une forme d’espace est évoquée dans cet extrait par le biais du disciple
Honkakubo. Je vais l’analyser au travers du schéma des opérations mentales
dirigées vers l’espace :
La perception sensorielle d’Honkakubo nous fixe le décor : les arbustes sont
fondus dans l’obscurité, ce qui nous indique qu’il a une vue sur le jardin
intérieur. Une calligraphie -dont on ne connaît ici pas le sens- est accrochée
face à l’invité, qui tient un bol à thé conique. L’ambiance est probablement au
recueillement, étant donné qu’on peut y percevoir le grésillement « agréable
et incessant » du brasero sur lequel repose la bouilloire. Puis, le thé en soi
semble offrir un transport au narrateur qui a l’impression de « vivre un rêve ».
Des réminiscences lui viennent en touchant le bol noir. (Ce terme illustre bien
le côté involontaire et spontané d’un souvenir vague, obtenu ici par le
toucher.) Ce bol semble offrir une sensation agréable et réconfortante.
Honkakubo projette sur cet espace les souvenirs qu’il en a. En effet, rien n’a
changé depuis qu’il officiait au service du Maître de thé. La salle de thé qu’il a
connu se confond avec celle dans laquelle il est en train de méditer. D’autre
part le grésillement du brasero lui évoque « le murmure du vent », par
projection. Enfin, le thé « excellent » lui donne l’impression d’être dans un
rêve, face à son défunt maître. On peut voir la part de représentation qui
37
Espace existentiel
La salle de thé
Perception
Vue, ouïe, goût,
toucher
Conception
Espace hors du
temps
Projection
Souvenirs, rêve
Représentation
Traits culturels
communs
sommeille dans l’esprit du disciple quand il parle de son hôte comme d’un
« amateur éclairé ». En effet, cela induit qu’il a su transmettre les signes,
gestes et sens liés au rituel du thé et qu’en cela il est le digne représentant de
traits culturels communs, qu’il est « amateur éclairé ». C’est là la raison pour
laquelle ils sont réunis. On notera encore que l’invité est « oublieux » du
temps qui s’écoule, tout en passant une après-midi heureuse, comme s’il se
trouvait dans un espace hors du quotidien.
Ces éléments concourent à donner l’idée que cette salle de thé représente un
espace spécifique et existentiel. La part de projection sur l’espace y est
importante. Edward Hall souligne par ailleurs cet aspect essentiel à
l’appréhension de l’espace nippon à la fin de la citation suivante, qui concerne
un jardin japonais :
«De ce jardin se dégage également une philosophie des rapports
de l’homme avec la nature. Quel que soit l’endroit d’où on le
contemple, sa disposition est telle qu’une des pierres demeure
toujours invisible : artifice sans doute également révélateur de
l’âme japonaise. En effet, les Japonais pensent que la mémoire et
l’imagination doivent toujours participer à la perception »75
.
On peut rattacher cette position à la façon dont Honkakubo appréhende la
salle de thé. Il faut encore remarquer que dans l’extrait du roman de Inoué, le
thé est un médiateur. Médiateur entre deux hôtes, médiateur entre un individu
et son environnement. L’espace qui est alloué au thé semble les réunir.
Peut-on avancer que la salle de thé modèle le comportement des deux
hôtes ? Il apparaît en tous cas une forme de mise en situation. L’ambiance de
la salle est silencieuse, la lumière est tamisée et l’espace circonscrit.
L’influence de ces éléments sur les participants au rituel est certaine, sans
compter la mise en situation préalable qu’impose le cheminement dans le
jardin.
75
Edward T. Hall, La dimension cachée, op. cit., p. 188.
38
L’extrait suivant décrit l’ambiance d’une salle de thé dans un cadre
relativement officiel, puisqu’ un des participants est condamné à l’exil :
« C’était une salle de quatre tatamis et demi, donnant à l’est, avec
une fenêtre nue au nord et deux lucarnes au dessus de la porte
de l’est. Je ne sais de quelle fenêtre elle provenait, mais une très
jolie lumière douce, qui convenait bien à cette occasion matinale,
se répandait dans la salle. C’est là que mon Maître procéda à une
cérémonie du thé à l’aide d’une étagère buffet et de soucoupes
surélevées dont il ne se servait pas d’habitude, mais je suppose
que, ayant invité des gens du temple Daïtokuji, il avait adapté son
style en leur honneur. Une calligraphie d’un poème de forme fixe
de Kido était accrochée dans le tokonoma76
(…).
Ce rouleau était très bien adapté à cette cérémonie, tant du point
de vue de la provenance que du contenu du poème :
Les feuilles abandonnent les branches,
La fin d’automne est froide et pure ;
En cet instant, les lauréats
Sortent du monastère zen :
Partez où vous voudrez
Et si vous découvrez un endroit désert
Revenez vite
Pour nous livrer le fond de votre cœur »77
.
On peut voir dans cet extrait plusieurs éléments de décor qui donne à la salle
de thé un caractère particulier. Tout d’abord la taille de la salle est mesurée
en tatamis ; en principe un tatami correspond à la position d’un hôte. Chacun
de ceux-ci doit se cantonner à cet espace durant le rituel. La salle est
orientée de sorte que la lumière soit diffuse et douce à cette heure.
L’instrumentation correspond à une occasion officielle. Le poème est un peu
amer, il donne une idée de dépouillement, de résignation. Il est là pour
évoquer la gravité de la décision de l’exil. Il s’agit d’une nouvelle mise en
situation dans cet espace spécifique que représente cette salle.
76
Il s’agit d’une alcôve où se trouve accroché un rouleau sur lequel est inscrit un poème.
25
Yasushi Inoué, Le maître de thé, op. cit., pp. 40-41.
77
39
Selon Edward Hall, la mise en situation semble être une caractéristique du
rapport à l’espace des japonais :
« L’analyse de ces espaces fait apparaître l’habitude japonaise de
conduire l’individu à l’endroit précis où il sera en mesure de
découvrir quelque chose par lui-même »78
.
Cette remarque est essentielle. Elle met en avant l’idée que l’individu est
toujours placé seul face à un environnement et qu’il doit s’appuyer sur ses
propres moyens pour l’appréhender. Hall souligne ainsi un rapport à l’espace
d’essence subjective, même si cet espace est bâti sur des valeurs culturelles
communes. Ainsi, dans le chanoyu, le rituel peut-être considéré comme une
célébration de valeurs communes, que chacun est invité à redécouvrir à
chaque fois.
Dans le même ordre d’idée de renouvellement, la disposition de la salle de
thé, la décoration et les instruments utilisés sont au choix de l’hôte. Il
bénéficie donc d’une certaine latitude pour interpréter le rituel.
Dans l’extrait suivant, Honkakubo invite un moine ami de son maître :
« Je lui fis traverser la pièce en terre battue, puis la grande pièce
recouverte de plancher, jusqu’à la salle du fond, dont j’ai fait ma
salle de thé. Dans cet espace d’un tatami et demi où il n’y a pas
de tokonoma, il n’y a pas non plus de fleurs, ni de calligraphie.
-Vu la pauvreté de cette salle, je n’ai jamais encore jamais reçu
personne ici.
-Mais non, c’est très bien ! C’est une salle véritablement simple et
saine et je suis très flatté d’en être le premier invité !
Déjà, dès ce moment là, je me détendis. La gêne s’était envolée ;
c’était un invité parfait : ni trop formel, ni trop nonchalant… »79
.
78
Edward T. Hall, La dimension cachée, op. cit., p. 189.
79
Yasushi Inoué, Le maître de thé, op. cit., pp. 51-52.
40
Cet extrait démontre que l’espace ritualisé peut être conçu avec des
variations. En effet, l’apparente volonté de cet hôte est d’épurer la salle au
maximum. Peut-être a-t-il estimé que les décorations (fleurs, calligraphie) ne
lui étaient pas nécessaires, vu qu’il s’y trouve généralement seul ? Ou alors il
se peut qu’il veuille éviter de gêner son hôte par un décor trop imposant.
Toujours est-il que ce dernier apprécie cette salle pour sa simplicité
accueillante. Il en ressort que les modifications de cet espace ritualisé ne
prétéritent pas les valeurs véhiculées par le rituel, en l’occurrence celle de
l’hospitalité.
Par ailleurs, le comportement de l’invité est qualifié de « parfait » en ce qu’il
n’est « ni trop formel, ni trop nonchalant ». Le chanoyu privilégie donc des
interactions marquées par un certain contrôle :
« L’étiquette du chanoyu –bien qu’elle prescrive avec précision
quand il faut s’incliner, et même jusqu’à quel point, quand il faut
parler, quels sont les sujets appropriés –nous permet de
respecter des manières communes et une discipline personnelle,
de garder le contrôle de nous-mêmes dans l’ensemble de notre
comportement »80
.
Il convient de préciser que ce contrôle n’empêche pas que s’installe une
convivialité graduelle entre participants ; il s’agit plus de préserver la sphère
individuelle de chacun. La position de chaque participant est délimitée par un
tatami à cet effet. L’extrait suivant, est un exemple de ce contrôle et de la
convivialité qui l’accompagne :
« On dit que c’est monsieur Toyobo qui introduisit la coutume de
préparer le thé et de le faire circuler pour que chacun boive à tour
de rôle (...). Et le bol circula : de moi à monsieur Toyobo, puis de
lui à moi.
Notre humeur changea incontestablement après le thé et, peu à
peu, la conversation se fit plus intime (...)»81
.
80
Gretchen Mittwer, Le chanoyu, l’art du thé au Japon, in Tea for two, Les rituels du thé dans le
monde, op. cit., p. 118.
81
Yasushi Inoué, Le maître de thé, op. cit., p. 30.
41
Le thé apparaît ici comme le médiateur de l’interaction. Il permet un échange
formel (celui des bols), qui glisse progressivement vers un échange intime
dans la discussion. Il y a là une représentation de l’échange à un niveau
symbolique, matérialisée par le bol de thé. Le breuvage semble modifier
l’humeur des participants. L’action se passe à nouveau dans un espace
ritualisé spécifique. D’autre part, il apparaît bien que le contrôle de soi prévu
par « l’étiquette » n’empêche pas l’échange.
Pour Mittwer, ce contrôle permet même de transcender les relations avec
autrui :
« Alors qu’il est fondamentalement une forme d’interaction
sociale, le chanoyu enseigne que les règles de la vie sociale nous
libèrent de nos impulsions fantasques et nous permettent de
situer nos relations avec les autres à un niveau qui les
transcende »82
.
Le rituel serait donc comme le carcan d’interactions à caractère formel. Dès
lors, on peut se demander quelle est l’origine de cette formalité. J’ai déjà
évoqué le caractère religieux à l’origine du rituel qui impose une certaine
solennité. J’ai également parlé du glissement du rituel du domaine religieux
au domaine culturel. Parmi les quatre principes amenés par Rikyu, le respect
et l’harmonie sont essentiels au bon déroulement des interactions lors du
chanoyu.
Si les jardins de thé sont conçus comme un parcours initiatique visant à
laisser de côté pour un temps les préoccupations terrestres du quotidien,
c’est aussi une mise en condition à pénétrer dans un espace où chaque
participant est égal à un autre, du point de vue du rang social :
« L’insistance sur l’harmonie a donné lieu à l’une des clés du
chanoyu : l’égalité sociale dans la pièce où l’on prend le thé. Ceci
peut paraître une évidence mais, même aujourd’hui, il arrive que
certaines personnes ne se respectent qu’en fonction de leur
naissance ou de leur position sociale. Au début du chanoyu, voici
82
Gretchen Mittwer, Le chanoyu, l’art du thé au Japon, in Tea for two, Les rituels du thé dans le
monde, op. cit., p. 118.
42
plus de quatre siècles, la société japonaise était divisée en
castes, les guerriers tenant les rênes du pouvoir. En général, les
membres des différentes castes ne se fréquentaient pas, chacune
ayant à la fois ses habitudes et une place bien définie dans la
société. Cependant, le chanoyu fut une occasion où les seigneurs
féodaux, les prêtres, les guerriers de la classe supérieure et les
marchands prospères se rencontrèrent souvent »83
.
Si l’on en croit Mittwer, la salle de thé japonaise représente un espace
d’aplanissement des statuts sociaux, dans une idée égalitaire. Plus qu’un
espace spécifique, la salle de thé prend ici la valeur d’un géosymbole, en tant
que lieu ou construction véhiculant des valeurs communes (harmonie,
respect, altérité) :
« Le géosymbole, expression de la culture et de la mémoire d’un
peuple, peut se définir comme un lieu, un itinéraire, une
construction, une étendue qui, pour des raisons religieuses,
culturelles ou politiques, prend aux yeux des groupes ethniques
une dimension symbolique qui les ancre dans une identité
« héritée » »84
.
Le fait de respecter un protocole d’entrée dans ce lieu particulier
garantit une mise en condition pour une bonne interaction :
« Dans le jardin menant à la salle de thé flottait un léger parfum.
Je fus introduit par la petite porte et monsieur Oribe entra par
celle de l’hôte »85
.
Puis :
« Il y a bien longtemps que nous ne nous sommes vus, dis-je en
m’inclinant profondément.
- Je suis heureux de vous retrouver en bonne santé.
83
Idem
84
Joël Bonnemaison, Les fondements géographiques d’une identité, L’archipel de Vanuatu, éd.
Orstom, Paris, 1996, pp. 167-168.
85
Yasushi Inoué, Le maître de thé, op.cit., p. 96.
43
- Je suis très ému.
- Moi aussi »86
.
On peut voir dans cet extrait que l’invité entre dans le pavillon de thé par une
entrée spécifique, nommée nijiri-guchi. Cette entrée véhicule deux symboles :
• Premièrement elle est basse, et oblige l’invité à se courber. En passant
le nijiri–guchi, l’invité accepte de se remettre à la merci de l’hôte (j’emploie ce
terme fort pour souligner les relations de pouvoir en jeu dans le rituel) et
s’attend à ce qu’il réagisse avec hospitalité.
Deuxièmement l’entrée basse symbolise une entrée dans
l’espace rituel de thé. Il s’engouffre en fait vers une
inconnue. La réussite de l’interaction tient dans le respect
des rôles de chacun des participants : ici l’invité doit rentrer
humblement et l’hôte doit l’accueillir avec hospitalité. On
échange des politesses.
Au niveau de l’espace, le nijiri–guchi représente donc un lieu de passage.
Mais son importance symbolique dans le rituel en fait un marqueur spatial
dont la particularité est d’être espace de transition. Hall a relevé la
particularité de ces espaces :
« L’homme occidental perçoit les objets, mais non les espaces qui
les séparent. Au Japon, au contraire, ces espaces sont perçus,
nommés et révérés sous le terme de ma, ou espace
intercalaire »87
.
En fait, j’ai déjà évoqué plusieurs de ces espaces « intercalaires », tels que le
portail médian du jardin ou la séparation entre les tatamis dans le pavillon de
thé, qui sont perçus comme objets à proprement parler :
86
Ibid., p. 97.
87
Edward T. Hall, La dimension cachée, op. cit., p. 99.
44
« Le ma, ou intervalle, est un élément constructif fondamental de
l’expérience japonaise de l’espace »88
.
De ce fait, ces objets apportent une continuité dans l’espace, et la transition
d’un endroit à l’autre est comme assouplie. Retournons dans la salle de thé
où l’invité vient de pénétrer. La taille modeste de cette salle peut être aussi
bien propice à générer la convivialité que les tensions :
« -Qu’il existe de petites salles est une bonne chose, mais je
voulais qu’on puisse se divertir paisiblement dans celle-ci. Dans
une petite salle, cela finit toujours par être un combat ; et qui dit
combat dit gagnant et perdant »89
.
L’hôte de cette salle de thé l’a conçue plus large qu’à l’accoutumée pour
qu’elle génère le moins de tensions possibles. D’un côté il y a la contrainte de
renoncer à son statut social, qui pour l’exemple précédent est celui d’un
seigneur, d’un autre côté il y a la proximité physique des participants. Cette
distance entre les deux participants est qualifiée de distance personnelle
lointaine par Edward Hall et équivaut à environ 75 à 125 cm, soit à une portée
de bras, puisque les intervenants peuvent se transmettre un bol sans avoir à
se lever :
« L’expression anglaise : tenir quelqu’un « à longueur de bras »
peut offrir une définition du mode lointain de la distance
personnelle. Cette distance sera comprise entre le point qui est
juste au-delà de la distance de contact facile et le point où les
doigts se touchent à condition que les deux individus étendent
simultanément les bras. Il s’agit, en somme, de la limite de
l’emprise physique sur autrui »90
.
Et :
88
Ibid., p. 188.
89
Yasushi Inoué, Le maître de thé, op.cit., pp. 159-160.
90
Edward T. Hall, La dimension cachée, op. cit., p. 151.
45
« La frontière entre le mode lointain de la distance personnelle et
le mode proche de la distance sociale marque, selon les mots
d’un de nos sujets, « la limite du pouvoir sur autrui » »91
.
Cette distance est donc celle où l’hôte qui dirige le rituel tient l’invité en son
pouvoir. Le respect du protocole du rituel est donc une forme de garantie pour
que les interactions entre participants se déroulent bien, et dans la
convivialité.
Ici un seigneur de guerre contraint de laisser son sabre à l’entrée de la salle
et d’abandonner ses privilèges du quotidien subit une forme d’humiliation :
«-Le Taïko92
a donc expérimenté plusieurs dizaines, ou plusieurs
centaines de fois une petite mort ; en entrant dans la salle de thé
de Monsieur Rikyu, il était obligé d’abandonner son sabre, de
boire le thé, d’admirer les bols…Chaque cérémonie de thé était
une mise à mort »93
.
Par ailleurs, l’importance « d’admirer les bols » souligne celle qu’occupe
l’instrumentation dans le rituel.
3.5 Instrumentation
On a pu voir jusqu’à présent que le chanoyu est constitué de gestes,
d’actions, d’attitudes porteuses de sens. La préparation rituelle du thé exige
aussi des objets et instruments bien définis et précis. Ceux-ci sont comme les
garants d’un échange contenu entre les participants. Pour cette recherche, je
me contenterai d’en évoquer quelques uns qui me paraissent significatifs,
puis d’analyser leur portée symbolique par la suite :
La bouilloire et le brasero
91
Ibid., p. 152.
92
Seigneur de guerre.
93
Yasushi Inoué, Le maître de thé, op. cit., pp. 160-161.
46
Le plus souvent, d’après Mittwer, la bouilloire est posée à même le brasero,
dont elle épouse les formes. Selon, la saison, le brasero est remplacée par un
âtre. Ce dispositif est disposé au milieu de la salle. La remarque de Hall que
j’ai cité précédemment sur le fait que les activités des japonais se concentrent
au centre de l‘espace s’expliquent ici par la chaleur que projette le brasero et
qui favorise la convivialité. Cette préoccupation basique de conserver et
partager la chaleur semble avoir déterminé une certaine organisation de
l’espace japonais :
« En termes de psychologie, le centre de la pièce constitue un
pôle positif tandis que son périmètre d’où vient le froid, constitue
un pôle négatif. Il n’est pas étonnant que les Japonais trouvent
nos pièces dégarnies puisque, précisément, leurs centres sont
vides »94
.
La bouilloire qui trône donc au centre de la salle de thé est le plus souvent
constituée de fonte, un peu comme celles qu’on trouve largement dans le
commerce. On y fait bouillir l’eau qui après avoir légèrement refroidie est
versée dans un bol.
La cuiller à thé
La cuiller à thé est thé est un instrument modeste, qui doit être taillé dans un
bambou séché. La cuiller est comme le prolongement de la main et à ce titre
doit aider à assouplir le geste qui consiste à déposer la poudre de thé dans le
bol.
Le fouet à thé
Cet objet n’est censé servir qu’une seule fois. Il était même traditionnellement
enterré après usage. Ce fouet permet de mélanger la poudre de thé à l’eau
chaude directement dans le bol et est donc fondamental à la qualité de la
boisson :
94
Edward T. Hall, La dimension cachée, op. cit., p. 185.
47
« Le fouet à thé de la tradition Urasenke a environ 160 dents,
chacune taillée soigneusement de manière à être très fine à la
pointe. Il y a une alternance de dents de longueurs différentes :
les petites se trouvent au centre et les grandes se recourbent vers
l’extérieur. De plus, le bout carré de chaque de l’anneau extérieur
est coupé pour que le thé n’y colle pas »95
.
Un fouet à thé96
.
Le bol à thé
C’est l’objet essentiel du chanoyu. Le thé est préparé directement dedans et
c’est l’objet de partage et d’échange par excellence, puisque le même bol sert
à tous les participants. C’est traditionnellement un objet en céramique,
couvert d’un vernis noir ou saumon. Il doit assurer une forme d’expérience
sensorielle :
« …donner une sensation adéquate dans les mains et sur les
lèvres, avoir la forme et les dimensions exactes pour préparer le
thé, pour être levé, pour être abaissé ».
95
Gretchen Mittwer, Le chanoyu, l’art du thé au Japon, in Tea for two, Les rituels du thé dans le
monde, op. cit. , p. 137.
96
Idem
48
De plus :
« Il isole très bien le thé brûlant des mains et permet de garder la
chaleur du thé »97
.
Comment ces objets rituels sont-ils évoqués dans Le Maître de thé ?
« Monsieur Rikyu se servait de petits bols à thé et de petites
spatules (cuillers) ; je crois que c’est parce qu’il était grand ».
Et :
« …je crois que c’était quelque chose de longuement réfléchi : il
calculait la taille de la spatule en fonction de celle du bol ; quant
au bol il le mesurait en mailles de tatami »98
.
La confection des cuillers fait ici directement appel à la sensation que pourra
avoir l’utilisateur, dans une idée d’harmonie entre l’homme et l’objet d’une
part, entre l’objet et un autre objet d’autre part, entre l’objet et l’environnement
immédiat enfin.
« Après avoir allumé le feu dans la cheminée de ma pièce d’un
tatami et demi, j’ai sorti le bol de thé noir de Chojiro, que m’avait
donné Maître Rikyu : une partie de la surface est encore nue, due
à l’insuffisance du vernis, mais cette inégalité est artistiquement
intéressante, ainsi que la forme galbée dans la partie inférieure,
une lèvre légèrement épaisse et un mince piétinement… »99
.
Le bol est d’une forme irrégulière et cependant « artistiquement
intéressante ». On devine par cette description les sensations tactiles que
connaît l’utilisateur de l’objet.
97
Ibid., p. 133.
98
Yasushi Inoué, Le maître de thé, op.cit., pp. 30-31.
99
Ibid., p. 48.
49
Quant à la bouilloire que j’ai décrit précédemment, Mittwer estime qu’elle
participe à l’ensemble des sensations qu’on peut percevoir dans une salle de
thé :
« Parmi les émotions visuelles et sonores du Chanoyu, il faut
noter la vapeur qui s’échappe de la bouilloire et le bruit qu’elle fait,
comme la brise à travers les branches de pin »100
.
De manière générale, les instruments du rituel sont conçus afin de
transmettre un éventail sensoriel familier aux participants, quels qu’ils soient.
Hall considère que c’est une caractéristique japonaise que d’accorder une
telle importance aux sensations transmises par des objets :
« Comme le montrent clairement les objets qu’ils produisent, les
Japonais sont beaucoup plus sensibles à la signification de la
texture. Dans une coupe qui est lisse et agréable au toucher,
l’artisan exprime l’intérêt qu’il porte à la fois à l’objet, à son futur
utilisateur mais également à soi-même. Le fini des bois polis
produits par les artisans du Moyen Age traduisait aussi
l’importance qu’ils attachaient au toucher. De tous nos sens, le
toucher est le plus personnel »101
.
En résumé, les instruments du Chanoyu sont des objets porteurs de sens qui
participent aux interactions du rituel. Le bol en est l’instrument le plus
emblématique.
3.6 Conclusion du Chapitre
On a vu qu’il y a bien un espace spécifique où se déroule traditionnellement le
rituel. Celui-ci est directement inspiré de traits culturels et d’une vision du
monde propre à l’aire culturelle japonaise. Les interactions entre participants
100
Gretchen Mittwer, Le chanoyu, l’art du thé au Japon, in Tea for two, Les rituels du thé dans le
monde, op. cit., p. 134.
101
Edward T. Hall, La dimension cachée, op. cit., p. 85.
50
sont largement codifiées et porteuses de sens. Le thé est donc bien
médiateur d’interactions dans un espace ritualisé.
Le film « Death of a tea master » de Kumai Kei102
, issu du roman de Inoué qui
m’a servi de source principale, met fort bien en images les thématiques que
j’ai évoqué.
Pour conclure cette partie, je reproduis ici un extrait de Nicolas Bouvier qui
rappelle la simplicité hospitalière à la base du chanoyu, opposée à sa
récupération commerciale contemporaine :
« Le gentilhomme se mit donc en tête d’inviter ses meilleurs amis
autour d’un bol de thé pour recréer ce climat de bonheur rustique,
de concentration possible, de connivence avec les objets. Il choisit
avec soin les ustensiles indispensables, un pavillon intime et
tranquille et des convives s’accordant assez bien pour que le
silence soit aussi aisé à partager que la conversation. Les
zennistes, qui avaient depuis longtemps fait du thé un auxiliaire de
leurs veilles et avaient élevé ce breuvage à la dignité d’ingrédient
spirituel, ne pouvaient manquer d’influencer cette nouvelle mode,
(…), et ajoutèrent à cette réunion d’amis esthétisants une touche
d’étiquette et de rituel– mais enfin juste ce qu’il fallait pour
convenir aux Japonais qui ne pourraient respirer sans un peu de
rituel… »103
.
4. Le rituel du thé marocain
102
Kumai Kei, « Death of a tea master », d’après le roman de Yasushi Inoué, Le maître de thé, op.cit.,
prod. Yamaguchi Kazunobu, Seiyu, 1989.
103
Nicolas Bouvier, Le Vide et le Plein, Hoëbeke, Paris, 2004, pp. 129-130.
51
La porte de la Casbah de Matisse (1912)104
.
4.1 Goût de la boisson
Le thé est arrivé relativement tard au Maroc, au 18ème
siècle, par le biais
d’ambassadeurs européens qui en faisaient cadeau au Sultan. Le thé était
alors le privilège de l’aristocratie et apprécié pour ses vertus rafraîchissantes.
Un serviteur de la cour du sultan occupait même la fonction de serveur attitré
104
Jacques Laissagne, Matisse, éd. Skira, Lausanne,1959, p.80.
52
du thé, connu sous le nom de « Muley Etai »105
, « Etai » ou « Atay » signifiant
thé en berbère106
. Par la suite, le thé s’est répandu à toutes les couches de la
population et à l’ensemble du Maghreb, par les caravanes nomades. J’ai
choisi de m’en tenir au Maroc pour cette étude de cas, car même s’il existe de
nombreuses similitudes entre les pratiques liées au thé qui vont du Maroc à la
Mauritanie, puis jusqu’en Egypte, le rituel de thé marocain est suffisamment
dense.
De thé noble de cour, la boisson est devenue la boisson d’élection de
l’ensemble de la population, et cela malgré qu’elle ne soit pas dans les
habitudes depuis longtemps :
«Une illusion de l’enracinement du thé dans le passé du pays,
mais aussi l’illusion d’accaparer la boisson par rapport au monde
qui nous entoure »107
.
D’ où vient cette illusion qui semble réunir les marocains, et les séparer du
monde qui les entoure? La religion semble directement impliquée : l’Islam qui
domine le Maghreb proscrit la consommation d’alcool, or le thé s’est imposé
comme une boisson à la fois désaltérante et d’un goût sucré et frais, le thé
marocain étant le plus souvent additionné de menthe ou d’autres herbes et
épices aromatisantes. A l’origine c’est en raison de la rareté du thé qu’on le
coupait avec d’autres plantes. Le thé en provenance d’Asie était cher. On
utilisait le plus souvent des variétés de thé vert telles que le gunpowder, un
thé constitué de poussières grossières. Ces variétés sont amères et ne
convenaient pas pures au goût des Marocains. Le thé s’est donc
naturellement accordé à la menthe fraîche, à plus forte raison parce que
l’usage de cette plante était déjà dans les moeurs :
105
Alain Huetz de Lemps, Boissons et civilisations en Afrique, éd. Presses Universitaires de Bordeaux,
2001, p. 534.
106
Abdelahad Sebti, Itinéraires du thé à la menthe, in Tea for two, Les rituels du thé dans le monde, op.
cit., p. 141.
107
Idem.
53
« La menthe était déjà connue pour différents usages bien avant
l’arrivée du thé, on en faisait entre autres un sirop, une confiture
et un plat cuisiné (…)»108
.
La boisson s’est assez rapidement institutionnalisée, et plus encore, s’est
imposée comme un médiateur :
« En réalité il s’agit moins de quantités consommées que
d’importance rituelle, la boisson jouant le rôle de support et
d’expression pour un style de vie et une manière d’être
ensemble »109
.
Ce point me semble essentiel. Ce que Sebti décrit comme un support et une
expression d’un style de vie, c’est le thé en tant que médiateur entre des
individus, médiateur face à un milieu. Il est comme le reflet d’une identité, et
d’un type de rapport à l’autre. La particularité du thé est de se retrouver en
tant que médiateur dans tant d’aires culturelles différentes, et de paraître à
chaque fois être le reflet propre de cette aire aux yeux de ces habitants.
4.2 Scène de thé au Maroc
L’ethnographe Paul Odinot a fait une étude sur les modes de vie marocains
dans les années 20110
. Il en a ramené une description détaillée du rituel, dont
je vais rapporter des extraits. Abdelahad Sebti, dans un article récent, s’en
est directement inspiré. Les deux approches sont complémentaires.
Tout d’abord, un préparateur est choisi. Il peut s’agir soit d’un convive, soit de
l’hôte. Il a la responsabilité d’une bonne interaction entre les participants :
« (C’est un) moyen de mettre en confiance les convives, et
d’abattre les barrières d’une méfiance éventuelle »111
.
108
Abdelahad Sebti, Itinéraires du thé à la menthe, in Tea for two, Les rituels du thé dans le monde, op.
cit., p. 147.
109
Ibid., p. 141.
110
Paul Odinot, Le Monde Marocain, éd. Marcel Rivière, Paris, 1926.
54
Il s’agit probablement de la méfiance d’être empoisonné. Le fait de laisser la
préparation à un invité est un indice d’hospitalité ouverte. Le préparateur est
aussi appelé feqih, soit un homme instruit et purifié, qui doit commencer par
se laver les mains. Il dispose d’ustensiles qui sont autant d’instruments
spécifiques à la préparation :
« On lui apporte (…) la bassine et le savon, on lui verse de l’eau
sur les mains avec l’aiguière. On apporte devant lui le plateau
d’argent ou de cuivre, sur lequel sont placés les verres de cristal,
la théière, la boîte à sucre, le vase où se trouve la menthe, le
marteau. Le tout recouvert d’un voile brodé qu’on retire avec
cérémonie… »112
.
Le sucre était traditionnellement acheté en pain, et le marteau employé pour
le réduire en morceaux. Le plateau est enveloppé pour dissimuler
l’instrumentation et ainsi renforcer sa valeur rituelle. Le préparateur est
secondé d’un aide qui s’occupe spécifiquement de l’eau chaude. Celui-ci va
rincer la théière une première fois avec l’eau bouillante afin de la purifier, à
l’appel d’un clin d’œil du préparateur. Puis, la boisson va être préparée dans
la théière :
« Le préparateur mesure le thé, le verse dans la théière, nouvel
appel au verseur d’eau chaude, afin de laver le thé, pour enlever
les poussières et diminuer un peu son amertume. Si le sucre a
été apporté cassé, l’officiant le met dans la théière en le dosant
avec attention ; si on lui a apporté le pain de sucre en entier, il l’a,
avant toute chose, cassé en deux, puis prenant la partie
supérieure, la meilleure et la plus petite, il l’a, à la façon d’un
faiseur de zelliges113
, rapidement cassée en morceaux de la
grosseur d’un demi poing. Le sucre mis, on emplit la théière d’eau
chaude, puis, avec la cuillère d’argent percée de trous, on écume
la mousse qui surnage et les brindilles de thé.
111
Abdelahad Sebti, Itinéraires du thé à la menthe, in Tea for two, Les rituels du thé dans le monde, op.
cit., p. 143.
112
Paul Odinot, Le Monde Marocain, op. cit., pp. 158-159.
113
Petit morceau de brique émaillée servant à la décoration de monuments ou d’intérieurs marocains
(Le Robert).
55
Alors vient le rite du parfum. Quel assaisonnement va-t-on donner
au thé. La menthe ou la verveine (...) ? Basilic ou marjolaine (...) ?
L’armoise ou la rose, (...), ou bien, par ce printemps, y mettra-t-on
des violettes ? Si l’on est privé de fleurs d’oranger fraîches,
plongera-t-on dans le thé la petite boîte d’argent contenant de
l’ambre ? »114
.
Odinot évoque la variété des fleurs, herbes ou épices qui assortissent la
boisson. Ceux-ci sont choisis par le préparateur selon l’envie du moment ce
qui indique une certaine souplesse dans le rituel. Il s’agit de goûts parfumés
et très sucrés, à l’image du demi poing de sucre qui est versé dans la théière.
On notera dans cet extrait l’importance de l’instrumentation qui participe à la
qualité du thé proposé lors de ce rituel. Le préparateur casse le sucre à l’aide
d’un marteau comme autant de morceaux de mosaïque. Une fois l’infusion
préparée, le thé est épuré de son écume et de brindilles au moyen d’une
cuillère spécifique. Le fait que les instruments du rituel soient toujours les
mêmes réveille des sensations familières au préparateur. A partir d’un
éventail d’instruments, le préparateur réinvente le rituel à chaque fois, ce qui
garantit qu’il soit vivant et actualisé.
D’autre part, en utilisant ces instruments particuliers le préparateur est
« contraint » à des gestes qui seront facilement identifiables et reproductibles
par l’assistance. Cela rassemble les participants issus d’une même culture
autour de gestes simples mais précis, et porteurs de sens pour eux :
« La répétition prend parfois une coloration morale : le geste tire
sa valeur du simple fait qu’il est reproduit indéfiniment. Il devient
un rituel : parmi ce qui est transmis de génération à génération,
les séquences ainsi mémorisées tiennent une place importante, et
pas seulement dans la vie religieuse »115
.
114
Paul Odinot, Le Monde Marocain, op. cit., p. 159.
115
Paul Claval, La géographie culturelle, éd. Nathan, coll. Université, Paris, 1995, p. 61.
56
Les gestes et postures liés à la dégustation procèdent du même principe :
« Le préparateur goûte maintenant la mixture. Il rajoute un peu de
sucre, bien que de coutume la première théière doit être laissée
un peu amère.
Puis il transvase trois ou quatre verres afin de ne pas laisser le
sucre au fond, enfin il verse. Là est le grand art. Il faut savoir
verser de haut avec une ou deux théières dans le même verre,
sans rien répandre sur le plateau et en faisant mousser un peu le
thé bouillant.
Le domestique porte aussitôt les verres aux assistants en
observant la règle du protocole ; d’abord les chorfas, les hôtes,
puis les vieillards.
Chacun se met à boire en aspirant bruyamment le liquide pour
pouvoir l’absorber brûlant et tous louent celui qui l’a fait »116
.
Je mettrai plusieurs points en avant : le préparateur goûte le thé avant ses
invités, à l’inverse de ce qu’on a vu dans le chanoyu, ce qui renvoie
probablement à écarter la méfiance des convives. D’autre part, le fait de
remplir les verres de haut avec deux théières différentes permet, -en dehors
du geste acrobatique que les invités ne peuvent manquer d’admirer-,
d’oxygéner la boisson, d’en atténuer la chaleur et de bien répartir le sucre.
Sebti résume :
« Servir chaque verre avec deux théières, cela fait que les
qualités et les défauts s’équilibrent »117
.
Ces éléments donnent une idée d’égalité au rituel : personne ne peut se
sentir lésé par la moins bonne qualité de son verre. Lors du service, on
respecte un ordre de bienséance en honorant avant tout les invités et les
aînés. Tout le monde se doit de féliciter ensuite le préparateur. Celui-ci subit
une forme de mise à l’épreuve en assumant la préparation du thé :
116
Paul Odinot, Le Monde Marocain, op. cit., pp. 159-160.
117
Abdelahad Sebti, Itinéraires du thé à la menthe, in Tea for two, Les rituels du thé dans le monde, op.
cit., p. 144.
57
« Pendant ce temps, on cause, mais aussi on regarde ce
spectacle mille fois vu, et sûrement les Marocains jugent un
homme à la manière dont il prépare le thé, et l’on prétend que les
gens impurs et méchants font toujours un thé fade, mauvais »118
.
Ces éléments donnent l’idée d’une interaction efficiente, où l’action du
préparateur appelle la réaction (positive) de l’invité. Le jugement du
préparateur du thé est porté, plus que sur le goût de la boisson, sur son
comportement dans une situation sociale où il s’agit d’honorer les anciens,
les invités, les étrangers. Cette scène se répète en général trois fois, pour
devenir de moins en moins formelle :
« Les verres bus sont replacés sur le plateau pour une nouvelle
libation (sic) que l’officiant prépare en rajoutant un peu de thé, du
sucre et de « l’assaisonnement », mais cette fois il fera placer la
théière à même le feu, car l’eau s’est refroidie ; il faut que cette
deuxième cuvée jette un bouillon avant qu’on l’absorbe.
On doit boire trois verres au moins, mais on peut en boire plus ;
les jours de fête, on ne s’interrompt que pour rincer les verres
poisseux de sucre, et j’ai vu maintes fois des hommes ivres
d’avoir bu seulement du thé fort parfumé de menthe »119
.
L’excitation que peut apporter le thé est ici mise en avant. Je gagerai que la
quantité de sucre ingurgité dans le même temps est la cause principale de
l’excitation. Pour ces deuxièmes et troisièmes services, les verres sont
« remis en jeu » et confondus. De même, la deuxième cuvée est bouillie avec
moins de précaution. Ces éléments donne l’idée d’une interaction moins
formelle et plus détendue, avec un caractère égalitaire.
Au vu de la description d’Odinot, il y a bien une succession de gestes, de
conduites et d’instruments rituels.
4.3 Espaces ritualisés
118
Paul Odinot, Le Monde Marocain, op. cit., p. 159.
119
Ibid., p. 160.
58
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  • 1. Nicolas Bourquin Les ritualisations spatiales et sociales du thé : le Japon et le Maroc Mémoire de licence Département de Géographie Faculté des Sciences Economiques et Sociales Université de Genève Avril 2006 Directeur de mémoire : Bertrand Lévy Jurée : Irène Hirt 1
  • 2. Résumé Le thé est la boisson la plus bue au monde après l’eau. Il est pourtant consommé de manière spécifique dans chaque région ou aire culturelle différente, souvent sous forme de rituels. Ces rituels comprennent un ensemble d’actions, d’instruments et ont leur propre spatialité. Ce travail propose d’étudier les rapports à l’espace et à l’autre en prenant le thé comme médiateur. Deux régions ont été retenues, le Japon et le Maroc. Les rituels transmettent un ensemble de conduites et de gestes culturels. Leur portée symbolique sera analysée au travers de la littérature et du concept de proxémie, dans une perspective culturelle et humaniste. Mots clés Thé – aire culturelle – subjectivité – rituel – interaction – espace – proxémie – représentation – perception – géographie humaniste 2
  • 3. Introduction Le thé est la boisson la plus consommée dans le monde après l’eau. Issu des confins de la Chine, de la province du Yunnan plus précisément, le thé s’est diffusé au gré des siècles, en suivant des méandres culturels sinueux, en affrontant des embûches commerciales nombreuses, et en traversant les océans pour être aujourd’hui répandu sur l’ensemble du globe. Partant de ce constat, je me suis penché sur l’étude des modes de consommation du thé, en supposant que cette boisson susciterait des pratiques diverses concernant l’espace et les rapports sociaux en fonction de lieux différents ou éloignés. Il s’est dévoilé une diversité de pratiques tout à fait conséquente. Le sachet de thé anodin universellement répandu aujourd’hui ne reflète en rien cette diversité bien qu’il soit composé d’au minimum une soixantaine de plants différents pour obtenir un goût standardisé. 1. Cadre théorique 1.1 Problématique générale On peut considérer que les pratiques liées au thé sont souvent corrélées aux aires culturelles où elles sont apparues. Ainsi, on ne boit pas le thé au Japon comme en Grande-Bretagne, ni en Grande-Bretagne comme en Russie, ni en Russie comme au Maghreb : en bref, on trouve quasiment autant de diversité qu’il y a de régions consommatrices de thé. En effet, les pratiques du thé sont liées aux représentations et symboles véhiculés par leur culture d’origine. Cependant, il s’agit de processus dynamiques. La connexité et les emprunts sont nombreux depuis la consommation initiale du thé en Chine à son évolution au Japon au 9ème siècle puis au Maghreb 10 siècles plus tard. La définition qui suit, que l’on doit à Paul Claval, souligne que l’aire culturelle n’est pas une entité fixe : 3
  • 4. « Une aire culturelle est d’abord une réalité objective ; cela devient souvent une représentation partagée. A la limite, ce qui importe alors est moins la similitude observable des traits culturels- artefacts, comportements, attitudes- que l’idée qu’on s’en fait »1 . Ce point me permet d’emblée de préciser que l’objet de cette recherche n’est pas l’étude exhaustive et actualisée des rituels du thé, mais l’étude de cas choisis, qui véhiculent certaines valeurs dans certaines aires culturelles. Le thé occupe une place fondamentale dans certaines de ces aires, en tant que boisson d’élection. Plus encore, il rythme parfois et structure le mode de vie de ses habitants, au niveau des interactions qu’il occasionne. J’ai retenu deux régions particulières présentant des pratiques d’un intérêt comparable : le Japon et le Maroc. L’éloignement géographique et le fossé culturel qu’on devine entre ces deux régions n’empêchent pas un intérêt égal pour ce qui concerne l’étude de ces pratiques. L’usage et le temps ont façonné les modes de consommation du thé, si bien que de véritables rituels sont apparus. Il existe une certaine codification de la façon de boire le thé, le plus souvent en communauté et dans certains lieux. Quelle définition peut-on donner du terme « rituel » ? Une des premières idées qui me vient en tête est celle d’une certaine solennité, voire d’un caractère religieux. Voici la définition qu’en donne le Robert : « N.m. (1778) Cour. Ensemble de règles, de rites ». Le caractère englobant du rituel est ici mis en évidence. Comment définir un rite, à présent ? « Un rite se définit comme un ensemble de conduites, d’actes répétitifs et codifiés, souvent solennels, d’ordre verbal, gestuel et postural, à forte charge symbolique, fondés sur la croyance en la 1 Paul Claval, La géographie culturelle, éd. Nathan, coll. Université, Paris, 1995, p.139. 4
  • 5. force agissante d’êtres et de puissances sacrés avec lesquels l’homme tente de communiquer en vue d’obtenir un effet espéré »2 . Je mettrai en évidence plusieurs éléments : des conduites et actes répétitifs, codifiés et solennels ; des actes à caractère spatiaux, puisque d’ordre gestuel et postural ; une forte connotation symbolique ; enfin, la recherche de communication avec des entités, puissances d’ordre sacré. J’étendrai ce dernier point à la recherche de communication avec un environnement porteur de sens, ou à une certaine cosmogonie. Le rituel a donc le caractère englobant d’un ensemble d’actions porteuses de sens dans un contexte donné. Enfin, le sociologue Rogers énonce que les mots rite et rituel sont susceptibles de désigner dans un sens étroit, « toute action ayant une dimension signifiante possible »3 . La consommation du thé entendue comme un rituel est donc également à rapprocher à un contexte spécifique. Je chercherai à décrire celui-ci comme pourrait l’être les jardins et constructions japonaises où l’on consomme le thé. En conséquence, en lien avec des espaces spécifiques pour la consommation de la boisson, le thé sera considéré dans cette recherche comme un marqueur spatial. Ce concept a été défini par Vernex comme un « objet qui a une valeur symbolique pour une collectivité »4 . Je chercherai donc à évaluer la portée symbolique des pratiques liées au thé sur ces espaces. Il me semble nécessaire ici d’apporter quelques précisions sur le terme d’espace. Le Robert ne propose pas de sens avec une connotation géographique à l’espace, si ce n’est qu’il est un « lieu plus ou moins bien délimité (où peut se situer quelque chose) ». Il est en effet difficile de donner une définition concise de l’espace tant l’usage qu’on en fait en géographie 2 Claude Rivière, Dictionnaire de la sociologie, le Robert, Seuil, Paris, 1999. 3 Carl Ransom Rogers, Le dictionnaire des sciences humaines, sous la dir. de Jean-François Dortier, éd. Sciences Humaines, Auxerre, 2004, p. 740. 4 Jean- Claude Vernex, in Cours de géographie culturelle, Université de Genève, 2001. 5
  • 6. peut être variable selon qu’il s’agisse de mesurer, cartographier des données physiques ou de donner des indications spatiales sur des phénomènes sociaux. Augustin Berque a amené une « définition minimale » de l’espace géographique : « Un tissu caractéristique de relations que les hommes établissent entre les lieux dans l’étendue terrestre »5 . L’espace peut également être une construction mentale pour circonscrire des processus sociaux. Pour cette recherche, l’espace sera souvent connoté comme espace vécu, soit un espace connu et marqué par une empreinte humaine et subjective : « Tout espace devient donc un espace vécu par des hommes qui vont développer des sentiments d’appartenance et partager histoire, culture, langue, religion… Les concepts d’identité et de patrimoine sont centraux à la compréhension de ces espaces vécus »6 . L’étude de ces espaces sera centrée sur le concept de proxémie, créé par Edward T. Hall en 1966 et défini comme « l’ensemble des observations et théories concernant l’usage que l’homme fait de l’espace en tant que produit culturel spécifique »7 . Cela me permettra d’appréhender l’espace des lieux de consommation du thé. Il s’agira d’une échelle modeste, si ce n’est une micro échelle géographique. La proxémie privilégie une approche sensible de l’espace ainsi que la subjectivité de l’individu face à celui-ci. Il est courant que le thé soit le premier geste d’hospitalité que reçoive un voyageur au Maghreb, tandis que lors d’une cérémonie de thé japonaise, les consommateurs sont le plus souvent des initiés. Dans un cas comme dans l’autre, le rapport hôte/invité –en fait rapport hôte/hôte - est marqué. C’est en 5 Augustin Berque et al., Encyclopédie de Géographie, sous la dir. de A. Bailly, R. Ferras, D. Pumain, Economica, 1995, Paris, p,. 351. 6 Antoine Bailly, Renato Scariati, Voyage en géographie, Economica, coll. Anthropos, p. 6. 7 Edward T. Hall, La dimension cachée, éd. Seuil, Paris, 1971, p. 7. 6
  • 7. quelque sorte un moteur des rituels. Le thé est souvent une boisson d’échange, de convivialité, peut-être par ses vertus à la fois apaisantes et stimulantes. J’aborderai donc les notions d’interaction, celles des rapports entre individus dans le cadre des rituels. Le sociologue Berthelot a énoncé que l’interaction « suppose un espace de rencontre entre des agents donnant un sens conscient à leur action »8 : il s’agira des espaces ritualisés pour ce qui concerne cette recherche. Berthelot ajoute : « L’interaction se donne à voir dans des situations, c'est-à-dire des relations concrètes se déroulant en un lieu et un temps donnés. (…). Il apparaît alors que l’action de chaque acteur va dépendre du sens qu’il attribue à celles des autres »9 . Dans ce sens, l’interaction sous-tend une idée d’échange participatif. Les questions centrales de cette recherche porteront sur les ritualisations spatiales et sociales du thé. Mon hypothèse sera axée sur ces deux angles : • En tant que médiateur, le thé permet d’envisager des rapports spatiaux et sociaux dans une aire culturelle donnée. • Les lieux de consommation du thé dans certains rituels recèlent une spécificité spatiale symbolique. Le thé sera considéré comme un médiateur de pratiques spatiales et sociales. Il sera nécessaire d’évaluer en quoi diffèrent les rituels liés à cette boisson universelle, et plus encore, quels sont les enjeux de ces différenciations. Dès lors, on pourra se demander comment, lors du partage du thé dans des espaces définis, un individu peut être amené à dévoiler certains de ses aspects culturels et sociaux. 1.2 Contexte et méthodologie 8 Jean–Michel Berthelot, Dictionnaire de la sociologie, le Robert, Seuil, Paris, 1999. 9 Idem 7
  • 8. Cette recherche est située au carrefour de la géographie humaniste et de la géographie culturelle. Les pratiques spatiales des rituels du thé n’ont pas été étudiés spécifiquement à ma connaissance. Seul un article général d’ethnologie sur le thé au Japon, que l’on doit à l’américaine Dorinne Kondo, évoque cet aspect10 . Il existe beaucoup d’ouvrages sur le thé : beaucoup ne font qu’énumérer les différentes variétés, ou la façon de le cultiver. J’emploierai à plusieurs reprises un ouvrage collectif portant sur les rituels11 ainsi qu’un ouvrage historique de Paul Butel12 . Face à une littérature maigre, j’ai décidé de rattacher l’analyse à des sources littéraires et paralittéraires diverses : des romans, des récits de voyage, voire des poèmes illustrant les rituels « intuitivement ». Autant d’écrits subjectifs qui sont objets d’analyse, dans une démarche inductive : « Le subjectif peut être conceptualisé, tout comme les faits peuvent être dissociés des valeurs »13 . J’ai également employé des ouvrages historiques, sociologiques, ethnologiques ou anthropologiques comme « La dimension cachée » de Edward T. Hall. Ma méthode d’analyse sera faite d’allers et retours entre des sources littéraires et ces sources analytiques. La notion humaniste d’espace vécu sera centrale : « …la perspective humaniste souhaite saisir le sens des valeurs humaines et des pratiques spatiales »14 . 10 Dorinne Kondo, The way of tea: A symbolic analysis éd. Man, New Series, vol.20, No.2, Juin 1985, pp.287-306, in www.jstor.com . 11 Diane Hennebert et al., Tea for two, Les rituels du thé dans le monde, ouvrage collectif sous la direction de Diane Hennebert, éd. La Renaissance du Livre, Bruxelles, 1999. 12 Paul Butel, L’histoire du thé, éd. Desjonquères, Paris, 2001. 13 Idem 14 Antoine Bailly, Renato Scariati, L’humanisme en géographie, éd. Economica, Anthropos, Paris, 1990, p. 10. 8
  • 9. Par ailleurs, la compréhension de rituels dont l’objet est une boisson fait directement appel aux sens. Sens du goût et de l’odorat en premier lieu. Sens du toucher également, par des objets essentiels aux pratiques du thé tels qu’un bol, un tatami ou un tapis recouvrant le sol. Sens de la vue par ailleurs, à laquelle se révèlent les arrangements floraux saisonniers japonais, ou les plateaux de cuivre cisaillés du Maroc. Autant d’aspects symboliques que la démarche humaniste permet d’analyser, en réattribuant sa validité à la perception sensorielle : « Le sensible, d’une manière plus positive, c’est toujours ce qui nous affecte et ce qui retentit en nous »15 . La multiplicité de la démarche humaniste que je chercherai à employer est résumée en ces termes par Pocock : « L’approche humaniste ne se contente pas d’étudier l’homme qui raisonne, mais aussi celui qui éprouve des sentiments, qui réfléchit, qui crée… »16 . Le schéma suivant est un outil d’analyse de Bertrand Lévy que l’on peut situer dans le même ordre d’idée. Il énonce « les opérations mentales dirigées vers l’espace »17 . Il est vraisemblablement inspiré de la conceptualisation de l’espace de Kant18 . Je l’utiliserai afin d’étudier l’espace sous différents angles d’approche qu’un sujet et les représentations collectives qui l’habitent peut avoir. 15 Pierre Sansot, Les formes sensibles de la vie sociale, PUF, 1986, p. 38. 16 D.C.D Pocock, in L’humanisme en géographie, op.cit p.156. 17 Bertrand Lévy, Cours de géographie humaniste, Université de Genève, 2001-2002. 18 Bertrand Lévy, L’apport de la philosophie existentielle à la géographie humaniste, in L’humanisme en géographie, op.cit, p. 82. 9
  • 10. Il apparaît ici quatre opérations mentales conduisant à un espace existentiel. Cet espace représente à la fois un espace vécu, connu ou imaginé. Il est donc d’essence subjective. Une brève description de ces quatre opérations s’impose : • Perception : elle est sensorielle, immédiate ou recourt à la mémoire. L’interaction des sens affine la perception. • Conception : elle fait écho à la cosmogonie mais aussi au sens intuitif de l’espace et du temps. • Projection : il s’agit de rêves, fantasmes ou envies sur un objet. • Représentation : c’est un construit culturel et symbolique. Ces quatre opérations indépendantes peuvent être complémentaires. J’emploierai ce schéma descriptif comme une grille d’analyse pour décrire les espaces ritualisés afin de rendre compte de la subjectivité d’un écrivain ou du participant au rituel et sans reproduire systématiquement le schéma. Je m’appuierai en cela sur ces propos de Pierre Sansot sur la description: « La description nous paraît le seul équivalent verbal et théorique possible de ce que les hommes font de leur vie, de leur corps, de 10 Espace existentiel Perception Conception Projection Représentation
  • 11. leur espace et comme ce faire est d’origine et d’intentions sociales, il ne peut être mis en parenthèse (…)»19 . Les rituels des deux régions citées précédemment n’ont ni le même degré de codification, ni la même ancienneté. Les contextes étant différents, je ne procéderai pas à une étude comparative. Les rituels seront présentés comme deux cas distincts, d’aires culturelles distinctes. D’autre part cette recherche ne vise pas à étudier les rituels du thé dans la durée de manière exhaustive. 19 Pierre Sansot, Les formes sensibles de la vie sociale, PUF, 1986, p.28. 11
  • 12. 2. Perspective historique de la découverte et de la diffusion du thé Avant de me consacrer à l’étude spécifique de rituels de régions données, il me semble pertinent d’envisager la découverte et la diffusion du thé à grande échelle, avec l’aide de quelques repaires essentiels. Cette perspective historique devrait me permettre de mettre en lumière les conditions de la diffusion du thé dans les régions du Japon et du Maroc. On attribue souvent au thé une origine mythologique. Paul Butel, auteur d’un ouvrage exhaustif sur l’histoire du thé, nous rapporte quelques-unes des légendes qui expliquent l’apparition du thé dans les modes de consommation20 . 2.1 Mythologie En 2737 avant notre ère, l’empereur Chen Nung, doté d’une tête de bœuf et d’un corps humain, et à qui sont attribué entre autres l’invention de la médecine et de l’agriculture, préconisait de bouillir l’eau pour des raisons sanitaires. Alors qu’il se reposait contre un arbre, le vent fit se détacher quelques feuilles qui tombèrent dans l’eau chaude. L’empereur aurait apprécié le breuvage et ainsi donné naissance au thé. Une légende japonaise non moins rocambolesque attribue la découverte du thé à BodhiDharma, inspirateur indien du Zen. En 543 de notre ère, cet ascète traversait la Chine afin de convertir de nouveaux adeptes à sa religion. Le moine se serait assoupi durant une méditation, et à son réveil, se sentant coupable de ce manquement à la pratique, il se serait coupé les paupières afin de toujours rester en éveil. A l’endroit où il les aurait enterré poussa un théier dont il aurait mastiqué les feuilles. Il aurait ainsi découvert ses propriétés stimulantes et de là on aurait commencé à cultiver le thé. Paul Butel ajoute : 20 Paul Butel, L’histoire du thé, éd. Desjonquères, Paris, 2001, p. 14. 12
  • 13. « On peut voir dans la finesse des feuilles de thé et dans leur forme l’évocation des paupières roulées et frangées de cils »21 . Je dégagerai deux aspects déterminants de ces légendes : • Le thé était apprécié par l’empereur à la fois pour son goût et par l’intuition de vertu médicinale qu’il recelait. • L’ascète BodhiDharma l’appréciait pour ses vertus stimulantes. Il apparaît que l’imagination collective a donné une connotation sacrée au thé dès la première heure, par le biais d’un empereur créateur et d’un prophète bouddhiste. Cette sacralisation se retrouve dans les deux aires culturelles chinoise et indienne bien que celles-ci soient distinctes. L’assimilation symbolique des feuilles de thé aux paupières du Dharma, dont on laissera la responsabilité à Butel, révèle toutefois la symbolique forte du sens de la vue et par là d’un certain éveil. Dans le même ordre d’idée, la cérémonie japonaise du Chanoyu, plus tardive, tendra à stimuler les cinq sens au travers d’un espace de thé en lien direct avec une certaine cosmogonie. 2.2 Culture du thé En dehors de la mythologie, quelles sont les conditions nécessaires à la culture du thé ? Au point de vue des températures, elles doivent se situer de manière optimale entre 18 ºC et 20 ºC, avec le moins de variations journalières possibles. Le théier est cultivé en montagnes jusqu’à 2500m et dès le niveau de la mer dans les régions tropicales. Il avoisine les 1m50 de haut. L’humidité est le facteur essentiel, avec la nécessité de précipitations importantes allant de 1500 mm à 2400 mm par an, réparties régulièrement sur l’ensemble de l’année. La zone de culture du théier s’étale entre 42º de latitude Nord et 31º de latitude Sud. Il réclame une lumière importante, bien que diffuse. Les racines du théier s’enfonçant jusqu’à 6m, l’arbuste doit 21 Ibid., p. 17. 13
  • 14. disposer d’un sol meuble et perméable. De plus, pour éviter que l’eau stagnante ne le pourrisse, le théier doit être cultivé en pente. Le thé fait partie de la famille des camélias22 . 2.3 Premières diffusions On considère que vers 700, la consommation du thé était largement répandue en Chine23 . Le thé était alors une monnaie d’échange, se présentant sous forme de brique. Les feuilles étaient séchées, broyées et compressées. Le thé se retrouve sous cette forme chez les mongoles, chez les tartares et les nomades tibétains, où il contribuait à pallier aux carences alimentaires de ces peuples se nourrissant essentiellement de viande et de produits laitiers. Le thé était échangé contre des fourrures notamment24 . Le premier « théoricien » du thé se nomme Lu Yu. Ce poète a énoncé des principes de base sur le thé dans un livre de référence toujours employé aujourd’hui : le Cha Ching, soit « le classique du thé ». Il recense de façon exhaustive des informations diverses telles que les outils nécessaires pour la récolte, les diverses qualités de feuilles et les accessoires nécessaires à la préparation25 . D’après Butel, il s’agit d’une époque où « le bouddhisme, le taoïsme et le confucianisme cherchaient une synthèse commune ». Lu Yun « découvrit dans le service du thé le même ordre et la même harmonie qui régnaient dans toutes les choses ». Cet élément est crucial. On verra par la suite comment de rôle de médiateur vers une pratique religieuse (le Zen), le thé évoluera comme médiateur dans son propre rituel. On peut noter que la consommation du thé de qualité à cette époque est le privilège des hautes strates sociales. Ce fut par ailleurs une constante dans quasi chaque culture qui découvrit le thé. On peut dire que la diffusion s’est faite généralement des élites vers les couches plus modestes de la population, et des villes capitales vers les campagnes dans un même 22 Guy Euverte, Les climats et l’agriculture, PUF, Paris, 1967, pp. 77-78. 23 Diane Hennebert, Tea for two, Les rituels du thé dans le monde, ouvrage collectif sous la dir. de Diane Hennebert, éd. La Renaissance du Livre, Bruxelles, 1999, p. 254. 24 Paul Butel, L’histoire du thé, op. cit. , p. 19. 25 Ibid., p. 21. 14
  • 15. mouvement vertical. Le thé fait partie des tributs de marque qu’on offre à l’empereur. La diffusion se poursuit en direction du Japon et de la Corée. En 805, le thé pénètre le Japon comme produit médical. C’est un moine bouddhiste qui le ramène à la demande d’un empereur de la dynastie Heian afin d’y généraliser la culture26 . L’ambassadeur du roi de Corée est chargé de la même mission en 82827 . Il est intéressant de noter qu’un certain Sulaiman, commerçant arabe, décrit la consommation du thé en 851 déjà, alors que la consommation du thé dans le monde arabe sera bien plus tardive28 . On peut donc envisager que les rituels ultérieurs des régions du Maghreb n’ont pas évolué tout à fait en vase clos. La ritualisation du thé vient en partie de la consommation des élites, et plus particulièrement de ceux de la dynastie Song, dès le 11ème siècle. Voici la description qu’en fait Butel : « Ainsi Ts’ai Hsiang, né au Fou-Kien en 1012, savant lettré, compose le Ch’a lu, l’art du thé impérial .Les concours de thé sont à la mode chez les hauts fonctionnaires des Song, chacun prépare un thé de son choix avec l’eau d’une source préférée. Il est vrai que la préparation du thé a subi de profondes modifications depuis les T’ang. On réduit les feuilles en poudre dans un petit moulin de pierre et l’on bat la préparation dans l’eau chaude avec une fine vergette de bambou fendue.(…)La poésie des cérémonies des Song annonce celle du Chanoyu, la cérémonie japonaise qui a survécu jusqu’à nos jours »29 . On notera ici l’élitisme lié aux premiers rituels du thé, qui semble être une distraction de la noblesse parmi d’autres. La cérémonie japonaise va suivre une double évolution dès la fin du 15ème siècle. D’un côté une pratique de cour, de l’autre un rituel religieux de plus en plus épuré. Le prêtre Shuko est à l’origine de ce rituel. Il le légitime par ce dogme surprenant : 26 Diane Hennebert, Tea for two, Les rituels du thé dans le monde, op. cit., p. 254. 27 Idem 28 Ibid. p. 254. 29 Paul Butel, L’histoire du thé, op. cit. , p. 27. 15
  • 16. « La loi du Bouddha se trouve dans la voie du thé »30 . Contre toute attente face à cette assertion, le rituel va devenir plus vivant, moins solennel, une bonne partie des adeptes zen étant aussi des marchands de modeste extraction31 . Cette tendance va évoluer vers une nouvelle esthétique de la pratique : le Wabi. L’innovation principale tient dans la spatialisation du rituel, qui va se dérouler dans un pavillon rustique et intime prévu à cet effet. Il s’agit avant tout de se retirer de l’espace de la mondanité. On utilise des instruments modestes et simples. Sen Rikyu, le futur maître de thé cité encore aujourd’hui comme référence, issu de la classe marchande, va prolonger cette tendance jusqu’à en faire une « Voie du thé ». Il associe quatre principes fondamentaux au thé. Il s’agit de l’harmonie, du respect, de la pureté et de la sérénité. Ces principes sont définis en quelques mots par Butel et seront redéveloppés par la suite : « L’harmonie naît de la rencontre de l’hôte et de l’invité, de la nourriture servie et des ustensiles utilisés. Elle reflète à la fois l’éphémère en toute chose et la stabilité. » « Par les règles d’une étiquette stricte le respect donne sa structure à une réunion de thé, il préside aux échanges entre les participants. » « La pureté est exprimée par le simple geste de nettoyer durant les préparatifs du service, et après le départ des invités par le rangement des ustensiles et la fermeture de la salle de thé. » « Concept esthétique spécifique au thé, la sérénité permet à la personne qui fait et boit le thé d’être dans un état contemplatif, stade sublime de la méditation»32 . 2.4 Diffusions en Europe 30 Paul Butel, L’histoire du thé, op. cit. , p. 35. 31 Idem 32 Ibid., pp. 36-37. 16
  • 17. Aux antipodes, le thé est une boisson méconnue pour les européens jusqu’au 17ème siècle. C’est en effet seulement en 1602 que les hollandais, par l’intermédiaire de la Vereenidge Oostindische Compagnie (VOC) commencent à importer ce produit, matérialisant ainsi les rares allusions antérieures qu’en ont fait des voyageurs portugais33 . La boisson est d’abord accueillie avec scepticisme, comme toute nouvelle denrée, et trouve rapidement autant d’amateurs enthousiastes que de détracteurs farouches. Voici les propos virulents d’un certain Guy Patin à la Sorbonne vers 1650 : « Un de nos docteurs, qui est bien plus glorieux qu’habile homme, (…), voulant favoriser l’impertinente nouveauté du siècle et tâchant par là de se donner quelque crédit, a fait ici répandre une thèse du thé ; tout le monde l’a improuvée ; il y a quelques-uns de nos docteurs qui l’ont brûlée et reproches ont été faits au doyen de l’avoir approuvée. Vous la verrez et en rirez »34 . On voit s’exprimer dans cette diatribe une certaine frilosité scientifique et un dédain marqué face à la nouvelle boisson. Les consommateurs enjoués du thé se placent à l’extrême opposé, à l’exemple de l’anglais Garraway, un marchand d’épices, qui s’exprime en ces termes sur la boisson en 1657 : « Elle rend le corps robuste et actif ; elle guérit le mal de tête. (…). Elle supprime la gêne respiratoire, elle soulage de la fatigue, purifie les humeurs ; elle est bonne contre les crudités, renforce la faiblesse de l’estomac, donne grand appétit, facilite la digestion, surtout chez les hommes corpulents et chez ceux qui sont de grands mangeurs de viande ; elle fait disparaître les mauvais rêves, active le cerveau, renforce la mémoire »35 . La liste des vertus attribuées au thé est pléthorique. Il est certain que celles-ci renforcent la valeur marchande du thé, et on lui attribue ce que l’on veut. Il est intéressant de noter que la stimulation du cerveau grâce au thé est 33 Diane Hennebert, Tea for two, Les rituels du thé dans le monde, op. cit. , p. 255. 34 Paul Butel, L’histoire du thé, op. cit. , p. 48-49. 35 Ibid., p. 50. 17
  • 18. redécouverte en Europe quelques siècles après l’Asie. C’est d’ailleurs un fait acquis de nos jours. Deux éléments auront spécialement joué en faveur de l’adoption du thé en Europe: • On sait que le goût des boissons sucrées est établi en Europe dès la fin du 16ème siècle, or c’est en ajoutant le sucre au thé que les occidentaux l’ont adopté36 . • De nombreuses vertus médicales lui sont allouées37 . Ces éléments vont contribuer au succès croissant du thé auprès d’une clientèle de plus en plus large en Europe. La consommation en est facilitée grâce à des revendeurs attitrés tels que la maison de thé de Garraway, véritable institution londonienne jusqu’en 188638 . La distribution est assurée essentiellement par les grandes compagnies hollandaise (VOC) et anglaise (East India Company). Cette dernière prend d’ailleurs un ascendant certain sur le commerce du thé, que les hollandais dédaignent légèrement, d’une part par manque d’implantation culturelle de la consommation dans leur pays, d’autre part à cause d’une faiblesse de production dans les colonies, de Java notamment, alors que les anglais traitent directement avec la Chine et plus spécifiquement avec Canton. Ainsi, on considère en 1708 que l’East India Company est la plus puissante. En 1706, Thomas Twining ouvre un commerce d’épices, qu’il double d’une maison spécialisée de thé et café en 1717, nommée la Golden Lyon. C’est un artisan essentiel de l’ancrage « définitif » de la boisson dans les mœurs anglaises. La maison Twining avec son label Golden Lyon fait d’ailleurs aujourd’hui encore office de référence britannique. Il devient évident qu’en ce début de 18ème siècle, le thé est une marchandise de haute valeur et ce siècle est celui de l’explosion du marché à une échelle 36 Paul Butel, L’histoire du thé, op. cit. , p. 46. A noter qu’on n’ajoute traditionnellement pas de sucre au thé en Chine ou au Japon. 37 On peut d’ailleurs relever qu’aujourd’hui encore, le thé représente uniquement un remède auprès de beaucoup. Le succès actuel du thé vert en sachet illustre peut-être cette tendance, alors qu’on sait que la plupart de ses vertus, comme la vitamine A et la chlorophylle, se perdent sous cette forme d’emballage. 38 Diane Hennebert, Tea for two, Les rituels du thé dans le monde, op. cit., p. 256. 18
  • 19. mondiale. En 1718, l’East India Company demande de charger « autant de thé que chaque navire peut en contenir »39 . La demande à la base de ces commandes est augmentée du fait que de plante médicinale, le thé est devenu une denrée à part entière comme le sucre, le cacao ou le tabac. On n’entrera pas dans les détails commerciaux, mais il faut toutefois noter que le statut de quasi monopole vers lequel se dirige l’EIC stimule un trafic parallèle de contrebande important, dont la marchandise est de qualité certes médiocre, mais bien moins onéreuse. Ce trafic est par ailleurs consacré en grande partie aux marchés anglo-saxons (Grande-Bretagne, Irlande, colonies anglaises d’Amérique) où le thé connaît sa meilleure implantation culturelle. Cependant, alors que la concurrence de la contrebande est grande, la Grande-Bretagne tente de conserver ses avantages et maintient un impôt à l’importation. Il s’agit tout de même du troisième produit d’importation en Amérique en 1767, et donc d’un marché prolifique. A la fin de l’année 1773, lors d’un élan de protestation généralisée des grandes villes de la côte est face au monopole britannique, les navires anglais sont renvoyés et la cargaison de thé est expédiée à l’eau. Cet événement est connu comme annonciateur de l’Indépendance Américaine sous le nom de Boston Tea Party. En 1834, L’East India Company perd son monopole avec la Chine. La Grande-Bretagne va alors stimuler la culture du thé en Inde et plus particulièrement dans le Haut- Assam40 . On fait venir des artisans- producteurs de Chine à cet effet. En 1839, une nouvelle variété britannique voit le jour : il s’agit d’un thé noir -donc fermenté. Celui-ci s’accommode à merveille avec le sucre, avec le lait et est donc rapidement adopté. On dispose à cette époque de thé sous contrôle anglais certes, mais en faible quantité et de qualité médiocre. L’ East India Company veut s’affranchir de la dépendance du thé chinois. En 1848, le botaniste écossais Robert Fortune est envoyé en Chine par l’EIC avec pour mission de se procurer des plants de thé de diverses qualités afin de les implanter dans les contreforts de l’Himalaya et à Ceylan, territoires britanniques. Cette mission d’espionnage périlleuse et méconnue est relatée 39 Paul Butel, L’histoire du thé, op. cit. , p. 61. 40 Diane Hennebert, Tea for two, Les rituels du thé dans le monde, op. cit., pp. 256-257. 19
  • 20. dans La route du thé et des fleurs. Les étrangers étaient interdits de séjour dans de nombreuses provinces à cette époque. Fortune est contraint de se déguiser en mandarin et de porter natte et moustache. Il va traverser le pays tantôt en jonque, tantôt sur chaises à porteur -étiquette oblige. Il cueille et achète des graines en essayant de dépasser la méfiance des locaux. Il obtiendra ainsi de précieux renseignements sur les méthodes de plantation, sur le roulage des feuilles et le temps de fermentation. Il ramènera quelques vingt mille pieds après un périple d’un danger permanent41 . Le commerce du thé anglais va connaître un nouvel essor grâce aux productions nouvelles d’Assam, de Darjeeling et de Ceylan, obtenues dans des conditions souvent douloureuses pour les coolies, ces travailleurs lambdas. Pour garantir la fraîcheur du produit à l’arrivée, on construit des bateaux transporteurs à la fois très rapides et d’un grand tonnage, les clippers. C’est aussi une façon de doper la concurrence. Ces vaisseaux vont sillonner les océans en maîtres entre 1851 et 1869, jusqu’à être progressivement remplacés par les steamers motorisés. En 1854 éclate la guerre de Crimée. Dès lors, les Anglais auront de la peine à commercer avec les pays d’Europe orientale. Ils accumulent des stocks à Gibraltar. A cette époque le Maroc ne connaît pas encore le thé, à l’exception de quelques sultans qui en ont reçu des lots comme cadeaux d’ambassadeurs européens, au début du 18ème siècle notamment. C’est à nouveau les vertus thérapeutiques du produit qui séduisent les sultans. Le fils de l’un d’eux, Moulay Ismael, fut mis en diète de thé pour parer à son alcoolisme. Le produit est donc un privilège de la noblesse assez rare. C’est par ailleurs en partie en raison de la rareté du produit que l’on ajoute de la menthe ou de la tanaisie42 à la boisson. Toutefois, grâce au transport rapide offerts par les clippers, le prix du thé a bien diminué. La consommation marocaine n’en devient que plus forte au cours du 19ème siècle. La contrebande joue un rôle considérable dans cette augmentation de la consommation. La guerre de Crimée va indirectement 41 Robert Fortune, La route du thé et des fleurs, éd. Petite Bibliothèque Payot, coll. Voyageurs, Paris, 2001. 42 Défini comme une plante des talus (Le Robert). 20
  • 21. favoriser la consommation du thé. Les anglais ne parvenant plus à écouler leurs stocks en attente à Gibraltar, ils les bradent à bas prix au marché naissant qu’est le Maroc. Ainsi, le thé se diffuse progressivement de la noblesse aux citoyens plus modestes, et des villes aux campagnes, comme ce fut le cas en Chine43 . « Le thé, (…) est répandu dans tout l’empire ; au Sahara, c’est un coûteux régal, que se donnent seuls les qaïds, les chiks, les Marabouts et les Juifs »44 . Puis, concernant des muletiers : « Tout en marchant, ils fument du kif et, entre chaque bouffée, boivent une gorgée de thé froid, qu’ils emportent dans de petites bouteilles à parfum »45 . Ces deux exemples illustrent la démocratisation qu’a rencontré le produit en un demi-siècle, étant devenu un bien de consommation standard après avoir été produit de luxe. Le thé va ainsi devenir la boisson de la civilisation marocaine, et grâce à cet élan, se diffuser au reste du Maghreb et au Sahara. Les traits essentiels de la diffusion du thé sont esquissés, de sa découverte en Chine à son passage au Japon, de l’extension de sa culture en Asie et en Inde à sa diffusion en Europe et aux Etats-unis, et enfin par un cheminement qu’on peut considérer comme européen (via la Grande- Bretagne), à son arrivée au Maghreb. 2.5 Pays producteurs 43 Alain Huetz de Lemps, Boissons et civilisations en Afrique, éd. Presses Universitaires de Bordeaux, 2001, pp. 533-535. 44 Citation du Vicomte Ch. De Foucauld,, Reconnaissance au Maroc. Journal de route.1833, Paris 1888 (réed.1939) in Alain Huetz de Lemps, Boissons et civilisations en Afrique, op. cit., p. 536. 45 Citation du Marquis de Segonzac, Voyages au Maroc (1899-1901), Armand Colin, Paris, 1903, p. 246 in Alain Huetz de Lemps, Boissons et civilisations en Afrique, op. cit., p. 536. 21
  • 22. Les principaux pays producteurs sont (en pourcentages de la production mondiale) 46 : • Inde : 31% • Chine : 25% • Sri Lanka : 10% • Kenya : 8% • Indonésie : 5% • Turquie : 4% • Japon : 3% • Iran : 2% • Bangladesh : 2% • Vietnam : 2% • Argentine : 1% • Malawi : 1% 46 François-Xavier Delmas et al., Le guide du théophile,ouvrage coll. sous la dir. de François-Xavier Delmas, éd. Le Palais des Thés, Paris, 2002, p. 9. 22
  • 23. Le thé dans le monde actuel47 . « En insistant sur le sens des lieux, sur l’importance du vécu, sur le poids des représentations religieuses, l’approche humaniste rend indispensable une étude approfondie des réalités culturelles. Il faut connaître la logique profonde des idées, des idéologies ou des religions pour voir comment elles 47 Paul Butel, L’histoire du thé, op.cit. 23
  • 24. modèlent l’expérience que les gens ont du monde, et pèsent sur leur action »48 . Paul Claval 3. Le Chanoyu, rituel du thé japonais 3.1 Inspiration Zen La consommation du thé au Japon est ancienne. On estime qu’il a pénétré le pays en 805, pour un usage médical. Rapidement, le thé s’est diffusé en corrélation avec la conversion du pays au bouddhisme, sur l’exemple chinois49 . Ce lien s’explique du fait que les bonzes buvaient le thé afin de lutter contre la somnolence durant la méditation. A la différence de la plupart des thés consommés dans le monde, le thé japonais matcha est pulvérisé, dissous et fouetté dans l’eau. Ce thé vert -donc non fermenté- fait l’objet d’une cueillette minutieuse et sélective. La dissolution du thé dans l’eau chaude permet de révéler des substances telles que la vitamine a et la chlorophylle qu’une infusion standard ne suffit pas à extraire50 . Le breuvage mousseux ainsi obtenu se distingue d’une infusion classique par une stimulation de l’esprit plus forte et propice à la méditation. Un lien aussi direct avec la religion est un indice précoce de la codification rituelle très forte du chanoyu. Chanoyu signifie littéralement « eau chaude pour le thé »51 . Il faut rappeler qu’en parallèle de la consommation des bonzes, les élites de l’empire consommaient aussi du thé. De par sa rareté c’était un noble privilège inaccessible au commun du peuple (cette caractéristique fut une constante dans chaque région aux débuts de la diffusion du thé). La boisson accompagnait alors les banquets et était consommée de manière informelle. 48 Paul Claval, La géographie culturelle, éd. Nathan université, Paris, 1995, p. 39. 49 Jean-Marie Mauler, Connaître et aimer le thé, éd. N. Junod, Genève, 2002, p. 126. 50 Gretchen Mittwer, Le chanoyu, l’art du thé au Japon, in Tea for two, Les rituels du thé dans le monde, op. cit., p. 115. 51 Idem 24
  • 25. Le Zen est marqué par une recherche de dépouillement et d’épuration, afin de saisir le quotidien comme il se présente. Il demande une discipline ascétique, afin d’arriver à une rigueur morale forte. Les moines étaient contraints notamment à deux repas frugaux quotidiens. Pour pallier à la faim, ils avaient coutume de placer des pierres chaudes contre leur ventre. Le chanoyu et la collation légère qui l’accompagne « remplissent » cette même fonction. L’essentiel des pratiques zen japonaises n’a pas fondamentalement changé depuis des siècles. Le but ultime de cette doctrine religieuse est d’arriver à « l’illumination ». Le chanoyu étant à la base une pratique religieuse comme une autre, on y trouve beaucoup d’éléments d’inspiration zen. Gretchen Mittwer, spécialiste de chanoyu, considère que cette influence fut décisive pour ce qui concerne « sa forme, ses valeurs esthétiques et son objectif »52 . Cependant, cette pratique a évolué du domaine religieux au domaine culturel avec le temps. 3.2 Sen Rikyu Né en 1522 d’un père marchand de poisson et riche propriétaire d’entrepôts, il est considéré comme le « maître de thé » le plus influent. Il est à la base de la cérémonie de thé de style « simple et sain » d’inspiration zen qui aboutira à « la voie du thé ». Rikyu était l’employé et vassal d’un commandant militaire du nom de Toyotomi Hideyoshi. Il occupait les fonctions de maître de thé, de conseiller esthétique et philosophique. Le commandant militaire souhaitait que son pouvoir soit représenté sur ses domaines au travers d’une esthétique imposante et chargée. Les positions de Rikyu étaient au contraire axées sur une esthétique purifiée et sobre dite wabi, notion que je développerai par la suite. Ces positions diamétralement opposées finirent par gâter la relation du vassal Rikyu avec le seigneur de guerre. De plus Rikyu connaissait une popularité grandissante. Hideyoshi lui ordonna donc de s’exiler, de se suicider puis revint sur sa décision. Le maître de thé, par fierté et sans doute influencé par un code de l’honneur nippon très rigoureux, se donna malgré tout la mort 52 Gretchen Mittwer, Le chanoyu, l’art du thé au Japon, in Tea for two, Les rituels du thé dans le monde, op. cit., p.117. 25
  • 26. en 1591, dans des conditions mystérieuses. L’histoire de Rikyu et de la naissance de « la voie du thé » est relatée par Yasushi Inoué dans Le maître de thé53 . Les apports du personnage Rikyu sont nombreux et essentiels. Il est à l’origine de la conceptualisation d’un espace spécifique au thé. Il a également théorisé sur la forme et la conception des instruments à utiliser pour la préparation de la boisson. En résumé, il a théorisé l’ensemble du chanoyu au travers de quatre principes « philosophiques et esthétiques » zen : • l’harmonie • le respect • la pureté • la sérénité54 . Ces principes articulent l’espace du rituel avec les participants, les interactions entre participants et leur lien avec l’environnement. 3.3 Le wabi Il s’agit d’un concept philosophique et esthétique de la culture japonaise. Il a été intégré au rituel du thé japonais au 9ème siècle. Le wabi exprime à la fois l’austérité, la subtilité contenue et une forme d’ascèse. Mittwer en donne une définition claire : « Wabi trouve son origine dans l’idée de négation ou du manque. Wabi est un substantif dérivant d’un adjectif qui décrit une atmosphère de désolation, à la fois dans le sens de la solitude et celui de la pauvreté des choses. Dans la longue histoire des arts du Japon, ceci a progressivement pris une connotation positive pour devenir un pivot de la perspective esthétique du chanoyu »55 . 53 Yasushi Inoué, Le maître de thé, éd. Stock, Paris, 2003. 54 Gretchen Mittwer, Le chanoyu, l’art du thé au Japon, in Tea for two, Les rituels du thé dans le monde, op. cit., p. 118. 55 Gretchen Mittwer, Le chanoyu, l’art du thé au Japon, in Les rituels du thé, op. cit., p. 123. 26
  • 27. 3.4 Espace(s) du rituel Les premiers lieux de consommation spécifiques au thé étaient situés dans les temples, en accord avec ce qui a été développé précédemment. Les visiteurs de ces lieux de culte peuvent s’attendre aujourd’hui encore à se voir offrir un bol de thé en arrivant. Une salle spécifique est prévue à cet effet. Par la suite, le chanoyu a évolué vers un rituel culturel. Ce sont les espaces dans lequel il se déroule que je vais présenter maintenant. Un jardin japonais à San Francisco56 . Dorinne Kondo a nommé ces espaces « classic tea gardens ». L’arrangement spatial d’un jardin de thé typique 56 © www.inetours.com . 27
  • 28. 57 La figure ci-dessus est une représentation synthétique d’un de ces jardins « classiques ». On notera que cette carte ne présente ni échelle ni orientation. On peut estimer l’échelle par rapport au portail (A), qui ne doit pas excéder trois mètres. A la vision de cette carte, on remarque d’emblée que le jardin de thé est divisé en plusieurs parties. Il convient d’énumérer ses éléments : 57 Schéma issu de: Dorinne Kondo, The way of tea: A symbolic analysis éd. Man, New Series, vol.20, No.2, Juin 1985, pp. 287-306, in www.jstor.com . 28
  • 29. • un portail (A) • une salle d’entrée en deux parties (D) • une entrée précédée d’une dalle (B) • un sas (C) • des cabinets (E) • une tonnelle avec une charmille (F) • un portail médian (G) • une lanterne de pierre (H) • un bassin d’ablution (I) • un trou poussiéreux (J) • un pavillon (K) L’ensemble de ces onze éléments est intégré dans un jardin divisé en deux parties. On voit une césure nette dans la partie supérieure de la carte entre les jardins intérieur et extérieur. Le terme roji est traduit par Mittwer comme « sentiers de rosée »58 . Cependant, c’est un terme ambivalent car il qualifie également le jardin en tant que tel. J’avancerai l’idée que le jardin est conçu comme un cheminement vers le domaine rituel, d’où ce terme à double sens de roji. La végétation n’apparaît pas en détail sur la carte. Pourtant celle-ci est bien présente dans le jardin mais différemment entre les deux parties qui le composent. Dans le jardin extérieur, on peut trouver des buissons, des pins ou des arbres en fleur. L’essentiel est que la lumière soit légère et qu’une impression de propreté se dégage. Dans le jardin intérieur, on trouve essentiellement des petites plantes, comme des fougères. On peut également y trouver des arbustes, mais il ne doivent en aucun cas être fleuris. La mousse y est l’élément végétal dominant. L’essentiel est de retrouver une ambiance de simplicité naturelle. On notera que le sentier pavé du jardin extérieur est direct, alors que celui du jardin intérieur est sinueux et ne mène pas forcément à un point précis. Le point I indique un bassin d’eau nommé 58 Gretchen Mittwer, Le chanoyu, l’art du thé au Japon, in Tea for two, Les rituels du thé dans le monde, op. cit., p. 122. 29
  • 30. tsukubai. Ce bassin représente une idée de fraîcheur naturelle et de pureté. Le point J qui lui est opposé représente un « trou de poussière » nommé chiriana. Celui-ci à la fonction de « réceptacle de la poussière du monde »59 . Des branches brisées ou des feuilles éparses ramassées dans le jardin y sont mêlées au terreau. Un tsukubai60 . La rigueur de la conception d’un jardin de thé n’est pas laissée au hasard. En effet, les principes de pureté et d’harmonie énoncés plus haut sont lisibles dans l’aménagement. Le sentier allant de la hutte d’entrée à la hutte où se trouve la charmille (F) est direct. L’idée est qu’on ne s’attarde pas en chemin à la contemplation des fleurs où des arbres. Ce chemin rectiligne est avant tout fonctionnel. Il incite à ce qu’on ne s’égare pas dans le reste du jardin. C’est seulement une fois arrivé à la charmille, que le protocole veut que l’on s’arrête pour constater la beauté et la pureté d’un jardin soigné. La pureté s’exprime au travers d’ « un sol dur, semblable a de l’argile, parsemé de gravier pur, de quelques roches disposées autour du centre, de branches de cèdre vert frais -un purificateur d’air naturel- disposées en un petit tas »61 . Au niveau symbolique, le jardin extérieur exprime le lien de l’homme à la terre. L’emprise de l’homme doit être clairement perceptible. Et plus l’on 59 Dorinne Kondo, The way of tea: A symbolic analysis, op. cit., p. 294. 60 © www.inetours.com . 61 Gretchen Mittwer, Le chanoyu, l’art du thé au Japon, in Tea for two, Les rituels du thé dans le monde, op. cit., p. 122. 30
  • 31. avance dans le jardin plus on se rapproche du domaine rituel. Kondo considère le jardin extérieur comme un espace préparatoire : « The outer roji is a preliminary step into ritual time »62 . Le jardin extérieur représente l’espace des préoccupations humaines du quotidien ou un espace de la quotidienneté. La discussion peut y être animée ou futile, à la différence du jardin intérieur. En franchissant le portail séparant le jardin en deux on s’engage dans le jardin intérieur et par là même dans le domaine rituel. Kondo explicite ce double passage: « Clearly, the passage from the outer to the inner garden is a journey through physical and symbolic space, advancing from the mundane to the ritual »63 . Le terme journey est bien éloquent sur l’idée de transport que va représenter le rituel. Le portail qui sépare les deux jardins aura été précédemment laissé entrouvert afin de signifier à l’invité qu’il peut continuer sa progression. Une fois le portail central franchi, l’ambiance change. Le jardin intérieur doit refléter une atmosphère de tranquillité et d’harmonie. Le sentier invite à s’égarer à la contemplation. Il ne s’agit dès lors plus de nature domptée mais d’une nature autonome et paisible. On est alors invité à se détacher de ses préoccupations terrestres pour se rapprocher d’un environnement serein. C’est une forme de mise en condition pour le rituel. L’élément central de ce jardin intérieur est le bassin d’eau (I). Selon Kondo, l’eau est dans la culture japonaise l’élément purificateur par excellence64 , ce qui se retrouve ailleurs, soit dit en passant. Le protocole veut que l’on s’y purifie les mains et la bouche. En plus d’humidifier le jardin, le bassin purifie symboliquement l’espace. L’eau revêt également un aspect essentiel à l’entrée des nouveaux espaces. En effet, si les dalles qui se trouvent à l’entrée du jardin extérieur sont humidifiées, c’est un signe pour l’invité 62 Dorinne Kondo, The way of tea: A symbolic analysis, op. cit. , p. 293. 63 Idem 64 Dorinne Kondo, The way of tea: A symbolic analysis, op. cit. , p. 294. 31
  • 32. d’avancer dans la hutte d’entrée. De même pour la dalle qui se situe à la sortie de cette hutte, on ne peut continuer sa progression que si l’hôte y a préalablement répandu un peu d’eau. Ce signe est répété jusqu’au pavillon de thé, accompagnant toute la progression de l’invité65 . A l’opposé du bassin d’eau se trouve le chiriana ou « trou de poussière » (J). Ce réceptacle de terre et de débris végétaux doit démontrer le nettoyage soigneux du jardin et symboliquement concentrer les « poussières » ou parasites qui pourraient d’une manière ou d’une autre perturber le rituel par rapport à son idée de pureté. Les éléments de ce jardin sont subtilement agencés pour créer une atmosphère de préparation au rituel : végétation choisie et soignée, roches asymétriques disposées avec soin, point d’eau. Selon Hall, ces éléments tendent à stimuler une perception multi sensorielle du lieu : « Leur art des jardins tient en partie au fait que dans leur perception de l’espace, les Japonais mettent en œuvre non seulement la vue mais l’ensemble des autres sens. Les odeurs, les variations de température, l’humidité, la lumière, l’ombre et la couleur, tous ces éléments sont combinés de manière à exalter la participation sensorielle du corps entier »66 . On pourra constater par la suite que cette manière de percevoir un jardin par tout l’éventail sensoriel s’applique également aux salles de thé. Par la contribution des sens combinés, le visiteur peut s’imprégner du lieu en profondeur. C’est une approche subjective qui rejoint le domaine de la géographie humaniste, dans l’idée d’espace vécu. Plus encore, Hall considère que la perception multi sensorielle agrandit l’espace : « Les Japonais ont fait preuve d’une ingéniosité particulière dans l’art d’agrandir l’espace visuel par une intensification des 65 Ibid., p. 289. 66 Edward T. Hall, La dimension cachée, éd. Seuil, 1971, pp. 188-189. 32
  • 33. sensations kinesthétiques67 . Le visiteur est périodiquement obligé de surveiller ses pas, tandis qu’il cherche son chemin parmi les pierres irrégulièrement espacées qui permettent la traversée d’un étang. A chaque caillou, il lui faut s’arrêter et regarder vers le sol pour découvrir son prochain perchoir. Même les muscles du cou sont délibérément mis à contribution. Levant les yeux, le visiteur est captivé par un spectacle qui se trouve interrompu dès qu’il bouge son pied pour prendre un nouveau point d’appui. A l’intérieur de leurs maisons, les Japonais dégagent le pourtour des pièces car ils concentrent leurs activités au centre de celles-ci »68 . De même à l’intérieur d’une salle de thé, c’est au centre que se trouvent le foyer et la bouilloire autour duquel ont lieu les interactions. L’ensemble des sens des participants y est pareillement stimulé. Au niveau de l’esthétique, le wabi exerce une forte influence sur la conception du jardin de thé classique. Par exemple, les roches isolées tendent à créer une atmosphère de dépouillement. Le sentier n’a quant à lui pas de destination définie, comme une invitation à ce que l’hôte trouve « sa voie » par lui-même, à un niveau symbolique. Ce même sentier ainsi que le trou à poussière et le bassin sont disposés en asymétrie. La végétation du jardin intérieur (fougères, mousse) est presque primaire. Ces éléments rassemblés sont à l’image d’un environnement simple et austère. Une fois qu’il a terminé ses ablutions au bassin d’eau, l’invité peut enfin pénétrer dans le pavillon de thé. Pour ce faire, il doit passer dans une entrée conçue volontairement trop basse nommée nijiri-guchi, ce que Mittwer traduit par « entrée où l’on s’incline »69 . 67 Kinesthésie : Sensation interne du mouvement des parties du corps assurée par le sens musculaire et par les excitations de l’oreille interne. (Le Robert). 68 Edward T. Hall, La dimension cachée, op. cit. , p. 73. 69 Gretchen Mittwer, Le chanoyu, l’art du thé au Japon, in Tea for two, Les rituels du thé dans le monde, op. cit., p. 118. 33
  • 34. Entrée basse nijiriguchi 70 . Un pavillon de thé 71 . 70 Gretchen Mittwer, Le chanoyu, l’art du thé au Japon, in Tea for two, Les rituels du thé dans le monde, op. cit 71 © www.inetours.com . 34
  • 35. Voici une description du déroulement du chanoyu qui résume sommairement les actions qui le composent : « Les invités, après avoir traversé un petit jardin planté d’arbres et d’arbustes, entrent dans la petite salle où l’on prend le thé, à l’abri de toute lumière vive. Un rouleau sur lequel sont souvent inscrites les paroles d’un maître Zen, est suspendu dans l’alcôve. Quelques fleurs sont disposées simplement dans un vase. Dans cette tranquillité, qui suggère l’atmosphère d’une cabane isolée, les hôtes et les invités se recueillent et, (…), l’hôte allume le charbon de bois pour faire chauffer l’eau, prépare le thé en présence des invitées et le leur offre. L’hôte et ses invités cherchent à se mettre en relation l’un avec l’autre et avec tous les éléments de l’environnement, d’une manière directe et immédiate, dans une harmonie profonde »72 . On notera qu’il est aussi important de se mettre en relation avec les éléments de l’environnement qu’avec autrui. De plus, le recueillement renforce l’idée de s’harmoniser avec l’environnement immédiat. Comme je l’ai énoncé précédemment, le rituel du thé japonais suit un protocole codifié. Les actions et intentions manifestées durant le rituel doivent s’accorder avec ce protocole, ce qui n’empêche pas les échanges où la convivialité. Dans les propos suivant sur les rituels, Claval insiste sur l’importance des signes communs : « La culture est constituée de réalités et des signes qui ont été inventés pour les décrire, avoir prises sur elles et en parler. Elle se charge ainsi d’une dimension symbolique. A être répétés en public, certains gestes se chargent de signification nouvelle. Ils se transforment en rituels et créent chez ceux qui les font et ceux qui les regardent un sentiment de communauté partagée »73 . 72 Gretchen Mittwer, Le chanoyu, l’art du thé au Japon, in Les rituels du thé, op. cit., p. 116. 73 Paul Claval, La géographie culturelle, op. cit., p. 7. 35
  • 36. De même dans le chanoyu, la codification est comme le carcan d’actions et de gestes qui garantit leur sens. C’est une contrainte qui permet que le sens du rituel soit partagé. Dans Le maître de thé, un roman de Yasushi Inoué, le narrateur est personnifié par Honkakubo, ancien disciple de Sen Rikyu que j’ai évoqué précédemment. L’intrigue est centrée sur les recherches que fait le disciple afin de comprendre les raisons de la mort de son maître. Le roman contient quelques descriptions de cérémonies de thé que je vais analyser à présent. Dans l’extrait suivant, Honkakubo est invité à évoquer la mémoire de son maître en compagnie d’un moine de ses amis nommé Toyobo : « Il devait être environ deux heures de l’après-midi quand je pris place dans la salle de thé et j’y restai jusqu’à ce que les arbustes du jardin se fussent totalement fondus dans l’obscurité. Je passai là une après-midi très heureuse, oublieux du temps qui s’écoulait. J’avais déjà pénétré autrefois dans cette pièce, en qualité d’assistant de Maître Rikyu, de son vivant ; rien n’avait changé depuis lors : le rouleau accroché au mur, calligraphie du prince Son -En- Po, le bol à thé conique, son brasero favori dont l’agréable et incessant grésillement me rappelait le murmure du vent…C’était bien là la salle de thé de Monsieur Toyobo, connu depuis toujours comme un amateur éclairé. Il m’offrit un thé excellent ; j’avais l’impression de vivre un rêve. Après quoi, il prit un bol à thé que Maître Rikyu lui avait offert et le plaça devant moi. Je me sentis reconnaissant et très honoré de sa bienveillante sollicitude : j’avais l’impression de me retrouver face à maître Rikyu. Recouvert d’un bel émail noir c’était un bol fin et bombé de la meilleure facture. Depuis combien d’années n’avais-je pas touché à ce bol ? Chojiro, le potier qui l’a façonné, est mort deux avant Maître Rikyu ; j’ai moi-même quelques souvenirs liés à ce bol noir…j’étais heureux qu’il fut à présent dans les mains de Monsieur Toyobo »74 . 74 Yasushi Inoué, Le maître de thé, op. cit., pp. 14-15. 36
  • 37. Une forme d’espace est évoquée dans cet extrait par le biais du disciple Honkakubo. Je vais l’analyser au travers du schéma des opérations mentales dirigées vers l’espace : La perception sensorielle d’Honkakubo nous fixe le décor : les arbustes sont fondus dans l’obscurité, ce qui nous indique qu’il a une vue sur le jardin intérieur. Une calligraphie -dont on ne connaît ici pas le sens- est accrochée face à l’invité, qui tient un bol à thé conique. L’ambiance est probablement au recueillement, étant donné qu’on peut y percevoir le grésillement « agréable et incessant » du brasero sur lequel repose la bouilloire. Puis, le thé en soi semble offrir un transport au narrateur qui a l’impression de « vivre un rêve ». Des réminiscences lui viennent en touchant le bol noir. (Ce terme illustre bien le côté involontaire et spontané d’un souvenir vague, obtenu ici par le toucher.) Ce bol semble offrir une sensation agréable et réconfortante. Honkakubo projette sur cet espace les souvenirs qu’il en a. En effet, rien n’a changé depuis qu’il officiait au service du Maître de thé. La salle de thé qu’il a connu se confond avec celle dans laquelle il est en train de méditer. D’autre part le grésillement du brasero lui évoque « le murmure du vent », par projection. Enfin, le thé « excellent » lui donne l’impression d’être dans un rêve, face à son défunt maître. On peut voir la part de représentation qui 37 Espace existentiel La salle de thé Perception Vue, ouïe, goût, toucher Conception Espace hors du temps Projection Souvenirs, rêve Représentation Traits culturels communs
  • 38. sommeille dans l’esprit du disciple quand il parle de son hôte comme d’un « amateur éclairé ». En effet, cela induit qu’il a su transmettre les signes, gestes et sens liés au rituel du thé et qu’en cela il est le digne représentant de traits culturels communs, qu’il est « amateur éclairé ». C’est là la raison pour laquelle ils sont réunis. On notera encore que l’invité est « oublieux » du temps qui s’écoule, tout en passant une après-midi heureuse, comme s’il se trouvait dans un espace hors du quotidien. Ces éléments concourent à donner l’idée que cette salle de thé représente un espace spécifique et existentiel. La part de projection sur l’espace y est importante. Edward Hall souligne par ailleurs cet aspect essentiel à l’appréhension de l’espace nippon à la fin de la citation suivante, qui concerne un jardin japonais : «De ce jardin se dégage également une philosophie des rapports de l’homme avec la nature. Quel que soit l’endroit d’où on le contemple, sa disposition est telle qu’une des pierres demeure toujours invisible : artifice sans doute également révélateur de l’âme japonaise. En effet, les Japonais pensent que la mémoire et l’imagination doivent toujours participer à la perception »75 . On peut rattacher cette position à la façon dont Honkakubo appréhende la salle de thé. Il faut encore remarquer que dans l’extrait du roman de Inoué, le thé est un médiateur. Médiateur entre deux hôtes, médiateur entre un individu et son environnement. L’espace qui est alloué au thé semble les réunir. Peut-on avancer que la salle de thé modèle le comportement des deux hôtes ? Il apparaît en tous cas une forme de mise en situation. L’ambiance de la salle est silencieuse, la lumière est tamisée et l’espace circonscrit. L’influence de ces éléments sur les participants au rituel est certaine, sans compter la mise en situation préalable qu’impose le cheminement dans le jardin. 75 Edward T. Hall, La dimension cachée, op. cit., p. 188. 38
  • 39. L’extrait suivant décrit l’ambiance d’une salle de thé dans un cadre relativement officiel, puisqu’ un des participants est condamné à l’exil : « C’était une salle de quatre tatamis et demi, donnant à l’est, avec une fenêtre nue au nord et deux lucarnes au dessus de la porte de l’est. Je ne sais de quelle fenêtre elle provenait, mais une très jolie lumière douce, qui convenait bien à cette occasion matinale, se répandait dans la salle. C’est là que mon Maître procéda à une cérémonie du thé à l’aide d’une étagère buffet et de soucoupes surélevées dont il ne se servait pas d’habitude, mais je suppose que, ayant invité des gens du temple Daïtokuji, il avait adapté son style en leur honneur. Une calligraphie d’un poème de forme fixe de Kido était accrochée dans le tokonoma76 (…). Ce rouleau était très bien adapté à cette cérémonie, tant du point de vue de la provenance que du contenu du poème : Les feuilles abandonnent les branches, La fin d’automne est froide et pure ; En cet instant, les lauréats Sortent du monastère zen : Partez où vous voudrez Et si vous découvrez un endroit désert Revenez vite Pour nous livrer le fond de votre cœur »77 . On peut voir dans cet extrait plusieurs éléments de décor qui donne à la salle de thé un caractère particulier. Tout d’abord la taille de la salle est mesurée en tatamis ; en principe un tatami correspond à la position d’un hôte. Chacun de ceux-ci doit se cantonner à cet espace durant le rituel. La salle est orientée de sorte que la lumière soit diffuse et douce à cette heure. L’instrumentation correspond à une occasion officielle. Le poème est un peu amer, il donne une idée de dépouillement, de résignation. Il est là pour évoquer la gravité de la décision de l’exil. Il s’agit d’une nouvelle mise en situation dans cet espace spécifique que représente cette salle. 76 Il s’agit d’une alcôve où se trouve accroché un rouleau sur lequel est inscrit un poème. 25 Yasushi Inoué, Le maître de thé, op. cit., pp. 40-41. 77 39
  • 40. Selon Edward Hall, la mise en situation semble être une caractéristique du rapport à l’espace des japonais : « L’analyse de ces espaces fait apparaître l’habitude japonaise de conduire l’individu à l’endroit précis où il sera en mesure de découvrir quelque chose par lui-même »78 . Cette remarque est essentielle. Elle met en avant l’idée que l’individu est toujours placé seul face à un environnement et qu’il doit s’appuyer sur ses propres moyens pour l’appréhender. Hall souligne ainsi un rapport à l’espace d’essence subjective, même si cet espace est bâti sur des valeurs culturelles communes. Ainsi, dans le chanoyu, le rituel peut-être considéré comme une célébration de valeurs communes, que chacun est invité à redécouvrir à chaque fois. Dans le même ordre d’idée de renouvellement, la disposition de la salle de thé, la décoration et les instruments utilisés sont au choix de l’hôte. Il bénéficie donc d’une certaine latitude pour interpréter le rituel. Dans l’extrait suivant, Honkakubo invite un moine ami de son maître : « Je lui fis traverser la pièce en terre battue, puis la grande pièce recouverte de plancher, jusqu’à la salle du fond, dont j’ai fait ma salle de thé. Dans cet espace d’un tatami et demi où il n’y a pas de tokonoma, il n’y a pas non plus de fleurs, ni de calligraphie. -Vu la pauvreté de cette salle, je n’ai jamais encore jamais reçu personne ici. -Mais non, c’est très bien ! C’est une salle véritablement simple et saine et je suis très flatté d’en être le premier invité ! Déjà, dès ce moment là, je me détendis. La gêne s’était envolée ; c’était un invité parfait : ni trop formel, ni trop nonchalant… »79 . 78 Edward T. Hall, La dimension cachée, op. cit., p. 189. 79 Yasushi Inoué, Le maître de thé, op. cit., pp. 51-52. 40
  • 41. Cet extrait démontre que l’espace ritualisé peut être conçu avec des variations. En effet, l’apparente volonté de cet hôte est d’épurer la salle au maximum. Peut-être a-t-il estimé que les décorations (fleurs, calligraphie) ne lui étaient pas nécessaires, vu qu’il s’y trouve généralement seul ? Ou alors il se peut qu’il veuille éviter de gêner son hôte par un décor trop imposant. Toujours est-il que ce dernier apprécie cette salle pour sa simplicité accueillante. Il en ressort que les modifications de cet espace ritualisé ne prétéritent pas les valeurs véhiculées par le rituel, en l’occurrence celle de l’hospitalité. Par ailleurs, le comportement de l’invité est qualifié de « parfait » en ce qu’il n’est « ni trop formel, ni trop nonchalant ». Le chanoyu privilégie donc des interactions marquées par un certain contrôle : « L’étiquette du chanoyu –bien qu’elle prescrive avec précision quand il faut s’incliner, et même jusqu’à quel point, quand il faut parler, quels sont les sujets appropriés –nous permet de respecter des manières communes et une discipline personnelle, de garder le contrôle de nous-mêmes dans l’ensemble de notre comportement »80 . Il convient de préciser que ce contrôle n’empêche pas que s’installe une convivialité graduelle entre participants ; il s’agit plus de préserver la sphère individuelle de chacun. La position de chaque participant est délimitée par un tatami à cet effet. L’extrait suivant, est un exemple de ce contrôle et de la convivialité qui l’accompagne : « On dit que c’est monsieur Toyobo qui introduisit la coutume de préparer le thé et de le faire circuler pour que chacun boive à tour de rôle (...). Et le bol circula : de moi à monsieur Toyobo, puis de lui à moi. Notre humeur changea incontestablement après le thé et, peu à peu, la conversation se fit plus intime (...)»81 . 80 Gretchen Mittwer, Le chanoyu, l’art du thé au Japon, in Tea for two, Les rituels du thé dans le monde, op. cit., p. 118. 81 Yasushi Inoué, Le maître de thé, op. cit., p. 30. 41
  • 42. Le thé apparaît ici comme le médiateur de l’interaction. Il permet un échange formel (celui des bols), qui glisse progressivement vers un échange intime dans la discussion. Il y a là une représentation de l’échange à un niveau symbolique, matérialisée par le bol de thé. Le breuvage semble modifier l’humeur des participants. L’action se passe à nouveau dans un espace ritualisé spécifique. D’autre part, il apparaît bien que le contrôle de soi prévu par « l’étiquette » n’empêche pas l’échange. Pour Mittwer, ce contrôle permet même de transcender les relations avec autrui : « Alors qu’il est fondamentalement une forme d’interaction sociale, le chanoyu enseigne que les règles de la vie sociale nous libèrent de nos impulsions fantasques et nous permettent de situer nos relations avec les autres à un niveau qui les transcende »82 . Le rituel serait donc comme le carcan d’interactions à caractère formel. Dès lors, on peut se demander quelle est l’origine de cette formalité. J’ai déjà évoqué le caractère religieux à l’origine du rituel qui impose une certaine solennité. J’ai également parlé du glissement du rituel du domaine religieux au domaine culturel. Parmi les quatre principes amenés par Rikyu, le respect et l’harmonie sont essentiels au bon déroulement des interactions lors du chanoyu. Si les jardins de thé sont conçus comme un parcours initiatique visant à laisser de côté pour un temps les préoccupations terrestres du quotidien, c’est aussi une mise en condition à pénétrer dans un espace où chaque participant est égal à un autre, du point de vue du rang social : « L’insistance sur l’harmonie a donné lieu à l’une des clés du chanoyu : l’égalité sociale dans la pièce où l’on prend le thé. Ceci peut paraître une évidence mais, même aujourd’hui, il arrive que certaines personnes ne se respectent qu’en fonction de leur naissance ou de leur position sociale. Au début du chanoyu, voici 82 Gretchen Mittwer, Le chanoyu, l’art du thé au Japon, in Tea for two, Les rituels du thé dans le monde, op. cit., p. 118. 42
  • 43. plus de quatre siècles, la société japonaise était divisée en castes, les guerriers tenant les rênes du pouvoir. En général, les membres des différentes castes ne se fréquentaient pas, chacune ayant à la fois ses habitudes et une place bien définie dans la société. Cependant, le chanoyu fut une occasion où les seigneurs féodaux, les prêtres, les guerriers de la classe supérieure et les marchands prospères se rencontrèrent souvent »83 . Si l’on en croit Mittwer, la salle de thé japonaise représente un espace d’aplanissement des statuts sociaux, dans une idée égalitaire. Plus qu’un espace spécifique, la salle de thé prend ici la valeur d’un géosymbole, en tant que lieu ou construction véhiculant des valeurs communes (harmonie, respect, altérité) : « Le géosymbole, expression de la culture et de la mémoire d’un peuple, peut se définir comme un lieu, un itinéraire, une construction, une étendue qui, pour des raisons religieuses, culturelles ou politiques, prend aux yeux des groupes ethniques une dimension symbolique qui les ancre dans une identité « héritée » »84 . Le fait de respecter un protocole d’entrée dans ce lieu particulier garantit une mise en condition pour une bonne interaction : « Dans le jardin menant à la salle de thé flottait un léger parfum. Je fus introduit par la petite porte et monsieur Oribe entra par celle de l’hôte »85 . Puis : « Il y a bien longtemps que nous ne nous sommes vus, dis-je en m’inclinant profondément. - Je suis heureux de vous retrouver en bonne santé. 83 Idem 84 Joël Bonnemaison, Les fondements géographiques d’une identité, L’archipel de Vanuatu, éd. Orstom, Paris, 1996, pp. 167-168. 85 Yasushi Inoué, Le maître de thé, op.cit., p. 96. 43
  • 44. - Je suis très ému. - Moi aussi »86 . On peut voir dans cet extrait que l’invité entre dans le pavillon de thé par une entrée spécifique, nommée nijiri-guchi. Cette entrée véhicule deux symboles : • Premièrement elle est basse, et oblige l’invité à se courber. En passant le nijiri–guchi, l’invité accepte de se remettre à la merci de l’hôte (j’emploie ce terme fort pour souligner les relations de pouvoir en jeu dans le rituel) et s’attend à ce qu’il réagisse avec hospitalité. Deuxièmement l’entrée basse symbolise une entrée dans l’espace rituel de thé. Il s’engouffre en fait vers une inconnue. La réussite de l’interaction tient dans le respect des rôles de chacun des participants : ici l’invité doit rentrer humblement et l’hôte doit l’accueillir avec hospitalité. On échange des politesses. Au niveau de l’espace, le nijiri–guchi représente donc un lieu de passage. Mais son importance symbolique dans le rituel en fait un marqueur spatial dont la particularité est d’être espace de transition. Hall a relevé la particularité de ces espaces : « L’homme occidental perçoit les objets, mais non les espaces qui les séparent. Au Japon, au contraire, ces espaces sont perçus, nommés et révérés sous le terme de ma, ou espace intercalaire »87 . En fait, j’ai déjà évoqué plusieurs de ces espaces « intercalaires », tels que le portail médian du jardin ou la séparation entre les tatamis dans le pavillon de thé, qui sont perçus comme objets à proprement parler : 86 Ibid., p. 97. 87 Edward T. Hall, La dimension cachée, op. cit., p. 99. 44
  • 45. « Le ma, ou intervalle, est un élément constructif fondamental de l’expérience japonaise de l’espace »88 . De ce fait, ces objets apportent une continuité dans l’espace, et la transition d’un endroit à l’autre est comme assouplie. Retournons dans la salle de thé où l’invité vient de pénétrer. La taille modeste de cette salle peut être aussi bien propice à générer la convivialité que les tensions : « -Qu’il existe de petites salles est une bonne chose, mais je voulais qu’on puisse se divertir paisiblement dans celle-ci. Dans une petite salle, cela finit toujours par être un combat ; et qui dit combat dit gagnant et perdant »89 . L’hôte de cette salle de thé l’a conçue plus large qu’à l’accoutumée pour qu’elle génère le moins de tensions possibles. D’un côté il y a la contrainte de renoncer à son statut social, qui pour l’exemple précédent est celui d’un seigneur, d’un autre côté il y a la proximité physique des participants. Cette distance entre les deux participants est qualifiée de distance personnelle lointaine par Edward Hall et équivaut à environ 75 à 125 cm, soit à une portée de bras, puisque les intervenants peuvent se transmettre un bol sans avoir à se lever : « L’expression anglaise : tenir quelqu’un « à longueur de bras » peut offrir une définition du mode lointain de la distance personnelle. Cette distance sera comprise entre le point qui est juste au-delà de la distance de contact facile et le point où les doigts se touchent à condition que les deux individus étendent simultanément les bras. Il s’agit, en somme, de la limite de l’emprise physique sur autrui »90 . Et : 88 Ibid., p. 188. 89 Yasushi Inoué, Le maître de thé, op.cit., pp. 159-160. 90 Edward T. Hall, La dimension cachée, op. cit., p. 151. 45
  • 46. « La frontière entre le mode lointain de la distance personnelle et le mode proche de la distance sociale marque, selon les mots d’un de nos sujets, « la limite du pouvoir sur autrui » »91 . Cette distance est donc celle où l’hôte qui dirige le rituel tient l’invité en son pouvoir. Le respect du protocole du rituel est donc une forme de garantie pour que les interactions entre participants se déroulent bien, et dans la convivialité. Ici un seigneur de guerre contraint de laisser son sabre à l’entrée de la salle et d’abandonner ses privilèges du quotidien subit une forme d’humiliation : «-Le Taïko92 a donc expérimenté plusieurs dizaines, ou plusieurs centaines de fois une petite mort ; en entrant dans la salle de thé de Monsieur Rikyu, il était obligé d’abandonner son sabre, de boire le thé, d’admirer les bols…Chaque cérémonie de thé était une mise à mort »93 . Par ailleurs, l’importance « d’admirer les bols » souligne celle qu’occupe l’instrumentation dans le rituel. 3.5 Instrumentation On a pu voir jusqu’à présent que le chanoyu est constitué de gestes, d’actions, d’attitudes porteuses de sens. La préparation rituelle du thé exige aussi des objets et instruments bien définis et précis. Ceux-ci sont comme les garants d’un échange contenu entre les participants. Pour cette recherche, je me contenterai d’en évoquer quelques uns qui me paraissent significatifs, puis d’analyser leur portée symbolique par la suite : La bouilloire et le brasero 91 Ibid., p. 152. 92 Seigneur de guerre. 93 Yasushi Inoué, Le maître de thé, op. cit., pp. 160-161. 46
  • 47. Le plus souvent, d’après Mittwer, la bouilloire est posée à même le brasero, dont elle épouse les formes. Selon, la saison, le brasero est remplacée par un âtre. Ce dispositif est disposé au milieu de la salle. La remarque de Hall que j’ai cité précédemment sur le fait que les activités des japonais se concentrent au centre de l‘espace s’expliquent ici par la chaleur que projette le brasero et qui favorise la convivialité. Cette préoccupation basique de conserver et partager la chaleur semble avoir déterminé une certaine organisation de l’espace japonais : « En termes de psychologie, le centre de la pièce constitue un pôle positif tandis que son périmètre d’où vient le froid, constitue un pôle négatif. Il n’est pas étonnant que les Japonais trouvent nos pièces dégarnies puisque, précisément, leurs centres sont vides »94 . La bouilloire qui trône donc au centre de la salle de thé est le plus souvent constituée de fonte, un peu comme celles qu’on trouve largement dans le commerce. On y fait bouillir l’eau qui après avoir légèrement refroidie est versée dans un bol. La cuiller à thé La cuiller à thé est thé est un instrument modeste, qui doit être taillé dans un bambou séché. La cuiller est comme le prolongement de la main et à ce titre doit aider à assouplir le geste qui consiste à déposer la poudre de thé dans le bol. Le fouet à thé Cet objet n’est censé servir qu’une seule fois. Il était même traditionnellement enterré après usage. Ce fouet permet de mélanger la poudre de thé à l’eau chaude directement dans le bol et est donc fondamental à la qualité de la boisson : 94 Edward T. Hall, La dimension cachée, op. cit., p. 185. 47
  • 48. « Le fouet à thé de la tradition Urasenke a environ 160 dents, chacune taillée soigneusement de manière à être très fine à la pointe. Il y a une alternance de dents de longueurs différentes : les petites se trouvent au centre et les grandes se recourbent vers l’extérieur. De plus, le bout carré de chaque de l’anneau extérieur est coupé pour que le thé n’y colle pas »95 . Un fouet à thé96 . Le bol à thé C’est l’objet essentiel du chanoyu. Le thé est préparé directement dedans et c’est l’objet de partage et d’échange par excellence, puisque le même bol sert à tous les participants. C’est traditionnellement un objet en céramique, couvert d’un vernis noir ou saumon. Il doit assurer une forme d’expérience sensorielle : « …donner une sensation adéquate dans les mains et sur les lèvres, avoir la forme et les dimensions exactes pour préparer le thé, pour être levé, pour être abaissé ». 95 Gretchen Mittwer, Le chanoyu, l’art du thé au Japon, in Tea for two, Les rituels du thé dans le monde, op. cit. , p. 137. 96 Idem 48
  • 49. De plus : « Il isole très bien le thé brûlant des mains et permet de garder la chaleur du thé »97 . Comment ces objets rituels sont-ils évoqués dans Le Maître de thé ? « Monsieur Rikyu se servait de petits bols à thé et de petites spatules (cuillers) ; je crois que c’est parce qu’il était grand ». Et : « …je crois que c’était quelque chose de longuement réfléchi : il calculait la taille de la spatule en fonction de celle du bol ; quant au bol il le mesurait en mailles de tatami »98 . La confection des cuillers fait ici directement appel à la sensation que pourra avoir l’utilisateur, dans une idée d’harmonie entre l’homme et l’objet d’une part, entre l’objet et un autre objet d’autre part, entre l’objet et l’environnement immédiat enfin. « Après avoir allumé le feu dans la cheminée de ma pièce d’un tatami et demi, j’ai sorti le bol de thé noir de Chojiro, que m’avait donné Maître Rikyu : une partie de la surface est encore nue, due à l’insuffisance du vernis, mais cette inégalité est artistiquement intéressante, ainsi que la forme galbée dans la partie inférieure, une lèvre légèrement épaisse et un mince piétinement… »99 . Le bol est d’une forme irrégulière et cependant « artistiquement intéressante ». On devine par cette description les sensations tactiles que connaît l’utilisateur de l’objet. 97 Ibid., p. 133. 98 Yasushi Inoué, Le maître de thé, op.cit., pp. 30-31. 99 Ibid., p. 48. 49
  • 50. Quant à la bouilloire que j’ai décrit précédemment, Mittwer estime qu’elle participe à l’ensemble des sensations qu’on peut percevoir dans une salle de thé : « Parmi les émotions visuelles et sonores du Chanoyu, il faut noter la vapeur qui s’échappe de la bouilloire et le bruit qu’elle fait, comme la brise à travers les branches de pin »100 . De manière générale, les instruments du rituel sont conçus afin de transmettre un éventail sensoriel familier aux participants, quels qu’ils soient. Hall considère que c’est une caractéristique japonaise que d’accorder une telle importance aux sensations transmises par des objets : « Comme le montrent clairement les objets qu’ils produisent, les Japonais sont beaucoup plus sensibles à la signification de la texture. Dans une coupe qui est lisse et agréable au toucher, l’artisan exprime l’intérêt qu’il porte à la fois à l’objet, à son futur utilisateur mais également à soi-même. Le fini des bois polis produits par les artisans du Moyen Age traduisait aussi l’importance qu’ils attachaient au toucher. De tous nos sens, le toucher est le plus personnel »101 . En résumé, les instruments du Chanoyu sont des objets porteurs de sens qui participent aux interactions du rituel. Le bol en est l’instrument le plus emblématique. 3.6 Conclusion du Chapitre On a vu qu’il y a bien un espace spécifique où se déroule traditionnellement le rituel. Celui-ci est directement inspiré de traits culturels et d’une vision du monde propre à l’aire culturelle japonaise. Les interactions entre participants 100 Gretchen Mittwer, Le chanoyu, l’art du thé au Japon, in Tea for two, Les rituels du thé dans le monde, op. cit., p. 134. 101 Edward T. Hall, La dimension cachée, op. cit., p. 85. 50
  • 51. sont largement codifiées et porteuses de sens. Le thé est donc bien médiateur d’interactions dans un espace ritualisé. Le film « Death of a tea master » de Kumai Kei102 , issu du roman de Inoué qui m’a servi de source principale, met fort bien en images les thématiques que j’ai évoqué. Pour conclure cette partie, je reproduis ici un extrait de Nicolas Bouvier qui rappelle la simplicité hospitalière à la base du chanoyu, opposée à sa récupération commerciale contemporaine : « Le gentilhomme se mit donc en tête d’inviter ses meilleurs amis autour d’un bol de thé pour recréer ce climat de bonheur rustique, de concentration possible, de connivence avec les objets. Il choisit avec soin les ustensiles indispensables, un pavillon intime et tranquille et des convives s’accordant assez bien pour que le silence soit aussi aisé à partager que la conversation. Les zennistes, qui avaient depuis longtemps fait du thé un auxiliaire de leurs veilles et avaient élevé ce breuvage à la dignité d’ingrédient spirituel, ne pouvaient manquer d’influencer cette nouvelle mode, (…), et ajoutèrent à cette réunion d’amis esthétisants une touche d’étiquette et de rituel– mais enfin juste ce qu’il fallait pour convenir aux Japonais qui ne pourraient respirer sans un peu de rituel… »103 . 4. Le rituel du thé marocain 102 Kumai Kei, « Death of a tea master », d’après le roman de Yasushi Inoué, Le maître de thé, op.cit., prod. Yamaguchi Kazunobu, Seiyu, 1989. 103 Nicolas Bouvier, Le Vide et le Plein, Hoëbeke, Paris, 2004, pp. 129-130. 51
  • 52. La porte de la Casbah de Matisse (1912)104 . 4.1 Goût de la boisson Le thé est arrivé relativement tard au Maroc, au 18ème siècle, par le biais d’ambassadeurs européens qui en faisaient cadeau au Sultan. Le thé était alors le privilège de l’aristocratie et apprécié pour ses vertus rafraîchissantes. Un serviteur de la cour du sultan occupait même la fonction de serveur attitré 104 Jacques Laissagne, Matisse, éd. Skira, Lausanne,1959, p.80. 52
  • 53. du thé, connu sous le nom de « Muley Etai »105 , « Etai » ou « Atay » signifiant thé en berbère106 . Par la suite, le thé s’est répandu à toutes les couches de la population et à l’ensemble du Maghreb, par les caravanes nomades. J’ai choisi de m’en tenir au Maroc pour cette étude de cas, car même s’il existe de nombreuses similitudes entre les pratiques liées au thé qui vont du Maroc à la Mauritanie, puis jusqu’en Egypte, le rituel de thé marocain est suffisamment dense. De thé noble de cour, la boisson est devenue la boisson d’élection de l’ensemble de la population, et cela malgré qu’elle ne soit pas dans les habitudes depuis longtemps : «Une illusion de l’enracinement du thé dans le passé du pays, mais aussi l’illusion d’accaparer la boisson par rapport au monde qui nous entoure »107 . D’ où vient cette illusion qui semble réunir les marocains, et les séparer du monde qui les entoure? La religion semble directement impliquée : l’Islam qui domine le Maghreb proscrit la consommation d’alcool, or le thé s’est imposé comme une boisson à la fois désaltérante et d’un goût sucré et frais, le thé marocain étant le plus souvent additionné de menthe ou d’autres herbes et épices aromatisantes. A l’origine c’est en raison de la rareté du thé qu’on le coupait avec d’autres plantes. Le thé en provenance d’Asie était cher. On utilisait le plus souvent des variétés de thé vert telles que le gunpowder, un thé constitué de poussières grossières. Ces variétés sont amères et ne convenaient pas pures au goût des Marocains. Le thé s’est donc naturellement accordé à la menthe fraîche, à plus forte raison parce que l’usage de cette plante était déjà dans les moeurs : 105 Alain Huetz de Lemps, Boissons et civilisations en Afrique, éd. Presses Universitaires de Bordeaux, 2001, p. 534. 106 Abdelahad Sebti, Itinéraires du thé à la menthe, in Tea for two, Les rituels du thé dans le monde, op. cit., p. 141. 107 Idem. 53
  • 54. « La menthe était déjà connue pour différents usages bien avant l’arrivée du thé, on en faisait entre autres un sirop, une confiture et un plat cuisiné (…)»108 . La boisson s’est assez rapidement institutionnalisée, et plus encore, s’est imposée comme un médiateur : « En réalité il s’agit moins de quantités consommées que d’importance rituelle, la boisson jouant le rôle de support et d’expression pour un style de vie et une manière d’être ensemble »109 . Ce point me semble essentiel. Ce que Sebti décrit comme un support et une expression d’un style de vie, c’est le thé en tant que médiateur entre des individus, médiateur face à un milieu. Il est comme le reflet d’une identité, et d’un type de rapport à l’autre. La particularité du thé est de se retrouver en tant que médiateur dans tant d’aires culturelles différentes, et de paraître à chaque fois être le reflet propre de cette aire aux yeux de ces habitants. 4.2 Scène de thé au Maroc L’ethnographe Paul Odinot a fait une étude sur les modes de vie marocains dans les années 20110 . Il en a ramené une description détaillée du rituel, dont je vais rapporter des extraits. Abdelahad Sebti, dans un article récent, s’en est directement inspiré. Les deux approches sont complémentaires. Tout d’abord, un préparateur est choisi. Il peut s’agir soit d’un convive, soit de l’hôte. Il a la responsabilité d’une bonne interaction entre les participants : « (C’est un) moyen de mettre en confiance les convives, et d’abattre les barrières d’une méfiance éventuelle »111 . 108 Abdelahad Sebti, Itinéraires du thé à la menthe, in Tea for two, Les rituels du thé dans le monde, op. cit., p. 147. 109 Ibid., p. 141. 110 Paul Odinot, Le Monde Marocain, éd. Marcel Rivière, Paris, 1926. 54
  • 55. Il s’agit probablement de la méfiance d’être empoisonné. Le fait de laisser la préparation à un invité est un indice d’hospitalité ouverte. Le préparateur est aussi appelé feqih, soit un homme instruit et purifié, qui doit commencer par se laver les mains. Il dispose d’ustensiles qui sont autant d’instruments spécifiques à la préparation : « On lui apporte (…) la bassine et le savon, on lui verse de l’eau sur les mains avec l’aiguière. On apporte devant lui le plateau d’argent ou de cuivre, sur lequel sont placés les verres de cristal, la théière, la boîte à sucre, le vase où se trouve la menthe, le marteau. Le tout recouvert d’un voile brodé qu’on retire avec cérémonie… »112 . Le sucre était traditionnellement acheté en pain, et le marteau employé pour le réduire en morceaux. Le plateau est enveloppé pour dissimuler l’instrumentation et ainsi renforcer sa valeur rituelle. Le préparateur est secondé d’un aide qui s’occupe spécifiquement de l’eau chaude. Celui-ci va rincer la théière une première fois avec l’eau bouillante afin de la purifier, à l’appel d’un clin d’œil du préparateur. Puis, la boisson va être préparée dans la théière : « Le préparateur mesure le thé, le verse dans la théière, nouvel appel au verseur d’eau chaude, afin de laver le thé, pour enlever les poussières et diminuer un peu son amertume. Si le sucre a été apporté cassé, l’officiant le met dans la théière en le dosant avec attention ; si on lui a apporté le pain de sucre en entier, il l’a, avant toute chose, cassé en deux, puis prenant la partie supérieure, la meilleure et la plus petite, il l’a, à la façon d’un faiseur de zelliges113 , rapidement cassée en morceaux de la grosseur d’un demi poing. Le sucre mis, on emplit la théière d’eau chaude, puis, avec la cuillère d’argent percée de trous, on écume la mousse qui surnage et les brindilles de thé. 111 Abdelahad Sebti, Itinéraires du thé à la menthe, in Tea for two, Les rituels du thé dans le monde, op. cit., p. 143. 112 Paul Odinot, Le Monde Marocain, op. cit., pp. 158-159. 113 Petit morceau de brique émaillée servant à la décoration de monuments ou d’intérieurs marocains (Le Robert). 55
  • 56. Alors vient le rite du parfum. Quel assaisonnement va-t-on donner au thé. La menthe ou la verveine (...) ? Basilic ou marjolaine (...) ? L’armoise ou la rose, (...), ou bien, par ce printemps, y mettra-t-on des violettes ? Si l’on est privé de fleurs d’oranger fraîches, plongera-t-on dans le thé la petite boîte d’argent contenant de l’ambre ? »114 . Odinot évoque la variété des fleurs, herbes ou épices qui assortissent la boisson. Ceux-ci sont choisis par le préparateur selon l’envie du moment ce qui indique une certaine souplesse dans le rituel. Il s’agit de goûts parfumés et très sucrés, à l’image du demi poing de sucre qui est versé dans la théière. On notera dans cet extrait l’importance de l’instrumentation qui participe à la qualité du thé proposé lors de ce rituel. Le préparateur casse le sucre à l’aide d’un marteau comme autant de morceaux de mosaïque. Une fois l’infusion préparée, le thé est épuré de son écume et de brindilles au moyen d’une cuillère spécifique. Le fait que les instruments du rituel soient toujours les mêmes réveille des sensations familières au préparateur. A partir d’un éventail d’instruments, le préparateur réinvente le rituel à chaque fois, ce qui garantit qu’il soit vivant et actualisé. D’autre part, en utilisant ces instruments particuliers le préparateur est « contraint » à des gestes qui seront facilement identifiables et reproductibles par l’assistance. Cela rassemble les participants issus d’une même culture autour de gestes simples mais précis, et porteurs de sens pour eux : « La répétition prend parfois une coloration morale : le geste tire sa valeur du simple fait qu’il est reproduit indéfiniment. Il devient un rituel : parmi ce qui est transmis de génération à génération, les séquences ainsi mémorisées tiennent une place importante, et pas seulement dans la vie religieuse »115 . 114 Paul Odinot, Le Monde Marocain, op. cit., p. 159. 115 Paul Claval, La géographie culturelle, éd. Nathan, coll. Université, Paris, 1995, p. 61. 56
  • 57. Les gestes et postures liés à la dégustation procèdent du même principe : « Le préparateur goûte maintenant la mixture. Il rajoute un peu de sucre, bien que de coutume la première théière doit être laissée un peu amère. Puis il transvase trois ou quatre verres afin de ne pas laisser le sucre au fond, enfin il verse. Là est le grand art. Il faut savoir verser de haut avec une ou deux théières dans le même verre, sans rien répandre sur le plateau et en faisant mousser un peu le thé bouillant. Le domestique porte aussitôt les verres aux assistants en observant la règle du protocole ; d’abord les chorfas, les hôtes, puis les vieillards. Chacun se met à boire en aspirant bruyamment le liquide pour pouvoir l’absorber brûlant et tous louent celui qui l’a fait »116 . Je mettrai plusieurs points en avant : le préparateur goûte le thé avant ses invités, à l’inverse de ce qu’on a vu dans le chanoyu, ce qui renvoie probablement à écarter la méfiance des convives. D’autre part, le fait de remplir les verres de haut avec deux théières différentes permet, -en dehors du geste acrobatique que les invités ne peuvent manquer d’admirer-, d’oxygéner la boisson, d’en atténuer la chaleur et de bien répartir le sucre. Sebti résume : « Servir chaque verre avec deux théières, cela fait que les qualités et les défauts s’équilibrent »117 . Ces éléments donnent une idée d’égalité au rituel : personne ne peut se sentir lésé par la moins bonne qualité de son verre. Lors du service, on respecte un ordre de bienséance en honorant avant tout les invités et les aînés. Tout le monde se doit de féliciter ensuite le préparateur. Celui-ci subit une forme de mise à l’épreuve en assumant la préparation du thé : 116 Paul Odinot, Le Monde Marocain, op. cit., pp. 159-160. 117 Abdelahad Sebti, Itinéraires du thé à la menthe, in Tea for two, Les rituels du thé dans le monde, op. cit., p. 144. 57
  • 58. « Pendant ce temps, on cause, mais aussi on regarde ce spectacle mille fois vu, et sûrement les Marocains jugent un homme à la manière dont il prépare le thé, et l’on prétend que les gens impurs et méchants font toujours un thé fade, mauvais »118 . Ces éléments donnent l’idée d’une interaction efficiente, où l’action du préparateur appelle la réaction (positive) de l’invité. Le jugement du préparateur du thé est porté, plus que sur le goût de la boisson, sur son comportement dans une situation sociale où il s’agit d’honorer les anciens, les invités, les étrangers. Cette scène se répète en général trois fois, pour devenir de moins en moins formelle : « Les verres bus sont replacés sur le plateau pour une nouvelle libation (sic) que l’officiant prépare en rajoutant un peu de thé, du sucre et de « l’assaisonnement », mais cette fois il fera placer la théière à même le feu, car l’eau s’est refroidie ; il faut que cette deuxième cuvée jette un bouillon avant qu’on l’absorbe. On doit boire trois verres au moins, mais on peut en boire plus ; les jours de fête, on ne s’interrompt que pour rincer les verres poisseux de sucre, et j’ai vu maintes fois des hommes ivres d’avoir bu seulement du thé fort parfumé de menthe »119 . L’excitation que peut apporter le thé est ici mise en avant. Je gagerai que la quantité de sucre ingurgité dans le même temps est la cause principale de l’excitation. Pour ces deuxièmes et troisièmes services, les verres sont « remis en jeu » et confondus. De même, la deuxième cuvée est bouillie avec moins de précaution. Ces éléments donne l’idée d’une interaction moins formelle et plus détendue, avec un caractère égalitaire. Au vu de la description d’Odinot, il y a bien une succession de gestes, de conduites et d’instruments rituels. 4.3 Espaces ritualisés 118 Paul Odinot, Le Monde Marocain, op. cit., p. 159. 119 Ibid., p. 160. 58