Gotham spirit Le livre des jours (« specimen days ») dans l’ombre du 11 septembre
1. GothamSpirit
Un autre regard sur New York
Le livre des jours (« Specimen Days ») dans l’ombre du 11 septembre
Déroutant, le dernier roman de Michael Cunningham ? A plus d’un titre : Le livre des jours
("Specimen Days") nous entraîne du XIXè siècle vers un futur post-apocalyptique, ses
personnages déclament les vers du poète Walt Whitman, les objets glissent d’une époque à une
autre... Trois histoires mais un cadre commun : Manhattan. L'auteur du désormais célèbre The
Hours délivre un poignant portrait de New York autant qu’un message spirituel. A un siècle
d’intervalle, Cunningham et Whitman, les deux "fils de Manhattan", se rejoignent dans leur amour
de New York. Et partagent la même foi inquiète envers la démocratie et la puissance de
l’imaginaire. A nous lecteurs d’apprécier (ou non) cette forme expérimentale d'écriture sur laquelle
plane l’ombre du 11 septembre.
L'ombre portée du 11 septembre
Si l’on se demande quel a été l’impact du 11 septembre sur la production de fictions, Le livre des jours retient
d'emblée l’attention. Ce roman doit être lu à l'ombre de cette funeste journée, une ombre portée dont on n'a pas fini
de mesurer l'étendu. D’abord, l'événement est mentionné dans le récit central dont le titre, « La croisade des enfants
», est déjà un clin d'oeil à l'Histoire (1). L’on devine très vite que le 11 septembre inaugure une série de calamités
dont la compréhension échappe, dans un premier temps, aux personnages. Cependant, ce n'est pas la première
catastrophe que connaît Manhattan. Dans le premier récit, intitulé « Dans la machine », l’incendie de la Manhattan
Company représente une effrayante mise en abyme. De jeunes ouvrières meurent brûlées vives, enfermées sur leur
lieu de travail (2). La tragédie décrite par Michael Cunningham n’est pas sans évoquer d'autres images aux lecteurs
du XXIè siècle : " Elle se tenait dans l'embrasure, agrippée au chambranle, sa jupe bleue bouffant. Silhouette bleue,
elle se détachait sur le rectangle vif, frêle et distincte (...) Elle sauta (...) La jupe de la femme s'enfla autour d'elle
tandis qu'elle tombait. Elle leva les bras, prête à saisir des mains invisibles tendues vers elle" (3). Ou encore "Une
fumée qui n'était pas de la fumée mais ce qui en émanait, tourbillonnait autour d'eux, donnant à l'air une densité
accrue, une coloration aigue et douloureuse" (4). Ville blessée, Manhattan est aussi une porte d’entrée sur l’invisible.
Manhattan ville fantôme
Voilà bien le paradoxe, la ville de New York, effervescente et extravagante, aux palpitations jamais interrompues, est
une cité peuplée de fantômes. "Les morts avaient pénétré l'atmosphère. Il le comprit aussi sûrement qu'il avait senti
la présence de Simon dans l'oreiller (...) les morts emplissaient la bouche et les poumons de Lucas" (5). Un destin
qui en vide lentement la substance vitale. Dans "La croisade des enfants", un magnifique passage décrit l'apparition
soudaine d'un cheval de la police montée. L’animal en fuite sème la pagaille sur Broadway. Et l'un des personnages
de constater : "Quelque chose leur fait peur. Cela n'arrivait pas auparavant" (6). D’un récit à l’autre, l'armée des
morts prend une place de plus en plus importante. A la fin du second récit, le point de rupture est atteint. Le
personnage principal, Cat, prend littéralement la fuite. Devenue incapable d'assumer son métier de psychologue de
la police, elle ne supporte plus l'atmosphère morbide de la ville. Enfin, dans le dernier récit, « Une pareille beauté »,
celui d'un futur post-apocalyptique, le vieux New York n’est plus qu’un immense musée à ciel ouvert, peuplé de
figurants, rôles assumés par des humanoïdes, mi-hommes, mi-machines. Le destin de l’humanité se joue désormais
2. ailleurs.
Déclin de civilisation
Reprenant une idée chère à Walt Whitman, Cunningham souligne l'importance de la vie matérielle comme
incarnation du degré de sophistication d'une société. "Tout n'était que perpétuel changement à vrai dire. Les
générations futures rechercheraient peut-être ces pulls en orlon pailletés de Nassau Street. Peut-être que les
critères tomberaient si bas qu'une paire de chaussures en carton imitation croco fabriquées à Taïwan seraient
considérées comme des objets de valeur représentatifs d'une autre époque" (7). A la structure ternaire du livre
correspondraient ainsi l’essor de la société industrielle, l’apogée consumériste et enfin le déclin. D'un récit à l'autre,
il est aisé de repérer quelques objets symboliques tels qu'une une machine à coudre et un bol en porcelaine fine.
Celui-ci circule de mains en mains à travers les siècles. Ces objets sont peu à peu vidés de leur sens marquant la
fin d'une civilisation matérialiste. L’humanité elle-même amorce une étonnante évolution biologique dans ses
croisements avec d’autres espèces.
Specimen days ou l’intranquillité démocratique
Une ville musée, une civilisation essoufflée, des êtres hybrides… voilà un tableau bien sombre. La clef se trouve
dans le titre anglais du roman : Specimen Days. Celui-ci est emprunté à l'un des tout derniers ouvrages publiés par
Walt Whitman, un livre testament en prose dans lequel le poète évoque la guerre civile qui a déchiré les Etats-Unis
d'Amérique de 1861 à 1865. Un ouvrage dans lequel le poète réitère son attachement à New York qui incarne pour
lui la quintessence de la démocratie (8). Le Specimen Days de Michael Cunningham exprime donc une violente
inquiétude quant au devenir de la démocratie aux Etats-Unis. Dans la fiction, son inquiétude est rendue légitime par
le déclin de New York et l'effondrement social intérieur. Le terrorisme n'est désormais plus l'apanage d'un ennemi
extérieur mais aussi le fait de groupuscules américains anarchisants.
La poésie, dernier rempart contre la folie des hommes ?
Le jeu sur les prénoms tisse un lien dans le temps entre les personnages de ces trois histoires. Leurs paroles, des
vers empruntés au poète, résonnent comme autant de passerelles vers le monde invisible, liant ainsi les vivants et
les morts au-delà du temps. Ce procédé est aussi un lien entre l'auteur et le lecteur, entre Whitman, Cunningham et
nous-mêmes : "You will hardly know who I am or what I mean, But I shall be good health to you nevertheless, And
filter and fibre your blood"(9). C'est une invitation à la création sous toutes ses formes, à célébrer la beauté du
monde en dépit de ses, hélas, trop nombreuses imperfections. A s’inventer un futur. A l’image du héros qui, dans le
dernier récit, renonce à un improbable voyage de trente-huit années dans l'espace pour un avenir tout aussi
improbable sur une planète ravagée par la folie de ses prédécesseurs. Ayant enfin acquis la capacité à jouir de la
vie, l’humanoïde Simon assume son destin terrestre. Sans illusion mais avec grâce.
Bénédicte Grange
Voir aussi :
www.whitmanarchive.org
www.michaelcunningham.com
3. Notes :
1. En 1212, la croisade des enfants rassembla de nombreux jeunes gens qui avaient pour but de partir en
pèlerinage à Jerusalem. Beaucoup d'entre eux périrent en chemin.
2. Michael Cunningham s'est inspiré de l'incendie de la Triangle Shirtwaist Factory en 1911, à New York, dans
lequel 146 couturières trouvèrent la mort.
3. p109 de l'édition française (Le Livre des Jours, Belfond, 2006) et p98 de l'édition américaine (Specimen Days,
Picador, 2005) : "The woman stood in the window, holding to its frame. Her blue skirt billowed.The square of
brilliant orange ade of her a blue silhouette, fragile and precise (...)She jumped(...)The woman's skirt rose around
her as she fell. She lifted her arms, as if to take hold of invisible hands that reached for her".
4. p110 de l'édition française et p99 de l'édition américaine : "Smoke but not smoke, that which smoke created,
swirled around them all, a densifying of the air, a sharp and painful enlivening."
5. Idem : "The dead had entered the atmosphere. With every breath Lucas took the dead inside him".
6. p.188 de l'édition française et p.175 de l'édition américaine : "Something's spooking them", the woman said.
"This didn't used to happen".
7 . p.126 de l'édition française et p.114 de l'édition américaine : "It all kept shifting under your feet, didn't it ? Maybe
future generations would prize those spangled Orlon sweaters from Nassau Street. Maybe things would fall so
far that a pair of cardboard imitation-alligator shoes made in Taiwan would look like artifacts of a golden age".
8. Voir en particulier la pièce N°152, « Human and Heroic New York », magnifiquement écrite. (Specimen Days,
Walt Whitman, 1892).
9. In Song of myself, "Leaves of Grass", Walt Whitman, 1891-1892. Traduction personnelle : "Tu ne sauras peut-
être pas qui je suis et ce que je dis, mais néanmoins je saurai t'être bénéfique, purifier et nourrir ton sang"
Copyright benedicte.grange, 2006, Tous droits réservés.
Rédigé par Bénédicte Grange le 13 septembre 2006 | Lien permanent
Commentaires
Pas encore lu le dernier Cunningham (pas plus, dans la série "9.1 1 experience", que le dernier Safran Foer, du
reste)... Mais cette critique donne plus qu'env ie... Merci!
Rédigé par : A.D. | 1 3 décembre 2006 à 1 1 :49
Une présentation très intéressante de ce liv re que je v iens de lire av ec beaucoup de plaisir durant un séjour à New
York. J'av ais énormément aimé "Les heures" du même auteur.
Sav ez-v ous si le titre français "Le liv re des jours" est tiré lui aussi de l'oeuv re de Walt Whitman ?
J'ai découv ert v otre site en cherchant d'où v enait le nom de "Gotham" à propos de New York.
Brav o et bonne continuation.
Rédigé par : C.M. | 1 4 août 2008 à 20:46
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