Le 21ème siècle pose la question du statut des travailleurs indépendants.
Le pouvoir et le nombre croissants d'entreprises liées à la révolution numérique a fait naître une économie à la demande.
Pas de salaire fixe, ni d'avantage social, ..., rémunérés à la tâche, ces "travailleurs 1099" ont lancés une class action pour défendre leurs droits.
Le cas d'Uber (après Home-joy) pourrait faire jurisprudence en cas de succès : nécessité pour les start-up de repenser leurs modèles économiques, désillusion des investisseurs.
Certaines d'entre elles ont pris les devants, plus par crainte de procès et de leurs incapacités de levées de capitaux.
1. JEUDI 6 AOÛT 20150123
SiliconValley:lespetitsboulotsenquestion
Uberdemandel’annulationd’une«classaction»contrelestatutdetravailleurindépendantdeseschauffeurs
san francisco - correspondance
H
abitué des tribunaux,
Uber joue plus gros
que d’habitude. Jeudi
6 août, à San Fran-
cisco, la société américaine de
transport urbain va tenter d’obte
nirl’annulationd’uneclassaction
(recours en justice collectif) qui
pourrait remettre en cause son
modèle économique.
La procédure porte sur le statut
de travailleur indépendant de ses
chauffeurs. Les plaignants esti-
ment qu’ils auraient dû bénéfi-
cier du statut de salarié, avec tou-
tes les obligations que cela impli-
que pour leur employeur.
Dans la Silicon Valley, le recours
à cette main-d’œuvre est au cœur
de tout un pan de la révolution
numérique : l’économie à la de-
mande, aussi surnommée l’éco
nomie des petits boulots.
Comme Uber, nombre de
startup se sont lancées en limi
tant les embauches. Elles ont levé
des dizaines, voire des centaines
de millions de dollars sur la pro
messe de collaborateurs à bas
coût et extrêmement flexibles.
Aucun avantage social
On les connaît sous l’appellation
de « travailleurs 1099 », en réfé
rence au formulaire fiscal qu’ils
doivent remplir. Ils s’improvisent
chauffeurs de taxis, arpentent les
allées des supermarchés, font le
ménage à domicile ou livrent
achats et repas. Ils ne perçoivent
pas de salaire fixe mais sont ré-
munérés à la tâche. Et ils ne béné-
ficient d’aucun avantage social :
ni assurance santé, ni retraite, ni
chômage, ni congés payés…
« Ces entreprises doivent respec-
ter les règles », plaide Shannon
Liss-Riordan, l’avocate à l’origine
de la class action lancée contre
Uber. Elle a également attaqué
Lyft, le grand rival américain
d’Uber, Instacart (courses), Post-
mates (livraison) ou encore Shyp
(envoi de colis). En 2014, elle avait
déjà obtenu gain de cause face à
FedEx, le géant de la livraison, qui
fait aussi appel à des travailleurs
indépendants.
Lerecoursd’Uberexaminéjeudi
par le tribunal de San Francisco
portesurlaforme.L’entreprisees-
time que les plaignants ne sont
pas représentatifs de l’ensemble
de ses chauffeurs. Et donc qu’ils
ne peuvent pas lancer une action
en nom collectif. « Les chauffeurs
utilisent Uber comme ils le souhai-
tent. C’est pourquoi il n’existe pas
de chauffeur type », assure-t-elle
dans sa demande d’annulation.
Les revendications des plai-
gnants « sont contraires à la vo-
lonté de nombreuses personnes
qu’ils assurent représenter mais
qui ne souhaitent pas être sala-
riées », juge la société. Elle cite
400chauffeurssedisantsatisfaits
du statut de travailleur indépen-
dant,quileuroffreune« flexibilité
qu’ilsapprécient ».Enmars,lejuge
chargédudossieravaitcependant
autorisé la poursuite de la procé-
dure.S’ilmaintientcettedécision,
unprocèsauralieudontl’issuere-
viendra à un jury populaire.
En cas de défaite, le modèle éco-
nomique d’Uber vacillerait,
d’abord en Californie puis sans
doute dans le reste des Etats-Unis.
Si ses chauffeurs américains doi-
vent être salariés, la société devra
leur garantir un salaire mini-
mum, cotiser pour leur retraite et
leur couverture santé, et les in-
demniser pour les frais d’essence,
d’assuranceetdemaintenancede
leur véhicule. Elle devra alors aug-
menter ses tarifs et abaisser ses
commissions,préditArunSunda-
rarajan, professeur de manage-
ment à l’université de New York.
Obstacles vers la rentabilité
Pour sa défense, Uber se présente
comme une simple plate-forme
technologique, mettant en rela-
tion chauffeurs et passagers, un
intermédiaire rémunéré par une
commission sur le prix de chaque
trajet.« Cen’estpasparcequevous
utilisezuneapplicationmobileque
vous êtes une entreprise technolo-
gique », rétorque Me Liss-Riordan.
Pour le juge Vince Chhabria,
chargé de la plainte déposée con-
tre Lyft, la classification de ces tra-
vailleurs indépendants pose un
véritable problème : « Les règles
du XXe siècle ne sont pas très utiles
pour répondre à cette question du
XXIe siècle. Peut-être faudrait-il les
considérer comme une nouvelle
catégorie de travailleurs, ayant be-
soin d’une panoplie différente de
protections sociales. »
Dans la Silicon Valley, le sujet
est sensible. Pour les start-up, ce
sont potentiellement des modè-
les économiques à repenser. Et
des obstacles supplémentaires
sur le chemin de la rentabilité.
Pourlesinvestisseurs,cesontdes
paris qui pourraient ne pas abou-
tir. En 2014, les sociétés de l’éco-
nomie à la demande ont levé
8 milliards de dollars (7,36 mil-
liards d’euros), selon le décompte
du cabinet CB Insights.
D’un côté, les start-up de l’éco-
nomie à la demande ont besoin
delaflexibilitéetdesfaiblescoûts
apportés par les travailleurs indé-
pendants. De l’autre, elles souhai-
tent former leurs collaborateurs,
leur imposer des règles ou des te-
nues vestimentaires. Or, la loi
américaine n’autorise tout cela
que pour les salariés.
Manifestation de
chauffeurs d’Uber,
à Santa Monica
(Californie),
le 24 juin.
Nombre de
start-up se sont
lancées sur
la promesse
de collaborateurs
à bas coût
Certaines d’entre elles ont dé-
cidé de prendre les devants. Fin
juin,Instacartachoisid’employer
ses « personnal shoppers ». Shyp a
fait de même pour ses chauffeurs.
EtLuxepoursesvoituriers.Sielles
endossent ces coûts supplémen-
taires, c’est aussi pour éviter que
des incertitudes juridiques re-
mettent en cause leurs prochai-
nes levées de capitaux.
« De nombreux fonds de capital-
risque ne veulent pas investir dans
une entreprise menacée par un
procès », note Hunter Walk, inves-
tisseur chez Homebrew. On
compte déjà une victime : Home-
joy, une plate-forme de ménage à
domicile. Attaquée en justice, elle
a fermé ses portes le 31 juillet
après avoir échoué à trouver de
nouveaux financements. p
jérôme marin