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navigue en direction de Dakar. Il s'agit d'un navire à fond plat qui convient bien à la
navigation dans un chenal avant l'océan. Les ballasts ne sont pas remplis, une baisse de pression
ayant empêché de faire le plein à Ziguinchor. Les vérifications élémentaires de sécurité sont
négligées; la surcharge en passagers est évidente : prévu pour le transport de 550 passagers. On
dénombre officiellement 1034 passagers après l'escale de Carabane. Plus tard, on apprendra qu' il y
avait en fait 1863 personnes à bord.
A 22 heures le JOOLA envoie son dernier message et ne signale aucun problème. Tout va alors
se dérouler très rapidement. L'orage, venu de la terre, rattrape le bateau. Un coup de vent ( 50 à 55
Km / h) abat un paquet de pluie. Le «JOOLA» s'incline encore plus sur la gauche qu'à
l'accoutumée. Près de 500 passagers sont sur le pont. Ils glissent vers bâbord pour se mettre à l'abri:
l'inclinaison s'accentue. A l'arrière, un bruit de tôles broyées: les véhicules, qui n'avaient pas été
arrimés lors du chargement, viennent de glisser et se fracassent sur le côté gauche du pont-garage.
Entraîné par ce poids, le «JOOLA» est maintenant sur le flanc, et c'est la catastrophe ; l'eau
entre par les hublots de troisième classe, la lumière s'éteint. Il s'ensuit une panique mortelle : à
l'intérieur, les passagers se bousculent, tentent de trouver une issue. Certains essaient de nager, dans
le noir, sans pouvoir repérer où se trouvent le haut et le bas, dans un capharnaum d'objets, emportés,
brassés par les eaux ; des gens terrorisés tentent de s'agripper à d'autres qui les écartent, s'en défont,
pour tenter de survivre ; des enfants hurlent, des mères appellent. Dans la cabine de pilotage les
marins, épouvantés, emportés par le mouvement du bateau, sont tous précipités vers la porte gauche
où l'eau commence à entrer, ils ne peuvent plus accéder aux commandes, ni lancer de SOS. Dehors,
des gens sautent ou sont précipités dans les flots, ne s'entrapercevant qu'à la lueur des éclairs. Les
embarcations de secours ne sont pas mises à l'eau. Le JOOLA se retourne, coque en l'air.
L'ampleur de la catastrophe :
La catastrophe s'est jouée en quelques minutes. L'arrivée des secours est tardive. Ce n'est
que le lendemain matin, vendredi 27 septembre, que les premiers navires sauveteurs, des chalutiers,
recueillent les survivants. On a parlé du « TITANIC AFRICAIN » dans les médias : on ne dénombre
en effet que 64 survivants sur les 1863 passagers du JOOLA, alors que, lors de la catastrophe du 14
au 15 avril 1912, 820 personnes avaient pu être sauvés parmi les 2602 passagers du TITANIC.
Proportionnellement on compte près de dix fois moins de survivants pour un nombre quasi identique
de morts: 1799 victimes pour le JOOLA et 1782 pour le TITANIC.
La comparaison s'arrête là, à l'ampleur de la catastrophe humaine. Ces deux drames
maritimes s'opposent sur bien d'autres points : ici noué en quelques minutes, ne laissant ni la
possibilité de SOS, ni de mettre à l'eau les embarcations de secours, en eau tropicale et non en eau
glaciale, à proximité des côtes, et non pas en plein océan ...Ce qui n'a pas empêché le retard des
secours.
Il s'agit en premier lieu d'un drame humain collectif d'une ampleur exceptionnelle, avec
malheureusement beaucoup de femmes et enfants parmi les nombreuses victimes. C'est aussi le
drame de la négligence...., à tous les niveaux. Choquée et indignée, la foule en colère marche vers la
présidence. Le ministre des transports et celui des armées sont limogés ; le reste du gouvernement est
remercié près d'un mois plus tard. C'est aussi un drame économique pour la Casamance: la
disparition du JOOLA prive le pays de la route maritime. En effet, la route terrestre du nord vers
Dakar est dangereuse du fait de l'insécurité de la région (passagers détroussés), longue (450 km) et
lente (un à trois jours) du fait de postes douaniers, d'une traversée par bac. Enfin, avec environ 400
étudiants à bord du JOOLA pour la rentrée universitaire, c'est toute la future élite d'une région qui
disparaît.
L'intervention de la Marine Nationale :
http://www.jidv.com/DEVILLIERES,P&RAINGEARD,D-JIDV2003-l-(4).htm 10/09/2003
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Tout cela, les marins de la marine Nationale Française ne le savent pas encore...
Le vendredi 27 septembre au matin les marins du navire hydrographique « LAPLACE », en
escale à Dakar, et ceux du CTM 26, une barge de transport de troupe, sont mis en alerte: ils
apprennent ainsi le naufrage du JOOLA. Mais l'alerte est levée rapidement. Un hélicoptère des
Forces Françaises du Cap vert va déposer par hélitreuillage deux plongeurs sénégalais près de
l'épave... LLL
Le samedi 28 septembre à 5 h 30, l'alerte est à nouveau donnée, pour un appareillage à 8 h ;
l'équipage du CTM 26 embarque un container frigorifique ; il sait qu'il va récupérer et stocker des
cadavres ; i l en va différemment pour le LAPLACE qui pense récupérer des survivants sur les
chalutiers; ils embarquent du matériel sanitaire (médicaments, lits...) et du personnel du service de
santé: un médecin et un infirmier anesthésiste. Dès l'arrivée sur les lieux du naufrage, les
« surprises macabres » s'enchaînent : il n'y a plus que des cadavres, et ce qui leur est alors demandé
est de récupérer les corps; ils ne sont plus des sauveteurs mais des fossoyeurs de la mer !
Les marins des chalutiers repèrent les corps qui dérivent et passent à proximité. Ils mettent les
Zodiacs à la mer, les récupèrent, et les amènent aux chalutiers. Les plongeurs sénégalais en
cherchent d'autres dans l'épave dérivante et les poussent au dehors. Les cadavres s'agglutinent en
grappes à la surface... Ils sont impressionnés par le nombre de corps; lorsqu'ils les embarquent,
l'état de putréfaction des corps est très avancé, après environ 48 heures en eau tropicale; ils sont
gonflés, boursouflés; la puanteur est difficilement supportable, et les femmes et les enfants sont en
grand nombre.
Courageusement ils se mettent au travail, effectuant des navettes incessantes, pendant des heures,
avec les zodiacs, entre l'épave autour de laquelle ils récupèrent les corps, et les chalutiers munis de
containers frigorifiques.
L'intervention de la cellule médico-psychologique :
A la demande du médecin chef du Cap vert et dans le cadre du soutien aux marins impliqués,
la mission est mise en œuvre. Le risque est en effet connu dans ces situations de développer un
syndrome de répétition traumatique ( syndrome psychotraumatique, « Post Traumatic Stress
Disorder »..). Le traumatisme psychique est défini comme la rencontre dans l'effroi avec le réel de la
mort ; il s'agit d'un véritable effet d'effraction du psychisme, d'une « blessure » psychique. Après
ce trauma peut s'installer une période de latence, d'une durée variable de quelques heures ou jours à
des mois. Puis, s'installent des signes pathognomoniques: cauchemars, flash-back, sursauts de
répétition, évitement des stimuli associés au trauma , ainsi que d'autres symptômes en particulier
dépression et conduites addictives. La personnalité va se remanier, vers une régression ou une
quérulence, et les troubles vont bien souvent se chroniciser. L'évolution est de 50 % de troubles
persistants sur 10 ans pour KESSLER.
Dès le 3 Octobre au matin les groupes de debriefing sont mis en place, alors que les
équipages sont rentrés la veille après midi.
Il s'agit de groupes de parole d'une dizaine de personnes en moyenne, réunissant des
personnels ayant participé ensemble aux opérations (homogénéité des groupes). On ne prend pas ici
en charge le traumatisme mais les sujets susceptibles de l'avoir rencontré. Il s'agit que chacun puisse
parler de son vécu de l'événement, ce qu'il en a perçu de sa place, ce qu'il a ressenti, ce qu'il a pensé
à ce moment là tout en évaluant dans le groupe, où la parole circule, que son expérience a pu être
différente pour d'autres. Il a été constitué cinq groupes: un pour l'équipage du CTM 26 ( effectif :
10 ) et quatre pour l'équipage du Laplace ( effectif : 45 ).
http://www.jidv.com/DEVILLIERES,P&RAINGEARD,D-JIDV2003-1 -(4).htm 10/09/2003
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L'impression globale est d'avoir traversé un événement chargé d'horreur : une femme
enceinte, des bébés..., des langues boursouflées qui sortent des bouches... L'horreur est un mot
récurrent dans les discours spontanés.
C'est la rencontre avec le réel de la mort dans des circonstances particulièrement atroces.
Pour certains c'est un sentiment d'impuissance, face à l'ampleur de la tâche, même s'ils
reconnaissent l'utilité du travail accompli ( rendre un corps aux familles pour faciliter un travail de
deuil). Ils auraient voulu pouvoir en faire encore plus, mais se sont retrouvés impuissants les derniers
jours, les corps se disloquant à la prise tandis que l'épave dérivait, dangereusement instable. I l est
souvent rapporté l'odeur pestilentielle, les impressions tactiles de consistance gluante des cadavres
visqueux, de peau qui s'arrachait et de craquements lors de la manipulation des corps, ainsi que le
déversement d'un liquide putride sur eux lorsqu'ils étreignaient les corps pour les embarquer ou les
débarquer. Le souvenir de ces sensations reste bien présent.
Un instant entourés d'un grand nombre de cadavres, certains en viennent à faire des choix :
embarquer les corps des enfants, plus faciles à soulever certes, mais aussi parce que ce sont des
enfants et que sur le plan émotionnel « cela touche », comme ils le disent.
Dans l'urgence, on fait appel à des mécanismes de défense psychologiques : éviter de croiser
le regard du mort, éviter de penser qu'il s'agit de personnes pour se concentrer sur la tâche à
accomplir... ; L'ensemble des marins s'est mobilisé pour participer à cette action, chacun agissant
sur volontariat et décidant du moment où i l désirait interrompre la tâche et être remplacé. Ainsi
certains n'ont pas participé au ramassage et font état d'un sentiment de culpabilité bien que le
groupe leur souligne à chaque fois l'utilité de chacun à tous les postes, dans un remarquable élan de
cohésion. Ils évoquent le regret d'avoir été mobilisés trop tardivement, le manque d'informations,
avec un aspect projectif envers les responsables de ces atermoiements ; c'est un devoir pour le marin
de porter assistance.
A l'issue des debriefings collectifs, nous décidons de voir l'ensemble du personnel impliqué
individuellement, afin d'éviter toute stigmatisation et de n'exclure personne; toutefois, nous
respectons les éventuels refus. Cet entretien permet au sujet de livrer des éléments plus intimes de
son vécu, ou de son histoire personnelle qui peuvent entrer en résonance avec l'événement ;
signalons que quatre personnes ayant participé ont été vues uniquement en debriefings individuels,
car n'appartenant pas aux équipages : pompiers, gendarmes.
Une information concernant les effets respectifs du stress et du trauma a été réalisée dans le
but de faciliter une prise en charge ultérieure. Par ailleurs sur toutes les pièces médicales a été
apposée mention de la participation au debriefing, à caractère médico-légal en cas de séquelles
psychiques ultérieures.
L'importance du debriefing :
Le debriefing psychologique entre dans le cadre de soins psychiques post-immédiats. C'est
un travail qui atténue le sentiment d'isolement des victimes. I l permet aussi un dépistage de la
survenue précoce de troubles ; ainsi un sujet qui présentait des symptômes manifestes de
reviviscence a été orienté vers une prise en charge qui a pu être poursuivie sur Dakar.
Le debriefing n'est qu'un temps dans la prise en charge thérapeutique, i l est nécessaire qu'un
suivi soit assuré pour ceux pour qui i l est nécessaire. L'infirmier de bord, avec lequel nous avons
gardé contact après notre départ, nous a signalé les nombreuses consultations pour troubles digestifs
sine materiae, pendant la première semaine de reprise de la navigation, tant l'idée de contamination
avait pu rester bien présente. A u retour du LAPLACE à Brest, un sujet présente des cauchemars de
répétition, associé à un syndrome dépressif. Averti de cette éventualité, i l consulte, i l est soigné ;
aujourd'hui i l est asymptomatique. Ces prises en charge précoces améliorent le pronostic. Mais elles
ne sont possibles que si le sujet a pu expérimenter auprès du thérapeute le bénéfice d'une relation et
http://www.jidv.com/DEVILLIERES,P&RAINGEARD,D-JIDV2003-l-(4).htm 10/09/2003