2. 86 – Catherine Achin
France. Si l’on considère le niveau le plus général, celui de l’État-pro-
vidence 3, il apparaît qu’après la Seconde Guerre mondiale, la RFA
comme la France, conformément aux caractéristiques des pays quali-
fiés de « conservateurs-catholiques 4 », se sont engagés dans une poli-
tique donnant à l’État un rôle d’arbitrage et de compensation des
régimes d’assurance sociale conduisant notamment à maintenir les dif-
férences de statut entre les hommes, considérés comme les soutiens de
famille, et les femmes – épouses et mères. Or, ce modèle est resté
dominant en Allemagne où les femmes continuent à bénéficier des
droits sociaux essentiellement en tant qu’épouses. La législation sur
l’égalité des chances permet d’assurer une certaine égalité de traite-
ment si elles entrent sur le marché du travail, mais l’État ne leur offre
pas d’aide systématique pour faciliter leur intégration professionnelle
et encourage très peu le travail des femmes mariées, qu’il s’agisse de
protection sociale ou de garde des enfants 5. L’Allemagne demeure
ainsi un « État à soutien de famille masculin » 6. De son côté, l’État
français s’est bien davantage distancié du modèle initial en adoptant
des politiques explicitement destinées à permettre aux femmes de
choisir d’exercer ou non une activité professionnelle 7. Certes, l’État
français a une solide tradition nataliste qui a légitimé sa politique fami-
liale, mais les politiques publiques depuis les années 1970 ont aussi
encouragé l’activité des femmes et l’égalité professionnelle 8. Au-delà,
et de celui de protection, qui définit les femmes comme faibles et à « protéger ». Cf.
Jacques Commaille, « Les injonctions contradictoires des politiques publiques à l’égard
des femmes », in Jacqueline Laufer, Catherine Marry, Margaret Maruani (éds.), Mas-
culin-Féminin : Questions pour les sciences de l’homme, Paris, PUF, 2001, p. 129-148.
3. Cf. Frantz Schultheis, « L’opposition privé/public comme principe clé d’une vision et
d’une division sexuées du monde social », in Ephesia, La place des femmes. Les enjeux de
l’identité et de l’égalité au regard des sciences sociales, Paris, La Découverte, 1995, p. 192.
4. Selon la classification de Gosta Esping-Andersen, Les trois mondes de l’État-providence.
Essai sur le capitalisme moderne, Paris, PUF, 1999.
5. L’unification allemande n’a pas remis en question ce modèle général, alors que la place
des femmes dans les deux Allemagne était très différente. En RDA, l’égalité des sexes
figurait parmi les objectifs du régime socialiste dès sa fondation, « émancipation par le
haut » exécutée toutefois de manière « paternaliste-autoritaire ». Cf. Rainer Geissler, Die
Sozialstruktur Deutschlands. Zur gesellschaftlichen Entwicklung mit einer Zwischenbilanz
zur Vereinigung, Opladen, Westdeutscher Verlag, 1996, p. 275.
6. Cf. Jane Lewis, Women and Social Policies in Europe, Aldershot, Edward Elgar, 1993.
7. Jacqueline Heinen, « Genre et politiques familiales », in Christine Bard, Christian Bau-
delot, Janine Mossuz-Lavau (éds.), Quand les femmes s’en mêlent, Paris, La Martinière,
2004, p. 283-299.
8. Seules la fiscalité et la sécurité sociale continuent dans les familles à faible revenu de
pénaliser le travail salarié des femmes mariées. J. Lewis, « Egalité, différence et rapports
sociaux de sexe dans les États-providence du 20e siècle », Ephesia, La place des femmes…,
op. cit., p. 407-422, p. 415.
3. Les « liaisons paradoxales » – 87
quels que soient les indicateurs retenus, les Françaises apparaissent
systématiquement plus émancipées que leurs voisines d’outre-Rhin :
en matière d’éducation (en termes de niveau comme de diversifica-
tion des domaines d’études, les avancées des filles sont plus mar-
quées), d’activité (le taux d’activité des femmes avec enfants est en
moyenne de 15 points supérieur en France) 9, ou de sexualité (le
droit à l’avortement est garanti et remboursé, tandis qu’il reste
soumis à de fortes contraintes en Allemagne), etc.
Ces liaisons paradoxales semblent infirmer a priori les
croyances spontanées qui font de l’ordre politique le moteur de
l’évolution sociale et envisagent la participation des femmes à la
politique comme une des conditions de leur émancipation dans la
société. Il nous faut alors approfondir la question de la relative
autonomie du champ politique et tenter de vérifier que, si le champ
politique n’est pas le « moteur » de l’évolution sociale comme l’a
rappelé Delphine Dulong 10, il n’est pas forcément non plus le
simple « récepteur-enregistreur » des modifications de la société. Il
convient ici de souligner après Bernard Lacroix que l’ordre poli-
tique a une existence propre et qu’il ne se confond nullement avec
les formes socialement constituées de la domination sociale dont il
participe. Il les met certes à contribution, les « hommes » poli-
tiques appartenant dans l’ensemble plutôt aux dominants, de
même que l’exercice de l’activité politique devient l’une des res-
sources de la domination sociale, mais il ne s’y réduit pas. D’un
côté cet ordre propre obéit en effet à des contraintes spécifiques et
de l’autre, il dépend des « rythmes sociaux, comme les mobilisa-
tions et les débandades, dans lesquels, quelle que soit sa solidité
propre, il est impliqué 11 ». Il faut donc tenir compte des effets sym-
boliques de la division sexuelle du travail dans l’ordre social, sur les
prétendants et les prétendantes à l’entrée en politique. L’univers
9. Voir par exemple Catherine Marry et al., « France-Allemagne. Inégales avancées des
femmes. Évolutions comparées de l’éducation et de l’activité des femmes de 1971 à
1991 », Revue française de sociologie, vol. 39, n° 2, avril-juin 1998, p. 353-390.
10. Delphine Dulong, « Des actes d’institution d’un genre particulier. Les conditions de
légitimation des femmes sur la scène électorale (1945 et 2001) », in Jacques Lagroye
(éd.), La politisation, Paris, Belin, 2003, p. 425-443. Voir aussi J. Lagroye, « La
légitimation », in Madeleine Grawitz et Jean Leca (éds.), Traité de science politique,
vol. 1, p. 395-468.
11. Bernard Lacroix, « Ordre politique et ordre social. Objectivisme, objectivation et ana-
lyse politique », in M. Grawitz et J. Leca (éds.), Traité de science politique, op. cit.,
p. 469-565.
4. 88 – Catherine Achin
socialement et économiquement différencié se compose en effet
d’indices et de signes qui désignent les choses à faire ou à ne pas
faire, les déplacements possibles, probables, ou impossibles, mais
qui se spécifient et s’actualisent en fonction des positions et des dis-
positions de chacun 12. Or, s’il est connu que les dispositions à la
« vocation politique » sont l’apanage de certaines catégories
sociales, la domination masculine est un autre vecteur de violence
symbolique, qui conduit le plus souvent les hommes à développer
des dispositions à la professionnalisation politique, ou tout au
moins à la politisation, et les femmes à des logiques d’auto-
exclusion.
L’analyse comparée des caractéristiques personnelles, sociales et
politiques des députées allemandes et françaises élues depuis la fin de
la Seconde Guerre mondiale, permet dans un premier temps de
repérer les facteurs qui clivent leurs trajectoires : il s’agit avant tout
des variables d’appartenance nationale et d’appartenance parti-
sane 13, deux facteurs au principe du fonctionnement d’un champ
politique national orchestré par la concurrence interpartisane.
Comprendre les processus d’entrée des femmes au Parlement
suppose donc d’analyser le fonctionnement de chaque champ
politique national du point de vue du recrutement de son per-
sonnel, et en premier lieu de s’interroger sur son homogénéité,
puisqu’il s’agit d’un implicite contenu dans la notion même de
champ. Dans le système politique allemand, la progression de la
représentation féminine à tous les échelons (de la commune, du
Land et du Bund), est remarquablement concomitante. De la nais-
sance de la RFA jusqu’au début des années 1980, la part des
femmes est relativement stable et sensiblement identique (autour
de 7 %), parmi les conseillers municipaux, les députés des Länder
et les députés du Bundestag. Par la suite, l’augmentation nette et
régulière de la représentation politique des femmes des années
1980 à la fin du siècle s’opère quasiment en même temps à ces trois
échelons. Seule la part des femmes allemandes au Parlement euro-
péen se situe dans un premier temps nettement au-dessus de leur
12. Pierre Bourdieu, La domination masculine, Paris, Seuil, 1998, p. 63.
13. Ces résultats ont été obtenus à partir d’une analyse prosopographique et d’une analyse
factorielle des trajectoires des députées élues dans les deux pays entre 1945 et 2000.
Nous nous permettons de renvoyer ici à notre thèse : Le mystère de la Chambre basse.
Comparaison des processus d’entrée des femmes au Parlement. France-Allemagne, 1945-
2000, Université Pierre Mendès France, IEP de Grenoble, 2003.
5. Les « liaisons paradoxales » – 89
pourcentage dans les autres instances, les écarts ne se réduisant
qu’à la fin des années 1990. À l’inverse, dans le système politique
français, l’évolution de la part des femmes dans les diverses assem-
blées s’organise selon des variations et une temporalité fort diffé-
rentes. Si, jusqu’aux années 1970, le pourcentage de femmes est
très faible à tous les échelons (en moyenne inférieur à 5 %), le
« décollage » de la représentation féminine s’opère dans les années
1970 et 1980 d’abord aux échelons communal et régional, tandis
qu’il faut attendre la fin des années 1990 pour voir le pourcentage
des députées, des conseillères générales et des sénatrices augmenter
très légèrement. Seule la représentation féminine au Parlement
européen est, comme en Allemagne, nettement supérieure à celle
des assemblées nationales.
Ainsi, alors que les carrières politiques menées aux différents
pôles du champ politique allemand sont plus indépendantes qu’en
France 14, la progression de la représentation féminine y a été beau-
coup plus homogène. Ce paradoxe apparent s’explique par les
logiques partisanes de sélection des candidats qui jouent à tous les
niveaux. En Allemagne, les contraintes 15 qui pèsent sur l’entrée des
femmes dans les assemblées élues ont été atténuées par un volonta-
risme politique partisan, de manière relativement concomitante et
quel que soit l’enjeu de l’élection. Cette ouverture simultanée de
toutes les assemblées allemandes aux femmes, montre également
l’étonnante solidarité de fonctionnement des institutions du système
politique fédéral 16. Aussi, l’ordre politique apparaît-il comme relati-
vement compact ou homogène et, en même temps, comme relative-
ment perméable aux transformations de l’ordre social. Tout se passe
comme si certaines modifications à l’échelle de la société allemande
14. Si le mandat de député du Land était encore, dans les années 1950 et 1960, un
« emploi à temps partiel » souvent occupé par des non-professionnels de la politique, il
est devenu une activité professionnelle à temps plein, dont l’attractivité et les rétribu-
tions financières sont comparables à celles de député du Bund. Cf. Lutz Golsch, Die
politische Klasse im Parlament. Politische Professionalisierung von Hinterblänklern im
Deutschen Bundestag, Baden-Baden, Nomos Verl., 1998, p. 119.
15. Ces contraintes ne sont pas comprises comme des obstacles uniquement négatifs. De
nombreux travaux de recherche se sont attachés à démontrer que les acteurs jouaient
des règles et des comportements prescrits, et qu’il était par là même évident que les
mêmes éléments, décrits comme contraintes, pouvaient également servir de « prises »,
de points d’appui dont on se joue pour les contourner. Cf. par exemple Norbert Elias,
La société des individus, Paris, Fayard, 1991.
16. Cette remarque est valable si l’on considère les moyennes nationales de la représenta-
tion féminine aux divers échelons. Il existe des divergences régionales de ce point de
vue, mais ces différences sont essentiellement liées à la couleur politique des Länder.
6. 90 – Catherine Achin
dans les années 1970 et 1980 avaient eu des effets passablement uni-
formes sur le recrutement du personnel politique des différentes
assemblées, les partis politiques constituant clairement l’agent
moteur de cette mise en relation. En France en revanche, le champ
politique fonctionne, du point de vue de la représentation féminine,
comme un système « à deux vitesses », espace clivé entre des institu-
tions « dominantes » et des institutions « dominées ». Du côté domi-
nant, les mandats de conseillers généraux, de maires et de députés du
Parlement national, classiquement les plus valorisés, semblent
réservés à une élite politique fermée et très largement masculine, qui
favorise son « autoreproduction » par des pratiques traditionnelles de
cumul des mandats et de sélection parmi les notables locaux ou les
dirigeants nationaux des partis. Du côté dominé, les mandats de
conseillers municipaux, de conseillers régionaux et de députés euro-
péens, moins valorisés ou plus récents, semblent davantage acces-
sibles à un nouveau personnel politique 17. Le champ politique
français se révèle ainsi plus hétérogène, plus autonome, et donc
moins perméable aux modifications de l’ordre social que le champ
politique allemand.
L’évolution de la part des femmes au gouvernement national
confirme ce clivage : les Françaises y sont mieux représentées qu’à
l’Assemblée nationale alors que les Allemandes y sont présentes dans
des proportions similaires. En Allemagne, le recrutement ministériel
consiste en effet pour l’essentiel en la sélection de parlementaires et
obéit lui aussi aux critères partisans qui président à l’entrée au Bun-
destag. En France en revanche, la diversité des filières d’entrée au
gouvernement depuis les débuts de la Ve République brouille les cor-
rélations entre représentation et gouvernement. Si les femmes sont
nettement plus nombreuses au sein du pouvoir exécutif qu’au sein
du pouvoir législatif, c’est que leur sélection ne dépend pas des
mêmes critères. Ont en effet été promues au gouvernement, à côté
des quelques professionnelles de la politique issues du Parlement, des
femmes sélectionnées par les chefs de gouvernement au nom de leur
17. Un clivage similaire distingue les assemblées élues au scrutin majoritaire et celles élues
à la représentation proportionnelle ou mixte ; une différence accentuée par l’applica-
tion depuis 2001 de la loi sur la parité, qui ne garantit une augmentation nette de la
représentation féminine que dans le cas d’élections au scrutin de liste. Toutefois,
comme l’illustrent de nombreux contre-exemples, les modes d’élection ne suffisent pas
entièrement à expliquer la représentation des femmes, et ce clivage révèle surtout les
logiques d’instrumentalisation de la règle institutionnelle par les partis politiques.
7. Les « liaisons paradoxales » – 91
expertise professionnelle, garantie par leurs diplômes, leur expé-
rience, ou leur notoriété 18.
Pour comprendre la différence des représentations parlemen-
taires des femmes en France et en Allemagne, il est donc nécessaire
d’étudier les logiques de sélection des candidats par les partis poli-
tiques. S’agissant des facteurs structurels internes, l’analyse du mili-
tantisme féminin partisan, au niveau des adhérentes comme des diri-
geantes, conduit à souligner l’absence de liens logiques entre la part
des femmes au sein des partis et celle qui leur est réservée dans les
candidatures aux élections. En France en effet, contrairement à ce
que pouvaient laisser croire certaines opinions spontanées ou
savantes qui faisaient du faible engagement des femmes dans les
partis politiques une des principales raisons de leur sous-représenta-
tion en politique 19, la progression sensible qui a marqué les trois
dernières décennies, caractérisée par une montée du pourcentage de
femmes à tous les niveaux du parti et par un relatif nivellement entre
les différentes organisations partisanes, n’a pas eu d’effet direct sur
l’évolution de la représentation parlementaire féminine. Au sein des
partis allemands, la corrélation semble a priori plus nette : sur la
même période, l’augmentation de la part relative des femmes parmi
les militants de tous les partis s’accompagne d’une augmentation
quasi proportionnelle, quoique temporellement légèrement décalée,
de la part des femmes au Bundestag. L’augmentation des effectifs
féminins partisans s’est effectuée pour l’essentiel durant les années
1970, en chiffres absolus comme en pourcentage, alors qu’en France,
les évolutions marquantes de ce point de vue se sont déroulées dans
les années 1980 et surtout 1990. Par ailleurs, les données sur la place
des femmes allemandes dans les positions de pouvoir intra-partisanes
tendent à montrer, à la différence de la France, une forte corrélation
18. On peut donc faire ici l’hypothèse que la nette progression de la part des femmes dans
certains domaines professionnels (magistrature, médecine) depuis les années 1970, a
influé sur la composition sexuée du gouvernement. Une seconde hypothèse liée à la
précédente, tiendrait compte de la popularité de certaines figures de femmes ministres
(Simone Veil, Françoise Giroud…), qui jouerait en faveur de la promotion de femmes
dans une logique de « coup » politique et par « la volonté du Prince » qui s’appliquerait
plus aisément pour la sélection du personnel gouvernemental que pour celle des candi-
dats aux législatives, davantage « tenue » par les notables du parti.
19. Ce faible engagement lui-même a longtemps été attribué, notamment dans des travaux
français, au « retard » des femmes en matière d’apprentissage de la citoyenneté politique.
Cf. par exemple Mattei Dogan et Jacques Narbonne, Les Françaises face à la politique.
Comportement politique et condition sociale, Paris, Armand Colin, 1955, p. 144-145.
8. 92 – Catherine Achin
entre la position des femmes dans la hiérarchie d’une organisation
politique et leur proportion parmi les députés élus. Cette corrélation
fonctionne particulièrement bien pour les partis de gauche (Verts,
PDS et SPD), et évidemment d’autant mieux qu’elle est en réalité le
résultat d’une décision politique, l’adoption de quotas de
candidatures féminines, jouant aussi bien sur les postes de pouvoir
au sein du parti que pour les investitures. Ainsi, au-delà de la
« masse » militante féminine absolue, de la proportion de femmes
parmi les adhérents d’un parti politique ou encore au sommet de la
hiérarchie intra-organisationnelle, influent avant tout les mesures
volontaristes d’action positive mises en place par certaines
entreprises politiques. À bien des égards, le militantisme partisan
féminin paraît fonctionner comme une « variable écran » qui
masque plus qu’elle ne révèle les conditions réelles de sélection du
personnel politique parlementaire féminin dans les deux pays.
En amont de l’adoption de ces mesures, on peut s’interroger sur
les facteurs qui expliquent l’adoption de quotas intrapartisans favo-
risant et garantissant les candidatures et les élections de femmes ? La
genèse des quotas féminins au sein de certains partis politiques alle-
mands à partir des années 1980 dévoile le caractère déterminant
d’un autre facteur structurel interne, l’existence d’une organisation
autonome de femmes au sein des organisations partisanes. En Alle-
magne, à l’exception des Verts, les partis « de masse » qui ont adopté
des quotas féminins disposent en effet d’organisations féminines
indépendantes et puissantes, qui ont été partie prenante du processus
d’adoption de ces mesures d’action positive. L’adoption de quotas
intrapartisans, produit des luttes internes au champ politique, est
dans le même temps éminemment dépendante des liens tissés entre
l’organisation des femmes et certains mouvements sociaux, en parti-
culier les mouvements des femmes des années 1970 et 1980 20.
Même si la filière partisane a un poids plus modéré en France 21,
l’absence d’organisations féminines autonomes et la faiblesse des
20. Ces revendications sont prioritairement prises en charge par le parti des Verts, qui en
retire d’indéniables profits électoraux, qui justifie l’interventionnisme concurrentiel des
autres partis. Cf. Peter Lösche et Franz Walter, Die SPD. Klassenpartei, Volkspartei,
Quotenpartei : zur Entwicklung der Sozialdemokratie von Weimar bis zur deutschen Verei-
nigung, Darmstadt, Wissenschaftliche Buchgesellschaft, 1992, p. 254.
21. Les filières d’accès au Parlement empruntées par les femmes en France et en Allemagne
diffèrent significativement, mais sont sensiblement les mêmes que celles de leurs
homologues masculins. Dans le cas allemand, le militantisme partisan est un critère
quasi indispensable. En France, si cette filière est également dominante, elle est le plus
souvent complétée par d’autres activités telles que l’obtention de mandats locaux.
9. Les « liaisons paradoxales » – 93
« commissions féminines » dans les partis peut alors permettre de
rendre compte de l’échec relatif de l’adoption de ces mesures. De
plus si, comme en Allemagne, la concurrence interpartisane sur la
question de l’égalité des sexes, notamment avec les Verts, a pu jouer
dans les années 1990, c’est d’abord l’usage électoraliste de cet argu-
ment par les dirigeants du parti qui prévaut 22. Le faible poids des
femmes du parti au regard des facteurs électoralistes, tient à l’absence
d’une organisation autonome, mais aussi à la très faible perméabilité
des partis politiques français aux revendications issues de l’ordre
social.
Le lien de causalité entre les modifications des positions des
femmes au sein de la structure sociale et leur représentation politique
ne pouvant être vérifié, il reste à analyser les effets des « crises
politiques » et des mobilisations des femmes dans l’ordre social sur le
recrutement parlementaire. Sans présupposer que les crises poli-
tiques ont des effets systématiques de « rupture » sur ce processus, il
s’agit, à la suite de Michel Dobry 23, de rendre compte des effets
potentiels sur le fonctionnement du champ politique des stratégies
individuelles et collectives des femmes, de leur « activité tactique »
en tant que protagonistes des crises et de leurs « mobilisations », que
la conjoncture soit critique ou routinière.
Le poids des crises politiques apparaît tout d’abord comme
éminemment contingent dans les deux pays. Les changements de
régime et l’éventuel renouvellement du personnel politique qu’ils
entraînent n’ont d’effets sur la représentation parlementaire fémi-
nine que si les entreprises politiques qui l’emportent finalement
favorisent les candidatures des femmes. Ce poids des partis se vérifie
également lors des alternances : aussi bien en France qu’en Alle-
magne, la victoire de la gauche, après une longue période de domi-
nation des partis de droite, respectivement en 1969 et 1981, n’a pro-
voqué aucune rupture notable de la courbe de représentation
parlementaire féminine. En réalité le PS et le SPD des années 1970
et 1980 ne se distinguent que très peu sur ce point des organisations
de droite. Il faut, à l’exception du PCF, attendre la fin des années
1980 en Allemagne et 1990 en France, pour que les organisations
22. Voir Eric Fassin, « La parité sans théorie : retour sur un débat », Politix, vol. 15, n° 60,
2002, p. 19-32.
23. Michel Dobry, Sociologie des crises politiques, Paris, Presses de Sciences Po, 1992 (1e éd.
1986).
10. 94 – Catherine Achin
politiques de gauche se différencient en mettant notamment en
place des quotas de représentation féminine.
Finalement, ce sont les effets de la crise de 1968 qui s’avèrent
déterminants en Allemagne. L’intégration précoce dans le champ
politique d’une branche du mouvement féministe, la forte visibilité
sociale des actions menées par la branche autonome, et enfin l’union
des deux tendances réalisée dans les années 1980, ont fortement
contribué à renforcer les positions des femmes au sein des entreprises
politiques traditionnelles et à faire entendre leur revendication d’une
meilleure représentation. L’efficacité de cette stratégie d’intégration
a été par ailleurs favorisée par l’assouplissement de la configuration
politique dans les années 1980 au contact de nouveaux mouvements
sociaux (écologisme, pacifisme, féminisme). De ces derniers est né le
Grünen, parti alternatif et paritaire, dont l’offre politique est adaptée
aux demandes des féministes autonomes. Dès lors, sur le modèle des
Verts et par effet de concurrence, les militantes des partis tradition-
nels ont obtenu en cascade des quotas de représentation. L’unifica-
tion allemande n’a pas altéré ce processus : alors même que la crise
politique de 1989 et 1990 en RDA était marquée, entre autres, par
un profond bouleversement des schèmes de perception de la poli-
tique et des rôles de sexe, ses effets sur les processus d’entrée des
femmes au Parlement ont été très rapidement limités. La normalisa-
tion des institutions politiques sur le modèle ouest-allemand a géné-
ralisé les principes du recrutement politique propres à la RFA. Ren-
forcée par les élues du PDS, la progression de la part des femmes au
Bundestag est restée très régulière, garantissant aujourd’hui la pré-
sence d’un tiers de femmes parmi les députés.
En France à l’inverse, les féministes du MLF ont très majoritai-
rement refusé les stratégies d’intégration. Les dissensions internes dès
la fin des années 1970, tout comme la reprise des revendications
féministes par les partis au pouvoir ou en passe de l’être, ont bâti un
mur entre le mouvement de libération des femmes et les institutions
politiques traditionnelles. L’ordre politique français dans la décennie
1980 est resté imperméable aux mouvements sociaux, et malgré
l’intégration de certains leaders, est apparu très peu attractif pour les
militants de ceux-ci et en particulier pour les femmes. L’adoption de
la loi sur la parité en 2000 et ses usages stratégiques par les partis
politiques lors des élections législatives de 2002 n’ont guère favorisé
l’entrée des femmes à l’Assemblée nationale (12 %), et ont confirmé
la forte autonomie du champ politique français et l’utilisation, très
11. Les « liaisons paradoxales » – 95
conjoncturelle et opportuniste, de la question de la représentation
politique des femmes.
Une question importante reste cependant en suspens : si l’auto-
nomie du champ politique est plus marquée en France qu’en Alle-
magne en matière de recrutement des professionnels de la politique,
est-ce également vrai pour la production de politiques publiques ?
Autrement dit, la moindre intégration des femmes dans le champ
politique français sous la pression des mouvements féministes des
années 1970 a-t-elle eu une incidence sur les lois votées et les poli-
tiques mises en œuvre depuis, notamment en faveur de l’émancipa-
tion des femmes dans la société ?
Répondre à cette question est difficile et nous renvoie au para-
doxe de notre comparaison. Tout porte en effet à croire que les mou-
vements féministes en France ont fortement pesé sur la production
de certaines lois et politiques émancipatrices, alors même que les
Allemandes, plus nombreuses parmi les professionnels de la poli-
tique, ne peuvent se prévaloir de résultats aussi nets. Nous pouvons
dès lors formuler une double hypothèse. D’une part, l’autonomie de
fonctionnement du champ politique serait en réalité telle que rien ne
garantirait que la présence d’un tiers de femmes parmi les parlemen-
taires favorise la production de lois émancipatrices pour celles-ci. Et
c’est bien cette hypothèse que semble conforter l’exemple allemand :
les femmes élues députées depuis les années 1980 sous la pression des
mouvements sociaux, n’auraient-elles pas en réalité été rattrapées par
les logiques professionnelles spécifiques au métier parlementaire,
n’infléchissant donc pas les modes de fonctionnement de la politique
et ne pesant guère sur l’agenda des politiques publiques ? Ou bien
encore, les Allemandes, une fois élues, n’auraient-elles pas été
confrontées aux mêmes limites et contraintes qui pèsent sur elles
dans la société ?
D’autre part, et cette seconde hypothèse découle de la pre-
mière, le processus de recrutement du personnel politique et la pro-
duction de politiques publiques renverraient à deux modalités dis-
tinctes du fonctionnement du champ politique. Si la maîtrise par les
entreprises politiques de la « coupure » entre professionnels et pro-
fanes autonomise profondément les principes du recrutement du
personnel politique, la logique de la compétition politique et notam-
ment la concurrence entre partis (pour être élus ou réélus) obligent,
semble-t-il, les professionnels de la politique à prendre bien davan-
tage en considération les « nécessités externes », c’est-à-dire les reven-
12. 96 – Catherine Achin
dications portées par les mobilisations sociales. Autrement dit,
l’ordre social pèserait plus nettement sur le processus de production
des politiques publiques que sur les modes de sélection du personnel
politique…
Docteure en science politique, chercheuse associée au CERAT-
PACTE (IEP de Grenoble), Catherine Achin a publié en 2002, avec
Marion Paoletti, « Le “salto” du stigmate. Genre et construction des listes
aux municipales de 2001 », Politix, « La parité en pratiques », vol. 15,
n° 60. Ses recherches actuelles portent sur la démocratisation du personnel
politique et sur les effets de la composition sexuée du personnel politique
sur l’action publique, dans une perspective comparative.
RÉSUMÉ
L’article cherche à résoudre un paradoxe propre aux rapports entre ordre politique
et ordre social du point de vue du genre, en mettant au jour les facteurs de la plus
forte représentation des femmes au Parlement en Allemagne qu’en France, alors
même que les femmes sont moins « émancipées » au sein de la structure sociale en
Allemagne. La comparaison révèle que le recrutement du personnel politique
féminin est avant tout dépendant des logiques propres de fonctionnement du
champ politique, elles-mêmes fortement soumises à la concurrence interpartisane.
De ce point de vue, le champ politique français est particulièrement fermé, alors
qu’en Allemagne, dans le sillage de la crise de 1968, les mobilisations des mouve-
ments sociaux ont pesé sur le recrutement des professionnels de la politique et
permis l’entrée massive des femmes au Parlement.
The above article attempts to solve a gender paradox that obtains in the rela-
tionship between the political and social order : to wit, why are there more women
in the Bundestag than in the Assemblée nationale although women are less “eman-
cipated” in German society than in France. A comparison of the two systems
reveals that female political staff are recruited chiefly according to a logic that is
peculiar to the political sphere and largely determined by the competition between
the political parties. To all intents and purposes French politics is a hermetically
sealed domain, whereas in Germany, in the wake of the 1968 upheavals, wides-
pread social movements have heavily impacted the recruitment of professional
politicians, enabling women to enter Parliament in considerable numbers.