Presentation by Luis Jimena Quesada (European Committee of Social Rights, Council of Europe) on the occasion of the conference on Immigration – a source of wealth and duties for Europe organised by the EESC, the Council of Europe and the French Economic, Social and Environmental Council in Brussels on 15 March 2013.
La Charte sociale et les synergies européennes : à propos de la protection des personnes migrantes
1. Session thématique : Respect des droits fondamentaux des migrants : un devoir
Luis Jimena Quesada*
La Charte sociale et les synergies européennes : à propos de la protection des
personnes migrantes
La Charte sociale européenne de 1961 (révisée en 1996) complète la Convention
européenne des droits de l’homme de 1950 dans le domaine des droits économiques et sociaux.
Il s’agit des deux traités phares du Conseil de l’Europe et, de ce point de vue, ils répondent à
l’idée d’indivisibilité de tous les droits de l’homme, ainsi qu’aux piliers essentiels et valeurs
fondamentales aussi bien du Conseil de l’Europe que de l’Union européenne (état de droit,
démocratie, et droits de l’homme). En d’autres termes, la Charte sociale européenne
(explicitement mentionnée et utilisée en tant que modèle pour l’élaboration de la Charte des
droits fondamentaux de l’Union européenne) constitue une sorte de « Pacte européen » pour
l’état social, la démocratie sociale et les droits sociaux.
En particulier, la Charte sociale européenne garantit un large éventail de droits et
libertés fondamentaux (qui touchent au logement, à la santé, à l’éducation, à l’emploi, à la
protection sociale, à la libre circulation de personnes et à la non-discrimination) et met en place
un mécanisme de contrôle (fondé sur un système de rapports nationaux et une procédure
judiciaire de réclamations collectives) qui a donné lieu à une jurisprudence importante du
Comité européen des Droits sociaux (voir www.coe.int/socialcharter). Mais, surtout, il faut
souligner un aspect nonnégligeable par rapport au thème de notre conférence, à savoir, que tous
les pays membres de l’Union européenne sont en même temps des États parties à la Charte
sociale d’une part, et, d’autre part, que celle-ci établit le catalogue européen le plus ambitieux en
matière de droits des personnes migrantes.
En effet, en marge de la clause horizontale de l’article E de la Charte révisée (la
jouissance de tous les droits figurant dans le traité doit être assurée sans distinction aucune
fondée notamment sur la race, la couleur, l’ascendance nationale ou l’origine sociale) et de la
protection inhérente à la dignité humaine (par exemple, en matière d’assistance médicale ou de
soins de santé, y compris les personnes migrantes en situation irrégulière1), sur un plan plus
spécifique, les articles 18 et 19 de la Charte sociale exigent des Parties un certain nombre de
garanties minimales pour les travailleuses et les travailleurs migrants et leurs familles
(ressortissants d’Etats parties résidant légalement ou travaillant régulièrement sur le territoire de
la Partie concernée) : droit à l’exercice d’une activité lucrative ; services gratuits appropriés et
protection contre la propagandetrompeuse ; assistance au départ, au voyage et à l’accueil ; promotion de
la collaboration entre les services sociaux ; égalité de traitement en matière de rémunération,
d’affiliationsyndicale et de logement ; égalité de traitement en matière d’impôts ; égalité de traitement en
matière d’actions en justice ; droit au regroupement familial ; garanties contre l’expulsion ; droit de
transfert des gains et économies ; cours de langue/enseignement de la langue maternelle ; protection des
travailleuses et travailleurs migrants indépendants.
Permettez-moi d’illustrer la portée de la Charte sociale par rapport à deux domaines
d’intérêt commun et de responsabilité partagée de l’Union européenne et du Conseil de l’Europe
(ainsi que des États membres des deux Organisations européennes), avec des références
jurisprudentielles récentes du Comité européen des Droits sociaux :
- La perte d’emploi ne peut pas avoir pour conséquence automatique l’expulsion : Le
Comité a observé que l’octroi et l’annulation du permis de travail et du titre de séjour temporaire
peuvent effectivement être liés en ce qu’ils poursuivent le même but, à savoir donner à un ressortissant
*
Président du Comité européen des Droits sociaux. Les idées exprimées dans ce texte n’engagent que leur
auteur.
1
Réclamation Fédération Internationale des Droits de l’Homme (FIDH) c. France, nº 14/2003, décision sur
le bien-fondé du 8 septembre 2004 ; voir également réclamation Defence for Children International c. Pays-Bas, nº
47/2008, décision sur le bien-fondé du 20 octobre 2009.
2. étranger la possibilité d’exercer une activité rémunérée. Cela étant, lorsqu’un permis de travail est
révoqué avant sa date d’expiration au motif qu’il a été mis fin prématurément au contrat de travail ou
que le travailleur ne remplit plus les conditions auxquelles ce contrat a été accordé, il serait contraire à
la Charte de priver automatiquement ce travailleur de la possibilité de continuer à résider dans l’Etat
concerné et de chercher un autre emploi et solliciter un nouveau permis de travail, sous réserve des
circonstances exceptionnelles qui, au titre de l’article 19§8, autorisent l’expulsion 2.
- La pauvreté (touchantaussi bien des nationaux que des migrants) ne peut pas être
criminalisée : d’emblée, et à titre d’exemple, il n’est pas possible de criminaliser les personnes sans-
abri sur la base exclusive de leur situation vulnérable, car ce serait contraire à l’article 13 de la Charte
sociale3. En outre, une telle mesure comporterait une responsabilité aggravée et une violation aggravée
des droits fondamentaux4, en plus d’une renonciation inacceptable de ces droits5; si l’absence de liberté
économique empêche d’accepter une présumée renonciation volontaire de liberté politique, les mesures
forcées et directes touchant cette liberté personnelle s’avèreront a fortiori contraires à la Charte sociale.
De ce point de vue, la conclusion est très claire : la formalisation d’une telle criminalisation par le biais
d’une disposition nationale (à n’importe quel niveau, que ce soit constitutionnel ou législatif) serait
contraire à la Charte sociale et, par conséquent, cette mesure (sans préjudice d’un éventuel contrôle
européen) pourrait et devrait être écartée par les juridictions nationales, en donnant priorité à la Charte
sociale sur la disposition nationale controversée, du moment où celle-ci ne peut pas être invoquée en tant
que prétexte pour aller à l’encontre des normes internationales (Convention de Vienne de 1969 sur le
droit des traités).
En tout cas, ces domaines d’intérêt commun et de responsabilité partagée impliquent
non seulement l’absence de contradictions et/ou de divergences à l’échelle européenne (à titre
d’exemple, l’approche de la Commission européenne de ne pas entamer une procédure
d’infraction - recours en manquement – contre la France concernant le démantèlement des
campements et les expulsions de Roms d’origine bulgare et roumaine l’été 2010 a été certes
préférable à un éventuel arrêt de la Cour de Justice de l’Union européenne contradictoire ou
divergent par rapport à la décision du Comité européen des Droits sociaux relative à la
réclamation nº 63/2010, supra ; bien sûr, un arrêt de la Cour de Luxembourg dans la même
ligne que la décision du Comité de Strasbourg aurait été encore mieux), mais aussi une volonté
positive de synergie entre les standards européens et les standards nationaux afin de retenir la
solution la plus favorable au respect des droits fondamentaux (principe favorlibertatis ou pro
personae).
Dans cette perspective, la collaboration européenne-nationale et le rôle des acteurs
présents au sein du Comité européen économique et social ainsi qu’au sein du Conseil
économique, social et environnemental de la France, peuvent s’avérer essentiels pour l’effet
utile des décisions du Comité européen des Droits sociaux en tant qu’input (éléments pour
l’évaluation juridictionnelle) et en tant qu’output (le suivi à travers la participation de ces
acteurs aux éventuelles procédures législatives de mise en œuvre de ces décisions). Enfin, cette
synergie doit signifier une interaction sincère (comme celle déjà évoquée, entre le Conseil de
l’Europe et l’Union européenne, dans les traités instituant les Communautés européennes, et
renforcée dans leurs révisions jusqu’au traité de Lisbonne) consistant non pas à une citation ad
abundantiam ou « par politesse », mais vraiment à caractère substantiel cherchant à faire valoir
le standard le plus élevé de protection des droits fondamentaux (conformément à la lettre et
l’esprit de l’article 53 de la Convention européenne des droits de l’homme, de l’article 32 de la
Charte sociale de 1961 - article H de la Charte révisée de 1996 - ou de l’article 53 de la Charte
des droits fondamentaux de l’Union européenne).
2
Conclusions 2012, Observation interprétative de l’article 18§3 de la Charte sociale.
3
Droit à l’assistance sociale et médicale : celui-ci impose aux États de « veiller à ce que les personnes
bénéficiant d'une telle assistance ne souffrent pas, pour cette raison, d'une diminution de leurs droits politiques ou
sociaux ».
4
Réclamation Centre on HousingRights and Evictions (COHRE) c. Italie, nº 58/2009,décision sur le bien-
fondé du 25 de juin 2010.
5
Réclamation COHRE c. France, nº 63/2010, décision sur le bien-fondé du 28 juin 2011.