1. Selon Candide, « Il est certain qu’il faut voyager » (ch.18). Analysez la fonction philosophique des
voyages dans deux ouvrages que vous avez étudiés
Depuis les écrits de l’Antiquité, le voyage a été considéré comme expérience de grande valeur
fonctionnelle, philosophique et éducative. Passant par les voyages diversifiés racontés par Homère
et Virgil, jusqu’à ceux de Dante, de JRR Tolkien, de Montesquieu, ceux-ci ne forment qu’un
minuscule pourcentage de tous les récits écrits sur cette même thématique. Mais pourquoi le
voyage ? Qu’y a-t-il, dans cette action de simplement partir, de tellement prépondérant ? Une
analyse du Supplément au Voyage de Bougainville de Diderot (publié en 1772), ainsi que
Micromégas (publié en 1752) par Voltaire nous montrera que les sages paroles de Candide ne font «
pas référence au tourisme mais plutôt à la recherche de soi ».1
Commençons premièrement par le voyage en termes pédagogiques, une expérience qui éduque
non seulement le personnage, mais simultanément, à travers ce dernier, le lecteur. Nous admettons
a priori que l’acte de voyager ouvre l’esprit et la pensée, mais comment ce processus se manifeste-
il ? Tout d’abord, avec la simple utilisation de la comparaison :
Dans son ouvrage du Supplément au voyage de Bougainville, grâce au voyage réel qu’entreprit
Bougainville, Diderot utilise et détourne cet évènement pour nous montrer deux cultures et deux
modes de vie totalement différents: la juxtaposition du processus d’une culture dite « civilisée »
(représentée par l’aumônier) par contraste avec la société tahitienne (représentée par Orou et le
Vieillard) toute entièrement pure, décrite par Bougainville, mène à la critique de la société
européenne du XVIIIème siècle dont Diderot veut vraiment parler.
La vie utopique tahitienne s’oppose à celle d’une vie civilisée ; la loi de la nature est doncopposée a
celle de la loi civile. Ces contradictions forcent le lecteur à s’engager dans son propre voyage de
pensée philosophique: quelle attitude, ou morale ou politique, peut-on alors adopter dans une
société civilisée dont les normes mettent les humains en contradiction avec eux-mêmes? Plus tard,
l’examen des normes de la sexualité sera l’occasion de montrer l’obscurantisme- cette négation du
savoir venu durant les Lumières- et les effets vicieux d’une culture régie par des codes
contradictoires : celles du code moral, du code civil et du code religieux. En comparaison, la liberté
sexuelle tahitienne permet de définir ce que pourrait être une société heureuse, gouvernée
seulement et strictement par le code de la nature (n’oublions pas que l’autre titre de cette œuvre
fut Dialogue entre A et B sur l'inconvénient d'attacher des idées morales à certaines actions
1
http://www.dissertationsgratuites.com/dissertations/Dissert-Candide-Il-Est-Certain/373878.html
2. physiques qui n'en comportent pas.) Mais cette société naturelle est incompréhensible pour
l’aumônier (et de ce fait pour la civilisation de l’ouest) et est enfin inéluctablement perdue.
Durant sa longue tirade sur le mariage et la fidélité (« ces préceptes singuliers….opposés à la
nature, contraires à la raison »), Ourou lui-même devient le Tahitien philosophe en parlant comme
un philosophe du XVIIIème siècle puisque « nature » et « raison » sont des notions auxquelles ces
derniers aiment à se référer. Les Lumières sont précisément celles de la Raison, mais celle qu’a
Ourou et toute la communauté tahitienne semble être une raison qui se garde des doctrines et du
rationalisme et préfère observer et expliquer, en « épousant le libre mouvement de la nature et du
devenir ». 2
De même, la troisième œuvre que Voltaire écrit, intitulée Micromégas, est reconnue comme un
des textes les plus représentatifs de la conscience des Lumières car l’auteur se concentre sur des
pensées de critique sociale, la religion, la morale, la philosophie, la réflexion de l'homme, sans ne
jamais oublier le coté scientifique des choses. Voltaire, en suivant cette même méthode de
comparaison, illustre la formation et l’éducation que peut offrir le voyage. L’auteur fait sans arrêt
référence aux évidentes inégalités visuelles entre les différentes planètes, avec une concentration
sur le grand et le petit, commençant d'abord avec la contradiction du prénom de Micromégas pour
rappeler au lecteur la doctrine du relativisme, « d’après laquelle les valeurs morales ou esthétiques
sont relatives aux circonstances et variables. »3
. Pour décrire cette démesure, Voltaire ne se serait-il
pas inspiré de l’œuvre de François Rabelais Pantagruel, écrit en 1532, contant la jeunesse d’un
courageux géant ? Ce dernier « buvait le lait de quatre mille six cents vaches » 4
à chaque repas, de la
même façon que Micromégas et son compagnon « mangèrent à leur déjeuner deux montagnes »5
.
En outre, c’est précisément via les observations des différences rencontrées pendant le voyage que
Micromégas peut apprendre et murir : « il ne put d'abord, en voyant la petitesse du globe et de ses
habitants, se défendre de ce sourire de supériorité qui échappe quelquefois aux plus sages…. Mais
comme le Sirien avait un bon esprit, il comprit bien vite qu'un être pensant peut fort bien n'être pas
ridicule pour n'avoir que six mille pieds de haut. » 6
Le personnage principal, ici, embarque originellement dans son voyage comme moyen de
s’instruire : «et il se mit à voyager de planète en planète, pour achever de se former l'esprit et le
2
Véronique Charpentier: Convaincre, Persuader, Delibérer
3
http://www.seadict.com/fr/fr/relativisme
4
Rabelais: Pantagruel, ch. 4, l. 10
5
Micomégas, édition Flammarion, p 36, l.1
6
Micomégas, édition Flammarion, p 29, l. 69
3. cœur, comme l'on dit. » Le prétexte de Micromégas fut donc le même que celui d’Usbek dans Les
Lettres Persanes; peut-être celle-ci fut-elle une référence à Montesquieu, mais en général l’idée du
voyage comme aventure philosophique était répandu parmi les auteurs du XVIIIème siècle, ce
discours étant devenu à la mode à la fin du XVIIème et pendant tout le siècle des Lumières avec la
naissance de la modernité et le plaisir esthétique. Des auteurs de cette ère, tels que Rousseau,
Benjamin, Mercier, Restif, ouvrirent le discours de la lisibilité de la ville, et avec cela, la lisibilité du
monde entier à travers des nouveaux personnages-types qui changeaient d’habitat et partaient
inlassablement en recherche du savoir: le promeneur, le voyageur, le flâneur, l’observateur, pour
n’en nommer quelques-uns.
Micromégas, lui, est représenté en tant que voyageur-observateur. Le narrateur est mis au
deuxième plan car Voltaire ne le fait guère intervenir dans le conte, le considérant plutôt comme
simple point de départ et prétexte pour raconter l’histoire. En se faisant bannir de sa cour pour ses
écrits peu appréciés et ses « propositions suspectes »7
(Voltaire faisant fort probablement ici une
référence à lui-même), Micromégas trouve ainsi l’opportunité de modifier cette situation négative
en positive en partant pour apprendre de nouvelles choses.
Voltaire, à travers les observations de cet «habitant du pays de Sirius»8
, utilise ce voyage
philosophique comme critique et satire sociale. C’est en voyageant que Micromégas, bien qu’en
ayant inventé «dix-huit de plus (de propositions) que Blaise Pascal»9
s’instruit et fait connaissance
des absurdités humaines, qui deviennent complètement claires à nos yeux une fois décrites via les
paroles d’un étranger « plus cultivé que nous »10
. Voltaire utilise la science pour peindre la notion
philosophique qu’il y a des incohérences et des illogismes dans les croyances et actions humaines. En
revenant souvent au relativisme perçu entre des mondes divers, Voltaire peut se moquer de toutes
ces incongruités et laisser libre au lecteur de se rendre compte de l’incohérence de notre propre
pensée humaine.
A la base de sa critique sociale Voltaire a un réel programme d’amélioration de la société du
XVIIIème ; l’agilité dans son usage de la juxtaposition et du relativisme dans un contexte de voyage,
mène à la légèreté d’un argument philosophique plutôt chargé. La vulgarisation (donc la
simplification des questions difficiles) de son texte est pareillement un atout à la légèreté de son
œuvre, mais aussi à la lisibilité de celle-ci. En la simplifiant, et en allant jusqu’à s’en moquer, Voltaire
rend accessible la science et déprécie la philosophie jusqu’à un tel niveau que tout le grand public
7
Micromégas, édition Flammarion p27, l. 39
8
Micromégas, édition Flammarion, p26, l.10
9
Micromégas, p26, l.31
10
Micromégas, p26, l.26
4. (c’est-à-dire ceux qui n’ont pas accès aux connaissances mais sur qui les choses ont un effet) peut
apprécier. Des philosophes tels que Descartes, Malebranche et Leibnitz (venu de l’Empirisme du
XVIIème) avaient, eux, créé des systèmes pour comprendre le monde sans se baser sur des faits
véridiques. Voltaire, qui s’intéressait à une nouvelle philosophie rationaliste du XVIIIème (celle, en
particulier de John Locke, qui dit que les hommes ne devraient pas poser des questions de
métaphysique car nous ne pouvons pas comprendre les choses que l’on perçoit à travers nos sens),
voulu instruire toute sa société. En appelant à la puissance des émotions et relations humaines qui
véhiculent le conte philosophique Voltaire put écrire un livre, et non un essai philosophique, qui soit
abordable au grand public.
Le dialogue entre A et B, et celui entre l’aumônier et Orou dans le Supplément au Voyage de
Bougainville, tout comme celui entre Micromégas et le Secrétaire dans le texte de Voltaire, sont tous
d’une importance primordiale. Les conversations durant le voyage, ou en dehors de celui-ci (comme
nous pouvons le voir avec les entretiens d’A et B), tiennent une essentielle fonction philosophique :
ce n’est pas seulement en voyageant, mais en discutant du voyage qu’on peut décidément
comprendre quels effets et changements cela a sur l’état de l’esprit sur sa propre philosophie.
Le discours entre A et B, qui interrompt continuellement le récit décrivant les conversations fictives
qu’eurent Orou et l’aumônier durant le voyage de Bougainville, est utilisé afin de pouvoir explorer
plusieurs différents points de vues sur la vie utopique en société.
A (étant l’instance des interrogations et des hypothèses) et B (celle des répliques et des assertions),
se parlent et s’interrogent sur la vie tahitienne en essayant de comprendre pourquoi et comment
ces habitants « sauvages » sont « plus voisin » que leur peuple. Le sujet du dialogue entre
l’aumônier-voyageur et les divers habitants de Tahiti étant devenu général, le gracieux conciliabule
des interlocuteurs (A et B) donne de la vivacité à la réflexion philosophique du lecteur. Cette
induction entre les dialogues de A et B, et ceux de l’aumônier et Orou rafraichit constamment le
raisonnement du lecteur, dans la tentative de Diderot de ne pas permettre que sa pensée s’évade
Les répliques rapides de ces deux personnes éduquées révèlent une complicité existante : le
dialogue n’est pas ici simplement didactique, mais aussi dialectique, prouvant qu’ils sont ensemble à
la recherche de la vérité philosophique dans ce voyage qu’ ils lisent. C’est dans ce dialogue reflétant
ce qui est dit du voyage en Tahiti, que les paroles de l’anthropologue R. Benedict, peuvent être
comprises : « Ce qui est moral varie d’une société à l’autre et la morale n’est qu’un nom commode
pour désigner des comportements socialement acceptés.»11
. Cette vérité recherchée, c’est la loi de
11
Richar Lemir: Ethique et Politique
5. la nature; mais celle-ci est relativement abstraite et rend difficile une définition simple de la nature
et de l’état de la nature à nos deux interlocuteurs. Tahiti devient donc le modèle d’une utopie et un
outil de réflexion philosophique, plus qu’un modèle politique.
Cette discussion et ce débat sur le voyage ont un grand pouvoir, surtout dans cette très intéressante
forme qu’utilise Diderot. En interrompant sans arrêt le texte et les conversations fictives entres les
personnages à Tahiti, les yeux (métaphoriques) du lecteur sont toujours ramenés à la surface entre
le texte et l’individuel. Ceci constitue un rappel implacable au fait que la construction est fictive,
même en étant basée sur le vrai voyage entrepris en 1768 par Bougainville, ce soi-disant «inventeur
du «bon sauvage» de Tahiti »12
. Cette évocation à la construction chimérique change donc la
réaction du lecteur, qui remarque vite le vrai but de Diderot, qui lui n’essaie pas ne nous faire croire
en une œuvre factice mais de nous enseigner quelque choser de tangible. C’est à travers l’histoire du
voyage et les discussions qui s’y rapportent dans le contexte de cette construction individuel que
l’on voit les critiques, mais conjointement, qu’on les questionne.
Le discours entre Micromégas et le Secrétaire diffère de celui entre A et B car, au début, le Sirien
se sent en position de supériorité envers cet « homme de beaucoup d’esprit qui n’avait à la vérité
rien inventé »13
-Voltaire ici le comparant ironiquement à Fontenelle, qui lui était secrétaire de
l’Académie des sciences de 1699 à 1737. Néanmoins, le duo prouve pouvoir dialoguer et raisonner,
même si la forme parait être plus importante que le fond pour le Secrétaire, qui lui ne cesse de
« chercher des comparaisons »14
dans la nature. Ce dernier ne semble que vouloir parler, tandis
qu’au contraire Micromégas, lui, veut être instruit pour la durée de ce voyage instructif (« Je ne veux
pas qu’on me plaise….je veux qu’on m’instruise »15
)
Voltaire base son discours entres les personnages sur l’œuvre de Fontenelle nommée Entretiens sur
la Pluralité des Mondes (1686), et même si l’auteur de Candide « se rit un peu de lui, nombreux sont
les témoignages par lesquels il lui rend hommage »16
. Tout comme Le Supplément au Voyage de
Bougainville de Diderot, l’œuvre de Fontenelle suit une conversation aimable et galante entre deux
personnages, étant ici le narrateur et une marquise. En outre, le discours se rapporte à celui du
Saturnien et du Secrétaire du fait que ces deux couples de personnages se parlent de telle façon que
tout lecteur puisse comprendre ; Fontenelle met l’astronomie à la portée du grand publique, comme
Voltaire, à travers l’histoire d’un voyage, met la science et la philosophie en termes vulgaires pour
ces lecteurs.
12
Isabelle Grégor: http://www.herodote.net/Louis_Antoine_de_Bougainville_1729_1811_-synthese-283.php
13
Micromégas, édition Flammarion, p 29, l. 81
14
Micromégas, édition Flammarion, p 30, l. 10
15
Micromégas, édition Flammarion, p 30, l.11
16
Sébastien Fossier: Dossier sur Micomégas
6. Il est intéressant de considérer les types de romans explorateurs qu’ont écrit Voltaire et Diderot.
Le Supplément au Voyage de Bougainville est à la fois un roman d’apprentissage donc, un texte qui
permet l’éducation du personnage principal- étant l’aumônier- et simultanément permet au lecteur
de penser, de philosopher, d’apprendre. Mais il est aussi un roman utopique mettant en scène un
autre monde tahitien idéal et pur pour, en la comparent, critiquer sa propre société, et finalement
un roman sensible avec l’accent sur l’émotion, surtout celles de l’aumônier, qui semblent avoir
étaient réellement vécue.
Micromégas, comme le Supplément au Voyage de Boungainville, est aussi un bildungsroman, car
les personnages principaux s’instruisent grâce à cette éducation acquise via le voyage. Par contre, il
comporte aussi des éléments d’un roman picaresque- cette tradition importée d’Espagne qui
raconte les aventures du Picaro, qui est pauvre mais débrouillard, tout comme Micromégas, lui
banni mais astucieux. Toutefois, dans son œuvre, Voltaire s’inspire surtout de la tradition du conte ;
c’est en la détournant, en poussant au «maximum les ficelles du merveilleux »17
de cet incroyable
voyage, en utilisant la vulgarisation, qu’il peut donc inspirer tout lecteur adulte.
Ces différents types de romans prouvent donc être une inspiration pour décrire la fonction
philosophique du voyage. C’est en créant une œuvre qui s’inspire de nombreux types de romans que
Voltaire et Diderot réussissent si bien à conter les aventures et l’éducation reçu dans leurs voyages
respectifs.
Au XVIIIème siècle, le conte devint philosophique, ceci conduisant au grand basculement dans les
récits populaires jusqu’à présent. Pour la première fois les lecteurs furent poussés à se poser des
questions, à sentir la présence d’un message philosophique (ce qui serait tout ce qui a trait aux
questions de métaphysique) et à essayer de résoudre et répondre à l’insoluble, dans les pages d’un
livre. C’est à ce moment-là que Diderot et Voltaire se sont montrés extrêmement perspicaces : en
écrivant des récits vulgarisés avec un thème abordable comme celui du voyage, cet effort put
donner, à un plus grand public, la chance de réfléchir et de questionner ce qu’est vraiment la vie.
Cette idée du voyage en temps qu’expérience philosophique, résonna dans les individus et
continuerait de retentir; En 1932, bien des années après l’apparition du Supplément au Voyage de
Bougainville et de Micromégas, Louis-Ferdinand Céline prouva que le voyage reste toujours une
17
http://www.dissertationsgratuites.com/dissertations/Microm%C3%A9gas-Chap-4/245074.html
7. expérience éducatrice en écrivant dans Voyage au bout de la nuit : "Voyager, c’est bien utile, ça fait
travailler l’imagination. Tout le reste n’est que déceptions et fatigues."