3. Non, au moment de la parution, j’étais sortie d’affaire, tout de
même (rires)! Si j’ai écrit Jour de souffrance, c’est pour une autre
raison. J’ai reçu une éducation catholique, ce qui fait que je me
sens toujours en dette. Devant le succès de La Vie sexuelle, j’ai
pensé que je devais avoir l’honnêteté de dire au lecteur: «Je vous
ai raconté cette liberté dont j’ai joui, mais je dois aussi vous dire
que je n’ai pas pour autant fait l’économie de la jalousie.» On
m’a tellement reproché de ne pas avoir mis de sentiment dans La
Vie sexuelle que je me suis dit: «Cette fois, du sentiment, il y en
aura!» Je n’ai pas eu besoin de
ce second livre pour me guérir
de la jalousie, et d’ailleurs, je ne
suis pas sûre d’être complète-
ment guérie!
Y avait-il aussi l’envie, ou
la nécessité, de se montrer
sous un jour moins
«flatteur»?
Peut-être, aussi. Il m’était plus
difficile de mettre ma jalousie
sur la table que de raconter ma
vie sexuelle. Ce qui a trait à la
sexualité ou à la nudité ne me
gêne pas du tout. En revanche,
je décris dans Jour de souffrance
des comportements que j’ai eus
qui sont moralement répré-
hensibles: comment j’ai fouillé
dans les affaires de Jacques, lu
son journal intime... La petite
catholique que je suis en est
consciente.
Vous utilisez deux fois
seulement le mot
«jalousie». Il est difficile
de savoir ce que vous
mettez derrière ce terme…
Pendant l’écriture du livre, j’ai
constaté à un moment donné
que je n’avais pas encore employé ce mot, qui arrive, de fait, très
tard. Je me suis dit: «S’il n’est pas venu plus tôt, ni plus sou-
vent, c’est que tu n’avais pas la nécessité d’y recourir davantage.»
J’en suis quand même arrivée à me demander si je parlais vrai-
ment de jalousie. Je parle en tout cas d’une forme qui se loge dans
un plaisir pervers, morbide, qui consiste à éprouver cette exclu-
sion par l’autre. Il n’est pas question dans ce récit de ce qui fait
la trame habituelle des crises de jalousie. Je n’ai jamais douté que
Jacques en préfère une autre, je ne me suis jamais demandé si
nous devions cesser de vivre ensemble. La question qui se posait
était tout autre : pour moi, il était clair que mon destin était à
ses côtés, mais que, pour autant, il me repoussait, implicitement.
Cette sensation d’exclusion devait me procurer un plaisir maso-
chiste, en fait. Sans cela, je ne m’y serais pas complu aussi long-
temps. Je me dis pourtant que je ne suis pas la seule. Quand la
jalousie tourne à l’obsession, je pense qu’elle devient comme un
plaisir sexuel pervers. On joue de la frustration.
La distance, chez vous, est frappante. Elle participe
du désir de nommer
le plus précisément
possible. Mais elle
participe aussi du désir
de vous protéger, non?
Elle participe de ce mécanisme
de protection qu’est l’écriture.
Je pourrai dire que j’ai écrit
pour être sûre de ne plus
retomber dans la souffrance. Ce
qui est écrit joue presque
comme un interdit, qui empê-
cherait de replonger.
À propos d’interdit, vous
évoquez votre crainte
du regard des enfants…
Passée cette période de la
petite enfance où l’enfant est
complètement désinhibé par
rapport à son corps, il y a, je
crois, une période de grande
pudeur. Ils sont alors très exi-
geants et très sérieux sur la
chapitre de l’amour et de la
sexualité. Quand je me suis
trouvée dans des situations où
je me sentais observée par un
enfant, j’avais la crainte de
choquer parce qu’enfant, on
n’a pas, en matière de sexua-
lité, le relativisme qu’on acquiert plus tard.
Est-ce que cette peur vous renvoie au choc que vous
avez eu, enfant, quand, dans l’encadrement d’une porte,
vous avez vu votre mère embrasser son amant ?
Oui. Alors même que je savais quel était le rapport de mes
parents qui, ne s’entendant plus, avaient pris le parti de demeu-
rer ensemble jusqu’à ce que nous atteignions l’âge adulte. J’avais
vaguement compris qu’ils avaient un ami chacun de leur côté.
Mais le jour où j’y ai été confrontée directement, j’ai été choquée,
Rencontre CATHERINE MILLET
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4. c’est vrai. C’était comme une trahison de ma mère. La pauvre!
Vous mettez en relation l’image de votre mère et de son
amant avec une scène de «LolV Stein» de Marguerite
Duras. Cela renvoie au motif de la jalousie, qui permet de
voir mais empêche tout accès, et aux infidélités de Jacques
que vous épiez à travers son journal intime. La jalousie
que vous avez éprouvée vis-à-vis de lui renvoie-t-elle à une
jalousie que vous auriez éprouvée vis-à-vis de votre mère?
Je me souviens d’une interview de Julia Kristeva qui m’avait
beaucoup frappée. À la question: «Vous arrive-t-il d’être
jalouse?», elle, la psychanalyste, avait répondu: «Non, je ne
suis pas jalouse parce que j’ai toujours eu le sentiment dans mon
enfance d’avoir été aimée par mes parents.» Je m’étais dit, alors:
«Elle a beaucoup de chance» parce que, même si je sais qu’on
m’a aimée, bien sûr, je crois que je devais faire partie de ces
enfants qui pensent qu’ils ne sont jamais
suffisamment aimés. Je n’ai pas éprouvé,
peut-être, cette sensation de plénitude à
laquelle Julia Kristeva faisait allusion.
Voilà ma réponse. En même temps, je
pense qu’elle ne peut pas être aussi sim-
ple que ça.
D’autres moments semblent vous
avoir marquée: quand votre mère
vous a avoué avoir eu «sept amants»,
par exemple. Croyez-vous que cela
a influé sur votre vie sexuelle?
Je ne crois pas que ma mère doive porter
cette responsabilité (rires)! Ce qui me cho-
quait, ce n’était pas ce chiffre sept, c’était
qu’elle m’en parle. Révéler aux enfants la
sexualité des parents, c’est quelque chose
d’intolérable. Je n’aurais pas plus été cho-
quée si ma mère s’était mise nue devant
moi et avait eu un geste obscène. Qu’elle me prenne pour confi-
dente, je ne l’ai vraiment pas supporté.
Jeune, vous étiez très religieuse, dites-vous.
Vous vous sentiez investie d’une mission…
Et cela a continué! Je suis devenue la sainte Vierge de l’art
contemporain, sa missionnaire, à tout le moins! Je répercute ici
le regard des autres sur moi. Quand j’ai commencé à travailler,
j’ai dû pas mal me battre pour imposer les artistes qui m’inté-
ressaient. Il fallait se dévouer pour la bonne cause. Je ne sais pas
si je crois en Dieu, mais je continue d’être intéressée par les ques-
tions religieuses. Nous avons très souvent dans Art Press consa-
cré des numéros à ce sujet. Cela, d’ailleurs, m’a valu d’être invitée,
avec d’autres intellectuels, à une réception que donnera le pape
lors de sa visite à Paris dans quelques jours.
Vous avez des questions à lui poser ?
Je ne sais pas si on nous donnera la parole ! Je suis en train de
lire des textes. Est-ce que j’aurai des questions ? Je ne sais pas,
franchement !
Qu’est-ce qui vous interroge ? La foi ?
Non, plutôt l’attachement à certaines valeurs de notre civilisa-
tion… La religion catholique a favorisé l’expression artistique:
c’est elle qui a produit le plus d’œuvres d’art. Elle a aussi favo-
risé, et c’est d’ailleurs lié, une pensée de l’individu, de la personne
distincte du groupe.
Vous faites de Jacques une figure mythique…
Découvrir tout d’un coup qu’il avait des morceaux de vie que je
ne connaissais pas le faisait pénétrer dans un lointain inaccessi-
ble et interdit, proche de celui du mythe.
En même temps, dès votre rencontre,
vous le trouvez mystérieux…
Il l’a toujours été, et il le reste ! Il y a des
pans entiers de lui qui m’échappent. Cela
doit participer de la séduction qu’il exerce
sur moi… C’est un malin!
Adolescente, vous étiez persuadée,
dites-vous, que votre «salut»
viendrait d’un homme
qui saurait, d’un seul coup d’œil,
détecter vos aspirations
et vos dons… Jacques est-il
cet homme ?
Je pense, oui. C’est le premier à m’avoir
fait confiance quand j’ai envisagé de tra-
vailler sur autre chose qu’un livre d’his-
toire de l’art. J’ai attendu longtemps, la
cinquantaine, avant d’oser écrire autre
chose. Et c’est Jacques qui m’a donné
l’impulsion.
Vous n’arrivez pas, dites-vous,
à avoir une vision nette de Jacques. La première trace
que vous avez de lui n’est pas visuelle, mais auditive.
C’est par sa voix que Jacques est entré dans votre vie…
Ce qui est très paradoxal, parce que je n’ai pas du tout d’oreille.
Je suis quelqu’un qui passe son temps à regarder. J’analyse mon
absence d’oreille au fait que je suis quelqu’un qui se maîtrise
beaucoup. La musique est un art qui demande plus d’abandon
que l’image : on reste plus conscient devant un tableau, si beau
soit-il, qu’en écoutant de la musique. J’ai du mal à m’aban-
donner ! C’est peut-être pour cela que Jacques m’a séduite :
parce qu’il a réussi à passer outre une résistance que j’ai.•
« Jour de souffrance », Flammarion, 265 p., 20 € .
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«Je n’ai pas eu
besoin de ce livre
pour me guérir
de la jalousie,
et d’ailleurs, je
ne suis pas sûre
d’être guérie!»
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