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Réflexions sur les mécanismes de la
             perception de l’espace




Eric Cassar - 2004
sous la direction de Thierry Fournier
« J’agis en toute certitude. Mais cette certitude est mienne. »

« Il n’y a pas d’assurance subjective que je sais quelque chose. »


                                      Ludwig Wittgenstein, De la certitude




Eric Cassar   - 2004                                                         1
Note :

Ce mémoire est une courte étude personnelle, traitée de façon subjective, il
n’engage que son auteur. Il propose une perception, et certaines déductions,
hypothèses de réponses qui pourront éventuellement être utiles à l’artiste ou
à l’architecte pour stimuler une sensation, une impression ou un état chez un
spectateur.




Eric Cassar   - 2004                                                       2
Sommaire



Introduction………………………………………………………..                  4



I/ Quelles informations sensorielles, conscientes ou inconscientes,
nous communiquent l’espace dans lequel on se trouve ?............... 6
        1/ définitions………………………………………………………… 8
        2/ informations visuelles…………………………………………….. 9
        3/ informations sonores ou auditives ………………………………... 12
        4/ informations olfactives…………………………………….……... 15
        5/ informations tactiles………………………………………………. 16
        6/ autres informations……………………………………………..…. 17
        7/ mélange, synesthésie……………………………………………… 20



II/ Les facteurs humains qui interviennent dans la perception que l’on
se fait d’un lieu…………….……………………………………………22
        1/ le passé du lieu, la mémoire collective…………………………….22
        2/ le passé de l’individu, le vécu ou la mémoire individuelle………...   23
        3/ la préexistence d’un espace dans l’esprit de chacun………………. 27



III/ La perception des aveugles……………………………………. 30
        1/ personnes aveugles de naissance ou ayant déjà vue……..………… 30
        2/ le sens des obstacles……..………………………………………… 32
        3/ appréhender l’espace……………………………………….……… 32
        4/ questions à des personnes aveugles……………………………..…. 35

Conclusion ………………………………………………………………...               41

Bibliographie……………………………………………………………...              42


Eric Cassar   - 2004                                                               3
Introduction




       L’espace, en tant qu’étendue infini de lieu, existe avant l’homme et
existera après lui. Traiter du problème de la ‘relation’ entre l’homme et
l’espace est donc un questionnement humain. Cela revient à traiter d’une
relation entre un élément d’un ensemble et l’ensemble lui-même. Ajoutons à cela
que notre regard, le regard de l’observateur, se situe à l’intérieur de ce sous-
ensemble. Toute perception doit donc prendre en compte la subjectivité de
l’observateur. Les réflexions philosophiques sur ce sujet abondent.

       Naître, c’est avant tout naître dans un espace. Martin Heidegger dans
‘Etre et temps’ définit pour lui la première relation symbolique, celle qui émane
du fait même d’exister sur terre. La présence, l’être là (le Dasein) c’est être
en relation avec 1) le ciel, 2) la terre et les autres hommes, 3) les dieux, le
divin (le sacré est en l’homme), 4) la mort. L’existence humaine n’est pas
indépendante mais liée à ce cadre symbolique de Dasein. « La Terre est-elle
dans notre tête, ou bien sommes-nous sur la terre ? » 1 . Le quadriparti
heideggérien montre la présence forte dans l’homme, dès sa naissance, d’un
premier système de repères symboliques. Son évolution dans le monde depuis
l’enfance jusqu’à l’age adulte s’effectuera nécessairement en prenant appuis
sur ceux ci.

       La perception est la connexion entre l’homme et l’espace environnant ;
elle s’exprime grâce à une multitude de messages ou de stimulus que l’individu
capte et qui lui permettront de se créer une image sensorielle du monde qui
l’entoure. C’est par la perception que l’homme ‘communique’ avec le monde, les
autres hommes et aussi lui-même. La perception, outil que possède
différemment tout être humain est aussi très souvent un déclencheur de
sentiments de joie, de tristesse ; de sensations de beauté ou d’horreur.
       Immédiatement lorsqu’on parle de perception se posent les questions
jamais élucidées mais développées par la phénoménologie avec Hegel, Husserl,
1
    Martin Heidegger, Qu’appelle-t-on penser ?, Paris, PUF, 1959


Eric Cassar   - 2004                                                           4
Heidegger, Wittgenstein et Merleau-Ponty entre autres : « Puis-je avoir
confiance en mon regard ? », « est-ce que ce que je perçois est la réalité ? »,
« qu’est-ce que la réalité ? ».
      « L’image du savoir, ce serait alors la perception d’un processus
extérieur à partir des rayons lumineux qui le projettent tel qu’il est sur le
fond de l’œil et dans la conscience. » 2 Mais la projection n’est pas toujours
exacte…




                   Illusion de Muller

       L’illusion de Muller illustre par exemple ce problème, en effet selon les
axiomes considérés, on peut imaginer plusieurs réalités. La seconde ligne paraît
plus courte que la première. De la même manière, la perception de la taille d’un
objet peut varier avec sa couleur, sa distance et les souvenirs que l’on peut en
avoir. Sans vouloir m’enfermer dans des questions insolubles, il semble
important d’évoquer ces problèmes qui obligent à définir le cadre dans le quel
ce qui est dit peut être entendu…
       Ce cadre que je m’accorde à considérer comme objectif est grosso modo
le cadre scientifique celui, de la mesure et du calcul… Dans l’illusion de Muller,
on parle d’ailleurs d’illusion, la réalité est celle scientifique du calcul qui donne
égales les deux lignes.

        Dans les pages qui suivent, en considérant la réalité décrite ci-dessus,
nous allons tenter de montrer (la démonstration n’engage que moi) que
l’espace peut agir, consciemment et inconsciemment sur l’individu. Nous nous
attacherons d’abord aux informations, captées par nos sens, que nous
communiquent l’espace dans lequel on se situe, puis nous essaierons de montrer
comment ces informations peuvent être « déformées » (transformées en
sentiments) ou interprétées par certains facteurs propres à l’homme, à
l’histoire et à chaque individualité. Que retient-on d’un lieu ? Quelles sont les
différentes manières de décrire un espace ? Quelles sensations et informations
cela procurera au récepteur et quel espace il percevra ? Enfin, et même si tout
au long de cette réflexion j’utiliserai des témoignages d’aveugles, je
m’intéresserai plus spécifiquement à leur perception du monde.


2
    Ludwig Wittgenstein, De la certitude, Paris, Gallimard, 1965


Eric Cassar   - 2004                                                               5
I/ Quelles informations sensorielles, conscientes ou inconscientes,
nous communiquent l’espace dans lequel on se trouve ?




        Le substantif « espace » n’a été introduit au langage de l’urbanisme et
de l’architecture qu’au début du 20ème siècle. Beaucoup s’accordent à dire
aujourd’hui que l’espace est la matière première de l’art architectural.
L’historien d’art, Henri Focillon écrivait dans la Vies des Formes en 1943 que
l’architecture tient à ce que « les trois dimensions ne sont pas seulement
[son] lieu [...], [mais aussi sa] matière, comme la pesanteur et l’équilibre [...] ;
c’est dans l’espace vrai que s’exerce cet art, celui où se meut notre marche et
qu’occupe l’activité de notre corps ». Françoise Choay précise en écrivant que
« La dimension esthétique de l’architecture s’éprouve ainsi à travers
l’expérience de configurations formelles déterminées par des constructions
tridimensionnelles, dans leurs relations avec le milieu extérieur et/ou dans leur
modèlement d’un milieu interne. Ces configurations varient au fil du temps,
créant des espaces spécifiques dont la succession permet de périodiser
l’histoire de l’architecture. » 3 . J’aimerais préciser ce mot expérience. Il me
semble que l’architecture n’est plus uniquement, comme le disait Le Corbusier,
« le jeu savant, correct et magnifique des volumes sous la lumière », l’espace
ne se limite pas, pour l’homme, à un volume en trois dimensions. Il est aussi
odeur, goût, toucher… Dans le mot expérience il faut englober la stimulation de
diverses sensations plus ou moins ‘importantes’ parfois liées à la forme de
l’espace. D’autre part comme le fait remarquer Frankl, les individus font
parfois partis intégrantes « [de ces] espaces, pleins ou creux, ceux à qui ils
étaient destinés et qui en assuraient le fonctionnement symbolique : les
séquences de la vie des moines rythmaient l’espace des abbayes bénédictines
ou cisterciennes, de même que le ballet des courtisans était nécessaire pour
faire vibrer l’espace de Versailles ».



3
    Françoise Choay in Encyclopaédia Universalis


Eric Cassar   - 2004                                                               6
Les odeurs du métro ou la fraîcheur d’une cathédrale sont également
des éléments de l’espace architectural créé. Je citerai souvent l’exemple de
l’église ou cathédrale parce que c’est un lieu aux larges volumes ‘gratuits’,
souvent vides – suggérant aux croyants la maison de Dieu – et dans lequel
l’architecture provoque une émotion particulière.
        Lorsqu’on parle d’une cathédrale (d’un temple ou…) on s’en fait d’emblée
une idée qui peut être sensorielle. En entrant, on ressent une impression
particulière, les murs sont froids, l’air est frais, la hauteur pèse ou soulage, -
le promeneur se sent minuscule -, l’odeur, l’entrée de la lumière mise en
évidence par des ouvertures hautes, l’ombre, le silence parfois ou les
chuchotements, l’orgue. C’est cet ensemble, ce parcours éprouvé qui créé une
impression. Cette impression… que certains peuvent sacraliser.
        Le métro a lui aussi ses caractéristiques, la saleté, l’odeur, l’absence de
lumière naturelle, les sons qui résonnent. Et il est différent d’une ville à
l’autre. Le métro New-yorkais est situé plus en surface que le métro parisien,
conséquence immédiate, ce n’est pas un tunnel creusé en arc de cercle mais une
galerie sous la chaussée, le plafond est bas supporté par une forêt de poteaux
bien ordonnés, on y entend le bruit de la rue… Gilbert Siboun aveugle de
naissance donne une description du « tube » londonien : « Délirant, plein de
surprises […] son odeur, son bruit incomparables, à les sentir, à les entendre,
je sais que je suis à Londres […] ses marches et son confort. Je le trouvais
royal, ses sièges en tissu, de véritables pullmans, je me foutais pas mal que
Laurent et Gérard m’affirment : « le drap est dégueulasse, passé, taché, le
métro le plus sale du monde après New York ! » Moi quand je posais mes
fesses dessus, elle s’épanouissaient d’aise, un sentiment de luxe inégalable. » 4 .
        Je pourrais citer beaucoup d’autres exemples d’espaces particuliers : un
appartement ‘conventionnel’ approprié, un opéra, un champ de maïs, une salle
de spectacle… Certaines expériences architecturales en quête d’innovation ont
aussi été tentées comme celle de Claude Parent qui propose d’en finir avec les
angles à 90°, omniprésents dans toutes les architectures ; il développe sa
théorie sur la fonction oblique dans son essai Vivre à l’oblique en 1970.

      Il me semble qu’on doit penser tout élément d’architecture comme
susceptible de provoquer une sensation qui peut-être stimulera une impression,
pour rappeler que l’on se trouve ici, dans un espace possédant une identité, et
non nulle part, dans un lieu quelconque.




4
    Gilbert Siboun Marcelle Routier, Les couleurs de la nuit, Paris, Robert Laffont, 1978


Eric Cassar   - 2004                                                                        7
1/ Définitions


        Sensation :
        D’après le Larousse : « Reflet dans la conscience d’une réalité
extérieure, dû à l’activation des organes des sens. / Etat psychologique
découlant des impressions reçues et à prédominance affective ou psychologique.
Sensation de bien-être. »
        D’après le Littré : « Impression produite par les objets extérieurs sur un
organe des sens, transmise au cerveau par les nerfs, et aboutissant à un
jugement de perception. Les sensations sont passives, lorsque l’organe reçoit
l’impression sans l’avoir cherchée ; elles sont actives, lorsque l’attention de
l’individu se concentre pour les juger avec plus d’exactitude. La sensation du
froid, du chaud. La sensation des saveurs, des odeurs, des couleurs. »

       « Je pourrais d’abord entendre par sensation la manière dont je suis
affecté et l’épreuve d’un état de moi-même. » Merleau-Ponty, Phénoménologie
de la perception.
       « Nous pouvons la définir [la sensation] la première perception qui se
fait en notre âme à la présence des corps que nous appelons objets, et ensuite
de l’impression qu’ils font sur les organes de nos sens. » Bossuet,
Connaissance I.
       « Les sensations ne sont rien autre chose que des manières d’être de
l’esprit ; et c’est pour cela que je les appellerai des modifications de l’esprit. »
Malebranche, Recherche de la vérité I.
       « Toutes les facultés du monde n’empêcheront jamais les philosophes de
voir que nous commençons par sentir, et que notre mémoire n’est qu’une
sensation continuée. » Voltaire, Dictionnaire philosophique.
       « Nous sentons tous toujours malgré nous, et jamais parce que nous le
voulons ; il nous est impossible de ne pas avoir la sensation que notre nature
nous destine, quand l’objet nous frappe. » Voltaire, Dictionnaire philosophique.


      Impression :
      D’après le Larousse : « Sentiment ou sensation résultant de l’effet d’un
agent extérieur. »
      D’après le Littré : « Effet que l’action quelconque d’une chose produit
sur un corps. / Effet plus ou moins prononcé que les objets extérieurs font
sur les organes des sens. Les impressions de la douleur, du plaisir. »


Eric Cassar   - 2004                                                              8
« La perception des couleurs, des sons, du bon et du mauvais goût, du
chaud et du froid, de la faim et de la soif, du plaisir et de la douleur, suivent
les mouvements de l’impression que font les objets sensibles sur nos organes
corporels. » Bossuet, Connaissance III.
       « L’objet la frappe [la bête] en un endroit ; Ce lieu frappé s’en va tout
droit, selon nous au voisin en porter la nouvelle ; Le sens de proche en proche
aussitôt la reçoit : L’impression se fait : mais comment se fait-elle ? » La
Fontaine, Fables.


      Perception :
      D’après le Larousse : « Représentation consciente à partir des
sensations ; conscience d’une, des sensations. »
      D’après le Littré : « Acte par lequel l’esprit aperçoit l’objet qui fait
impression sur les sens. Toute sensation, tout phénomène de sensibilité spéciale
ou générale se compose de trois actes différents : l’impression, la transmission,
la perception. »

      « Nos sensations sont purement passives, au lieu que toutes nos
perceptions ou idées naissent d’un principe actif qui juge. » JJ Rousseau, Emile.


       Le monde extérieur transmet ou procure à l’individu des sensations ;
parfois ces sensations peuvent se faire impression… et la perception est
l’analyse consciente ou inconsciente de ces sensations et impressions. Mais nos
sens, s’ils nous permettent de découvrir l’es pace, peuvent aussi nous induire
en erreur.




        2/ Informations visuelles


      Le champ visuel est immense et supérieur à tous les autres champs
sensoriels. La vue est un sens qui peut englober un grand nombre d’objets, de
plans donc d’informations et ce à différentes échelles. « Pendant que je
traverse la place de la concorde et que je me crois tout entier pris par Paris,
je puis arrêter mes yeux sur une pierre du mur des Tuileries, la Concorde


Eric Cassar   - 2004                                                           9
disparaît, et il n’y a plus que cette pierre sans histoire ; je peux encore
perdre mon regard dans cette surface grenue et jaunâtre, et il n’y a plus même
de pierre, il ne reste qu’un jeu de lumière sur une matière indéfinie. » 5 .
      En parlant des voyants Gilbert Simoun dit « Perpétuellement ils font
référence à la vue, lui donnent une valeur de critère absolu… » 6 et Eva Thome
aveugle ayant déjà vu, considère, avec beaucoup de nostalgie, le sens qu’elle a
perdu, comme le plus essentiel.
      On voit au-delà de ce qu’on touche, goutte… et éveillé on ne cesse jamais
de voir alors qu’on peut ne pas toucher ou ne pas entendre.

       Quelques critères perçus par la vue : hauteur, longueur, profondeur,
gabarit, couleur, forme (séparation des formes : limites), aspect, lumière,
brillance, modification temporelle, perspective…

      Nous vivons dans un monde à dominante visuelle. Les images sont
omniprésentes, tout le monde peut les voir, « Immergé dans le visible par son
corps, lui-même visible, le voyant ne s’approprie pas ce qu’il voit : il l’approche
seulement par le regard, il ouvre sur le monde. » 7 . Toute vision peut être
considérée comme la perception d’une succession d’images. Elles me semblent
être d’au moins deux types :

                - L’image réelle d’une situation ou vision vécue en trois
        dimensions : voir un bâtiment ou la ville et le quartier qui l’entoure, sa
        population. Dans ce cas, la sensation n’est jamais uniquement visuelle
        même si elle peut n’être que cela au départ. Très vite s’ajoute
        l’implication de cette vision : l’envie ou le rejet de s’approcher, de vivre
        cet espace vu, c’est à dire de pénétrer dans cette image pour en
        découvrir l’intérieur, les détails, pour approfondir la sensation de départ
        notamment avec l’aide des autres sens… un peu à la manière d’un enfant
        qui ne peut jamais se contenter de voir mais qui doit saisir le réel, le
        toucher pour tenter de mieux l’appréhender. Cette image devient alors
        une somme d’images, c’est à dire une expérience qui propose de voir et
        de vivre l’espace de différents points de vue. Selon le type d’espace
        considéré (plus ou moins dynamique) l’image ou la vue peuvent aussi être
        vécues en mouvement pourquoi pas le long d’un parcours.

      Parallèlement à ce genre d’observations, images quotidiennes de notre
environnement, notre monde est contaminé par un autre type d’images :
5
  Maurice Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, Paris, Gallimard, 1945
6
  Gilbert Siboun Marcelle Routier, Les couleurs de la nuit, op. cit.
7
  Maurice Merleau-Ponty, L’œil et l’esprit, Paris, Gallimard, 1964


Eric Cassar   - 2004                                                               10
- Les images en deux dimensions qui représentent. Le rapport avec
        ces images me parait différent, il existe toujours une barrière invisible
        entre celui qui regarde et l’image observée. Il n’est pas possible pour ce
        dernier d’entrer dans l’image. Il est condamné à la regarder en
        spectateur extérieur. Certes il pourra l’apprécier et tourner autour si
        elle est subtile ou belle comme peut l’être une image artistique. Mais
        jamais il ne pourra faire partie ou pénétrer dans l’image qu’il regarde. Ce
        genre d’image en deux dimensions n’est pas toujours exclusivement
        visuelle, parfois s’y ajoute le son ; le tout dans un espace temps qui
        peut ne pas être fixe notamment dans le cas d’une vidéo. Mais même ici,
        la distance entre observateur et image observée persiste ; Marcel
        Duchamp est d’ailleurs l’un des premiers à mettre ce rapport en évidence
        dans « Etant donnés : 1°) la chute d’eau, 2°) le gaz d’éclairage », œuvre
        posthume où il demande au spectateur de devenir voyeur puisqu’il ne
        peut observer l’œuvre qu’à travers les deux trous d’une porte bien
        réelle. « C’est le regardeur qui fait le tableau. » Plus récemment, l’art
        interactif ou les jeux vidéos proposent à l’observateur d’entrer en
        interaction avec l’image soit en restant à l’extérieur d’elle soit en
        entrant virtuellement en elle. Ainsi dans The Waves, installation
        interactive de Thierry Kuntzel, le spectateur peut en s’approchant d’un
        écran vidéo diffusant (image + son) des vagues, ralentir la vitesse de
        lecture du film, plus il s’approche et plus la ‘houle’ (image + son) est
        ralentie ; en face de l’écran les vagues sont immobiles. Dans ce cas,
        l’artiste ne nous propose plus d’être uniquement observateur mais aussi
        de devenir acteur d’une expérience unique et irréelle. On ne peut pas
        toucher l’eau, sentir le vent, mais on peut voir et entendre la mer. Le
        spectateur sait qu’il s’agit d’une expérience (spatio-temporelle), d’une
        illusion qui ne prétend à aucun moment le tromper mais qui lui propose de
        vivre un moment (de beauté ?!). L’œuvre n’est plus uniquement le film,
        c’est l’expérience d’une durée qui englobe tout le dispositif et notamment
        l’observateur qui éprouve et agit.

        La vue est sans doute un des sens les plus riche ; on peut voir une
infinité d’images ; mais c’est aussi un sens trompeur dont il faut se méfier (à
tord ou à raison !). C’est le sens de la découverte première, libre à
l’observateur ensuite d’approfondir cette sensation à l’aide des autres sens, du
mouvement et d’un regard qui peut devenir plus actif. En architecture c’est ce
sens, exprimé en deux et/ou trois dimensions, qui provoque l’impression de
départ, les autres sens participent ensuite, souvent inconsciemment pour


Eric Cassar   - 2004                                                            11
l’observateur, à mieux définir ou à faire évoluer cette impression première.
Parce que, comme le souligne Maurice Merleau-Ponty : « il y a toujours autour
de ma vision actuelle un horizon de choses non vues ou même non visibles. La
vision est une pensée assujettie à un certain champ et c’est là ce qu’on appelle
un sens » 8 .




         3/ Informations sonores ou auditives


       Quelques critères perçus par l’oreille : écho (détermination de la
profondeur), bruit sourd, réverbération, volume, perspectives…
       Les sons se transmettent par des ondes qui peuvent se propager dans
tous les milieux (liquide, gazeux ou solide). Elles sont plus ou moins réfléchies
selon les matériaux, solides et parfois liquides, qui délimitent l’espace. « Je
déteste cet endroit clos [la piscine] où l’eau répercute les sons contre les
murs, les déforme, leur donne une dimension étrange rendant l’espace
incertain. » 9 . Mais le son peut aussi être d’une grande aide aux aveugles pour
repérer les obstacles, se repérer et comprendre l’espace dans lequel ils se
trouvent. Pierre Villey va jusqu’à parler de « toucher à distance » dans Le
monde des aveugles où il étudie la capacité de certains aveugles à ressentir
un objet devant eux, cette sensation se traduirait (plus ou moins pour tout
individu) par une pression au niveau du front ou des tempes « un aveugle doué
de cette faculté, rencontrant un arbre sur son chemin, au lieu de se jeter
dessus s’arrêtera fort bien à un ou deux mètres de lui, quelques fois
davantage, le contournera et poursuivra sa route avec assurance. […] C’est que
quelque autre facteur intervient dans la sensation à distance, et ce facteur
n’est autre que l’audition » 10 . Je me rappelle aussi avoir vu une émission de
télévision qui traitait du cas d’un aveugle qui émettait en permanence de petits
sons par un claquement de sa langue dans sa bouche, et la réverbération de
ces sons lui permettait de se déplacer en évitant les obstacles. Toutes ces
observations sont néanmoins à prendre avec précautions, les avis diffèrent sur
ce sujet.




8
  Maurice Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, op. cit.
9
  Gilbert Siboun Marcelle Routier, Les couleurs de la nuit, op. cit.
10
   Pierre Villey, Le monde des aveugles, Paris, Librairie José Corti, 1984


Eric Cassar   - 2004                                                          12
Dans le rapport du son à l’espace il y a la différence entre la façon
dont le son se propage dans l’espace, et l’environnement ou ambiance sonore
propre à un lieu.

                   - L’un dépend des propriétés de l’espace, notamment de son
           aptitude à transmettre et réfléchir les ondes sonores. Une cathédrale
           est de ce point de vue (et des autres !) très différente d’une petite
           salle qui peut elle-même être différente d’une autre petite salle conçue
           avec des matériaux réfléchissant différemment les sons. Ainsi Joseph
           Beuys a réalisé une installation, visible au centre Georges Pompidou,
           comprenant une salle complètement calfeutrée (mur et plafond) par des
           sortes de gros tapis gris. Pour y entrer, le visiteur se baisse, et une
           fois qu’il est dans cet espace (au milieu duquel se trouve un piano
           inutilisé), les sons, toujours émis par les voix des visiteurs, ne sont plus
           perçus de la même façon. Les bruits sont sourds. De même Gilbert Simoun
           est perturbé la première fois qu’il découvre la neige et les montagnes :
           « Même le bruit du moteur des voitures ne me rassure pas, il ne m’est
           plus tout à fait familier, son ronflement est différent, et puis les sons
           viennent, me semble-t-il de très loin, c’est toute une perspective de
           bruits qui me parvient et elle ne s’organise pas dans ma tête. Je n’en
           suis pas encore à m’amuser à reconnaître la voiture qui monte de celle
           qui descend, de celle dont le son disparaît, soudain happé par un virage.
           J’ai froid. » 11 .
                   - L’autre correspond à l’univers sonore de l’espace c’est à dire à
           tous les sons émis que ce soit par les visiteurs, les habitants ou par
           des objets, machines (bruit de ventilation ou diffusion d’une musique…).
           « Dans la salle de concert, quand je rouvre les yeux, l’espace visible me
           paraît étroit en regard de cet autre espace où tout à l’heure la musique
           se déployait, et même si je garde les yeux ouverts pendant que l’on joue
           le morceau, il me semble que la musique n’est pas vraiment contenue
           dans cet espace précis et mesquin. Elle insinue à travers l’espace visible
           une nouvelle dimension où elle déferle… […]. […] La musique n’est pas
           dans l’espace visible, mais elle le mine, elle l’investit, elle le déplace... »12 .
           L’espace sonore créé peut être différent de l’espace visuel en trois
           dimensions mais au lieu de les dissocier il me semble envisageable de les
           associer – ce qui se fait déjà lorsque l’espace visuel est en deux
           dimensions (cinéma) « Les sons modifient les images consécutives des
           couleurs : un son plus intense les intensifie, l’interruption du son les fait

11
     Gilbert Siboun Marcelle Routier, Les couleurs de la nuit, op. cit.
12
     Maurice Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, op. cit.


Eric Cassar   - 2004                                                                       13
vaciller, un son bas rend le bleu plus foncé ou plus profond » 13 – ils
             participent alors ensembles (et avec d’autres) à la création d’un espace
             sensible les englobant.

       L’architecture ou plus largement l’art peut ainsi créer des espaces
sensibles où circulent entre autres des sons, mélodies (architecture sonore) et
elle peut déterminer la façon dont tous les sons seront transmis au sein même
de cet espace. Creux de son, déphasage, absorption, réflexion, effet de
masque… Pour reprendre l’exemple de la cathédrale, un spectateur attentif se
déplaçant dans le volume en émettant des sons serait étonné par la façon dont
ils se propagent selon sa disposition dans l’espace (hauteur sous plafond,
disposition des poteaux, arches…). Le son apporte des informations immédiates
sur l’espace qui peuvent confirmer la vue ou au contraire la compléter,
l’enrichir, la contredire.
       Il me semble par ailleurs intéressant de remarquer que l’oreille ne
fonctionne pas de la même façon selon l’attention du promeneur. Il décide
d’écouter ou d’entendre. De même elle fonctionne différemment le jour et la
nuit (jour n’est pas équivalent à lumière, nuit n’est pas équivalent à obscurité)
notamment parce qu’elle doit combler les lacunes visuelles mais pas
uniquement ; puisque les aveugles éprouvent eux aussi cette différence de
perception. La nuit entraîne, avec la diminution visuelle de l’espace, une
modification des comportements de tous les individus et de la nature en
générale, modification que l’on peut aussi ressentir lors d’une éclipse. A la ville
comme à la campagne, les bruits produits par l’environnement extérieur sont
différents. La nuit est caractérisée par une atmosphère plus calme ou au
contraire par une excitation qui lui est propre. En ville on entend des individus
désinhibés dans les quartiers animés ou au contraire le silence dans les
quartiers calmes. Ce silence peut être rompu parfois par le bruit d’une voiture
ou d’un piéton. A la campagne, la faune émet également d’autres sons. D’un
point de vue scientifique, les ondes sonores ne se propagent pas de la même
manière. La nuit, la terre est généralement plus chaude que l’air, la journée
l’air est généralement plus chaud que la terre, cela provoque des mouvements
d’air différents et par conséquent une propagation différente des ondes
sonores. Il me parait donc réducteur de confondre le jour avec la lumière et la
nuit avec l’absence de lumière. Le matin est lui aussi caractérisé par un univers
sonore particulier. « Les voitures sont plus rares, elles roulent différemment,
l’air qu’elle traversent est plus léger, le son s’y prolonge. Une auto dans la
nuit, l’oreille la suit longuement, reconnaît sa direction. Tout droit dans une
avenue, le bruit s’enfonce, diminue d’intensité au rythme de la vitesse. Elle

13
     Ibid.


Eric Cassar    - 2004                                                             14
tourne : les pneus se plaignent différemment suivant l’angle du virage. Moins
nombreux, ne se superposant plus, les sons parviennent mieux à l’oreille, ils
sont aussi plus clairement déchiffrables. » 14 . Les vibrations de la nuit paressent
différentes – seul, ne perçoit-on pas des bruits inaudible pendant la journée ?
–, d’une manière générale, les sens semblent plus à l’affût.
       Eva Thome, aveugle ayant déjà vu, se sert des bruits et des sons dans
ce qu’ils peuvent lui apporter pour connaître ou reconnaître l’invisible. Elle
explique aussi comment il lui faut lutter contre la tendance à croire qu’un bruit
faible parvient de loin et qu’un bruit fort est proche.

       L’environnement sonore participe entièrement à l’impression produite par
l’espace, il peut la colorer ou la ternir.




         4/ Informations olfactives


        Quelques caractères olfactifs : odeur des matériaux, humidité,
température, aération, présence de végétations ou de produits à l’odeur
particulière, encens, rosé, fraîcheur, climatisation, serre…
        Les odeurs et les parfums peuvent avoir un rôle déterminant dans
l’évocation d’un lieu ou de son état : l’odeur de la mer, de la pluie, de l’air
frais ou celle d’un pub : « Une odeur chaude, un peu épaisse dans laquelle
j’entrais avec une sorte de contentement. […] la fumée de ces pipes… » 15 . Leur
variation d’intensité permet d’essayer d’en localiser la source mais les odeurs
ont aussi cette particularité de pouvoir créer une véritable étendue concrète et
indistincte simultanément. « L’odeur de la rue chassait celle du métro. La rue
était une grande haleine fraîche, ou tiède l’été, qui vous soufflait au visage
d’un coup ; on respirait partout même avec sa peau. » 16 . Attachées à l’espace,
difficilement descriptibles, elles enveloppent l’individu sans coller. « Je respire
dans l’air un feeling spécial qui pour moi restera celui de l’Angleterre et que je
définis mal » 17 . Pour Eva Thome elles recréent tout un paysage
invisible : « effluves salés, senteurs forestières, exhalaisons chaudes de la
terre remuée, parfum des foins ; c’est toute l’étendue de la mer, des bois, des
champs labourés et des prés où l’herbe fane qui ressuscitent
14
   Gilbert Siboun Marcelle Routier, Les couleurs de la nuit, op. cit.
15
   Ibid.
16
   Ibid.
17
   Gilbert Siboun Marcelle Routier, Les couleurs de la nuit, op. cit.


Eric Cassar   - 2004                                                             15
miraculeusement. » 18 . Il me semble que l’odeur a, peut-être plus encore que tout
autre sens, une forte capacité d’évocation, ainsi l’artiste Giuseppe Penone
propose une installation « Respirer l’ombre » où il utilise des feuilles de
laurier pour tapisser et aromatiser l’espace d’une salle. Cette installation
évoque, pas uniquement par son nom, le sentiment de l’ensevelissement du
promeneur dans l’ombre et les odeurs de la forêt.
       Malheureusement l’odeur est difficile à maîtriser, autrement qu’à travers
les parfums qui sont souvent des senteurs trop fortes et trop localisées. Il
est par ailleurs délicat pour un non initié de juger de leur éventuelle subtilité.
Est-il préférable de qualifier un espace par une forte odeur, peu d’odeur ou
pas d’odeur ? De ce point de vue encore, les différents matériaux mais aussi
les systèmes d’aération et de renouvellement d’air participent à la création
d’une impression olfactive d’ensemble. On pourrait imaginer envoyer de façon
quasi imperceptible une plus que légère marque olfactive dans ce dispositif,
pour marquer inconsciemment l’espace et enrichir un peu l’impression…




           5/ Informations tactiles


       Toucher, c’est pouvoir découvrir précisément de façon consciente, petit à
petit et non globalement comme avec la vue, c’est aussi ressentir souvent
inconsciemment la ‘consistance’ des objets qui nous entourent : poignée de
portes… et aussi matériaux froids, chauds… textures particulières…
       Le toucher est le sens de la proximité, du détail parfois, de
l’approfondissement, du sentir… C’est le sens de l’exploration chez l’enfant qui
éprouve le besoin ou le désir de saisir avec les mains et la bouche pour mieux
percevoir et comprendre les objets du monde. Chez l’aveugle il a une grande
importance puisque c’est lui qui permet de comprendre les formes, et donc de
se créer, si ‘l’observateur’ le souhaite, une image précise voire complète des
objets de taille humaine. Pour un aveugle de naissance toute réalité se touche,
il imagine d’ailleurs la vue comme un toucher à grande échelle à tel point qu’un
malade opéré après vingt ans de cécité essaye de toucher un rayon de soleil.
       Le toucher nous fait sentir les textures, découvrir les matières, le
fluide, le mou, l’élastique, le lisse, le poilu. « Je rame [parcours avec les mains]
les murs, ils sont en bois, ce n’est pas désagréable. Deux lits très bats. Sur le
sol du lino, je le tâte longuement, je ne connais pas cette matière, elle me
18
     Eva Thome, L’être et le monde à l’état nocturne, Paris, Librairie Honorée Champion, 1979


Eric Cassar   - 2004                                                                            16
déplait, dans les hôtels où nous allions c’était du tapis. » 19 . Ce sens nous fait
vivre la nature du sol : terre, herbe : « les pelouses […] sont spongieuses » 20 ,
sable, caillou, gravier, neige : « tu t’enfonces comme dans un oreiller » 21 ,
plancher lisse, froid, carrelage, bois, plastique, moquette ou tapis moelleux. Le
corps s’assoit, se pose, touche, s’allonge, il est alors en contact direct avec la
matière, les types de contacts possibles sont très nombreux et la découverte
peut se faire à plusieurs niveaux…
       Désolée de ne plus saisir l’immense, Eva Thome redécouvrent les petites
choses : le creux d’un rocher ou le polissage d’un galet, pour elle, les grands
conifères ne sont plus mais elle perçoit dans sa main la pomme de pin découpée
en fleur. « Je suis touchée plus qu’autre fois par la fantaisie, l’imprévisibilité
des petites formes inanimées auxquelles je dédaignais de m’arrêter. » 22 . Elle
s’aperçoit aussi que vu à la petite échelle du toucher un objet ne renseigne pas
forcement sur son aspect d’ensemble. La texture d’un poteau n’indique pas
l’architecture du bâtiment. « Je sais que les sensations tactiles peuvent
éveiller, si je n’y prend garde, des images trompeuses : le contact d’une écorce
craquelée m’est désagréable, je sais que l’arbre peut être magnifique. Le
désagréable n’est pas synonyme de laid et réciproquement. » 23 .




        6/ Autres informations


       Température, pression de l’air et … toutes celles que l’on ne connaît
pas, que l’on ne devine pas mais qui peut-être existent. « Quand je vois un
objet, j’éprouve toujours qu’il y a de l’être au-delà de ce que je vois
actuellement, non seulement de l’être visible, mais encore de l’être tangible ou
saisissable par l’ouïe, - et non seulement de l’être sensible, mais encore une
profondeur de l’objet qu’aucun prélèvement sensoriel n’épuisera. » 24 . Je n’ai pas
cité le goût parce qu’il ne participe pas à la description de l’espace. Je
m’intéresse essentiellement ici aux sens « spatiaux ».




19
   Gilbert Siboun Marcelle Routier, Les couleurs de la nuit, op. cit.
20
   Ibid.
21
   Ibid.
22
   Eva Thome, L’être et le monde à l’état nocturne, op. cit.
23
   Ibid.
24
   Maurice Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, op. cit.


Eric Cassar   - 2004                                                            17
Les sensations de température : un rayon de soleil qui lèche le visage ;
de l’ombre qui signifie qu’un élément s’est interposé… Un espace chaud et
humide n’est pas comme un espace chaud et sec ou froid, de même dans un
espace on peut passer d’une sensation à l’autre, l’architecture utilise beaucoup
les variations de lumière, on pourrait aussi y réfléchir en tant que variation de
température. Un aveugle ne connaît lui de la lumière que la chaleur « Pour moi,
voir s’est longtemps identifié à la chaleur, à la maison c’était son rayonnement
que je ressentais devant les ampoules électriques. Chaleur = lumière = voir, une
méprise qui dura longtemps. » 25 .

       Les variations de pression si elles peuvent être ressenties ne semblent
jamais voulues par l’homme qui les maîtrise mal – aucun architecte n’en parle –.
S’appliquant davantage à un espace dynamique, elles peuvent contenir des
informations utiles notamment pour les aveugles. Les mouvements d’air leur
permettent en effet de deviner la présence d’autres individus ou d’objets en
mouvement. Voilà ce qu’un professeur enseigne aux jeunes aveugles : « Une
voiture dont le moteur tourne à l’arrêt n’a pas le même bruit. Sa masse ne
déplace pas d’air. » 26 .

       Les sensations liées à la respiration qui est le premier contact et
échange que l’homme a avec l’espace où il se trouve. Cet échange ou circulation
d’air est obligatoire, l’homme est dans l’espace, il échange avec lui et devient
un des qualificatifs du lieu puisque sa présence modifie la perception que
peuvent en avoir les autres individus. L’aptitude à pouvoir respirer
correctement peut d’ailleurs être liée à l’espace et à sa population. On a
l’impression de respirer plus difficilement dans une cave, même ventilée, que
dans une église. On suffoque souvent parce qu’on manque d’espace, l’air circule
mal ou au contraire on respire à plein poumon parce que le vent frais vient
nous caresser le visage et nous rafraîchir. « Si l’acte de respirer est facile à
nouveau, cela signifie pour lui [l’aveugle] : « Ah ! Je retrouve l’air libre et
l’espace ». » 27 .

       Les vibrations peuvent aussi apporter des informations, mais elles
restent une notion difficilement définissable – s’agit-il de variations de
pression ? –. Elles sont pour les aveugles d’une aide importante : « mes sens
se sont affinés au point qu’entrant dans une pièce, je sais s’il y a des filles :
elles n’émettent pas les mêmes radiations. Leurs gestes aussi sont différents :
ils n’ouvrent pas l’air de la même façon que ceux des garçons. […] Je
25
   Gilbert Siboun Marcelle Routier, Les couleurs de la nuit, op. cit.
26
   Ibid.
27
   Eva Thome, L’être et le monde à l’état nocturne, op. cit.


Eric Cassar   - 2004                                                          18
différencie les mouvements lents des rapides, les calmes des brusques, aucune
nuance de la gamme ne m’échappe. » 28 .
       De même un aveugle, après plusieurs années, peut sentir si on le
regarde : « Machinalement je tourne la tête vers une des filles, j’ai senti
qu’elle était proche, et il m’arrive comme une chaleur là, derrière, au niveau des
yeux, comme un courant qui passe. Je suis sûr que la fille […] est en train de
me regarder, je n’ai besoin de personne pour me le dire : je le sens, cela se
passe là, derrière, au delà de mes yeux, quelque part dans le fond de ma
tête. » 29 .

       Le vent ‘transporte’ en lui l’ensemble des informations ci-dessus
couplées à d’autres. C’est un mélange de sons (bruit de souffle), de sensations
de température (air frais ou chaud) et de pression (poussée du vent), de
toucher (corps et visage), d’odeurs (des senteurs qu’il peut véhiculer). Il donne
des informations sur l’espace parcouru ou à parcourir. « Si, après avoir longé
un mur continu qui vient tout à coup à s’interrompre, je traverse une rue
tombant perpendiculairement sur mon chemin, le plus souvent un léger courant
d’air me soufflant au visage m’avertira par une sensation de pression que
l’obstacle n’est plus là. » 30 . Le vent peut être extérieur à ‘l’observateur’ mais
il peut aussi être créé par lui, par son mouvement par rapport au référentiel
considéré. La perception d’un espace par un observateur en mouvement se
caractérise avant tout par des déplacements d’air. « Je pensai que si la
voiture eût été une puissante moto, j’aurai davantage fait corps avec l’espace
et n’eus plus été que mouvement. » 31 .

       Les aveugles sont, il est vrai, plus sensibles à ce type de sensations
que les voyants qui utilisent en permanence la vue, source presque infini
d’informations. Il est possible que ces derniers soient néanmoins touchés
inconsciemment… mais comme le dit avec humour Gilbert Simoun, « S’ils avaient
notre acuité auditive et sensorielles ils seraient tous des supermen ! » 32 .




28
   Gilbert Siboun Marcelle Routier, Les couleurs de la nuit, op. cit.
29
   Ibid.
30
   Pierre Villey, Le monde des aveugles, op. cit.
31
   Eva Thome, L’être et le monde à l’état nocturne, op. cit.
32
   Gilbert Siboun Marcelle Routier, Les couleurs de la nuit, op. cit.


Eric Cassar   - 2004                                                            19
7/ Mélange, synesthésie


           « Les parfums, les couleurs et le sons se répondent. » 33

        Il me semble que chaque sens doit être considéré en tant qu’élément d’un
ensemble. « Si je veux m’enfermer dans un de mes sens et que, par exemple, je
me projette tout entier dans mes yeux et m’abandonne au bleu du ciel, je n’ai
bientôt plus conscience de regarder et, au moment où je voulais me faire tout
entier vision, le ciel cesse d’être une « perception visuelle » pour devenir un
monde du moment. » 34 .
        Après avoir essayé de répertorier les différentes formes d’informations
qu’un espace pouvait nous communiquer, je pense important d’en faire la
synthèse puisque en réalité l’homme est toujours submergé d’un ensemble de
sensations, il a conscience de certaines parce qu’il peut y être attentif, et il
oublie les autres. Mais il me semble qu’elles s’imprègnent en lui et participent
inconsciemment à l’image globale qu’il se fait d’un espace, lui procurant une
identité.
        Ce mélange d’informations sensorielles peut être perçu comme le
qualificatif général d’un lieu à un instant donné (ex : cathédrale…). Son image
sensorielle sera différente d’un instant à l’autre (modification de la lumière, du
son, des odeurs), mais certaines caractéristiques qui qualifient ce lieu sur une
durée plus grande resteront identiques, notamment sa forme, décrite d’un point
de vue scientifique, la façon dont les sons sont réfléchis, les effluves
(humidité…)...
        C’est le mélange subtil, conscient ou inconscient de ces différentes
informations captées dans une durée, qui va donner à l’observateur une
ambiance, une impression (sens propre et figuré) d’un lieu, d’un espace… Cela
s’inscrira dans sa mémoire sensorielle de l’espace. Au théâtre, le comédien peut
d’ailleurs faire appel à cette mémoire sensorielle pour donner vie à l’espace
plus ou moins décoré de la scène.
        Chaque sens crée en lui même des espaces qui peuvent évoquer des
impressions similaires ou contradictoires, espace visuel, sonore, olfactif,
tactile…, mais la somme de ces informations crée un espace, l’espace sensible
qui est différent de l’addition des espaces créés. L’addition des sens entraîne
une juxtaposition de champs de perception qui est différente de la perception
globale que l’on a d’un objet. L’ensemble n’est pas égal à la somme de ses
parties. Il faudrait alors apprendre à maîtriser les notions de proportion,

33
     Charles Baudelaire, Les fleurs du mal, Paris, La librairie Larousse, 1927
34
     Maurice Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, op. cit.


Eric Cassar   - 2004                                                             20
d’harmonie et de perspective au niveau de l’espace sensible – c’est à dire au
delà des trois dimensions spatiales essentiellement visuelles – même si cela
reste difficile parce que tout espace sensible est modifié en permanence par la
vie du lieu. Il n’est néanmoins pas impossible de concevoir un espace sensible où
chaque sens constituerait un petit monde à l’intérieur du grand même si, selon
Merleau-Ponty « l’unité de l’espace ne peut être trouvée que dans l’engrenage
l’un sur l’autre des domaines sensoriels. » 35 .

       Cette synthèse sensorielle s’exprime par le temps. « La synthèse
spatiale et la synthèse de l’objet sont fondées sur ce déploiement du temps.
[…] Mon corps prend possession du temps, il fait exister un passé et un avenir
pour un présent, il n’est pas une chose, il fait le temps au lieu de le subir. » 36 .
Je pense que toute sensation peut en effet être perçue comme un état. Un
état nouveau n’existe et n’est ressenti que parce qu’il est différent d’un état
antérieur. Toute sensation quelle qu’elle soit, et donc toute perception (au sens
somme des sensations) n’existe donc que grâce au temps. C’est le temps qui
sert de cadre à ce que l’on perçoit, à ce que l’on ressent. La sensation
s’exprime dans le contraste : contraste entre l’état présent et l’état l’ayant
précédé et contraste entre l’état présent et tous les états antérieurs vécus
et éprouvés susceptibles ou non de ressurgir.



       Je vais essayer de montrer maintenant que tout champ sensoriel ou
perception de l’espace tout en s’inscrivant dans notre mémoire parce qu’il va
devenir du passé, fait intervenir d’autres sensations déjà vécues et facteurs
humains, expressions du passé. « […] la perception atteste et renouvelle en
nous une « préhistoire ». Et cela encore est essentiel au temps ; il n’y aurait
pas le présent, c’est-à-dire le sensible avec son épaisseur et sa richesse
inépuisable, si la perception, pour parler comme Hegel, ne gardait un passé dans
sa profondeur présente et ne le contractait en elle. » 37 .

      La perception me parait modifiée et complétée par d’autres facteurs
humains qui colorent cette sensation et la transformeront peut-être en
sensation de bien ou de mal être.




35
   Ibid.
36
   Maurice Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, op. cit.
37
   Ibid.


Eric Cassar   - 2004                                                              21
II/ Les facteurs humains qui interviennent dans la perception que l’on
se fait d’un lieu




      « Distinguons la sensation du sentiment : la sensation n’est qu’un
ébranlement dans le sens ; et le sentiment est cette même sensation devenue
agréable ou désagréable par la propagation de cet ébranlement dans tout le
système sensible. ». Buffon, Œuvres philosophiques.
      « Dans l’attitude naturelle, je n’ai pas des perceptions, je ne pose pas
cet objet à côté de cet autre objet et leurs relations objectives, j’ai un flux
d’expériences qui s’impliquent l’une l’autre aussi bien dans le simultané que
dans la succession ». Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception.

       Dans la première partie je ne prenais en effet pas en compte, dans la
perception que l’on a d’un lieu, les données plus ou moins définissables à
l’avance qui transforment malgré elle cette perception objective ( ?), la même
pour tous en perception subjective c’est à dire en sentiment individuel qui
oriente la sensation vécue vers l’agréable, le désagréable ou … Ces données me
paraissent être d’au moins trois ordres : le passé du lieu, le passé de l’individu
et l’espace dans l’esprit de chacun. Dans la suite je supposerai l’observateur
« sain », ne traitant pas de l’influence des drogues sur la perception.




        1/ Le passé du lieu, la mémoire collective


      En considérant l’aspect formel, esthétique et sensoriel de l’espace il me
semble difficile de faire abstraction de son aspect symbolique, ancré dans la
mémoire collective. Le souvenir collectif est souvent lié aux générations
passées qui ont marqué un espace de façon matérielle ou immatérielle (batailles



Eric Cassar   - 2004                                                           22
historiques, signatures de traités, naissance ou passage dans un lieu d’une
personnalité historique, Chinon pour Rabelais, Auvers sur Oise pour Van Gogh …)

        Certains lieux, chargés d’un passé fort renvoient au spectateur (on est
toujours spectateur d’espace) une impression plus ou moins intense qui modifie
intrinsèquement la perception esthétique de l’espace. Faire abstraction de ces
données, pour ne juger qu’un aspect formel demande un travail intellectuel et
peut poser des problèmes éthiques. La Sainte Victoire rappelle Cézanne, un
cimetière ne peut être considéré sans ces morts, comme Auschwitz sans la
Shoah. Le monument aux morts ou plus largement tout édifice construit en
mémoire de… peut difficilement être perçu en laissant de côté son sens même
si, malheureusement, plus le temps passe et plus l’on oublie… Pour Pierre Nora,
concepteur et maître d’œuvre de l’imposant ouvrage Les lieux de mémoires, la
mémoire qui n’est pas comme l’histoire une « représentation du passé » mais
« un phénomène toujours actuel, un lien vécu au présent éternel » 38 , est
aujourd’hui un phénomène essentiellement privé ; elle disparaît. Les
commémorations nous le rappellent. Mais je crois que si l’intention première de
ces espaces est souvent « d’enfermer le maximum de sens dans le minimum de
signes » 39 dans un deuxième temps plutôt que de nous ‘rappeler en permanence’
(volonté de mémoire dont l’excès entraîne l’immobilisme), le lieu (de mémoire)
doit, quelles que soient les évolutions de l’espace et l’appropriation que
l’utilisateur s’en fait, ne jamais nous faire oublier. Ne jamais faire oublier mais
ne pas rappeler en permanence pour que le passé serve le présent sans pour
autant l’étouffer.
        La valeur symbolique est très variable d’un lieu à un autre, mais quand
elle existe, elle me semble avoir une influence évidente sur la perception
globale que l’on a d’un espace, certains dialoguent avec un passé fort, d’autres
sont plus anodins.




           2/ Le passé de l’individu, le vécu ou la mémoire individuelle


      « Une première perception sans aucun fond est inconcevable. Toute
perception suppose un certain passé du sujet… » Merleau-Ponty,
Phénoménologie de la perception.

38
     Pierre Nora, Les lieux de mémoires, Paris, Gallimard, 1984
39
     Ibid.


Eric Cassar   - 2004                                                            23
Je ne pense pas que le souvenir ne concerne que l’aspect sensoriel d’un
lieu sauf dans le cas d’un ‘flash de beauté’ qui comme le coup de foudre
anéantit toutes autres données. Il est souvent associé à un vécu. J’étais dans
tel lieu avec tels individus, nous avons fait telles choses… et j’étais bien.
L’état intérieur de l’observateur influence l’image qu’il peut conserver et voir
d’un espace (image est à comprendre ici et dans la suite du texte comme image
sensorielle et non uniquement visuelle). Cet état influence sa perception (de
façon complexe) et influencera ce qui restera de cette perception : son
souvenir.
       Il n’y a souvent d’ailleurs que la redécouverte d’un espace déjà connu qui
modifie, le souvenir que l’on en a. Cette modification peut s’opérer dans
l’enrichissement de l’image de départ, on perçoit le lieu à un autre moment
(saisons, climats, lumières diffèrent), on découvre de nouveaux détails, on est
surpris, étonné de ne pas avoir remarquées certaines caractéristiques
précédemment ou au contraire dans certains cas on peut être déçu par une
réalité qui semble en deçà du souvenir que l’on s’en était fait. Les goûts, les
couleurs et la perception d’un espace évoluent dans le temps ou doivent
pouvoir évoluer. Les espaces riches (fourmillant de détails étonnants
imperceptibles au premier regard) sont des espaces à découvrir et à
redécouvrir à l’infini. L’influence d’un nouveau moment de vie éprouvé dans cet
espace déjà vécu participera à la nouvelle perception du lieu et ainsi de suite.
La notion d’âge interviendra dans l’expression de la sensation procurée par le
lieu. Un lieu peut se rappeler à lui même et aux souvenirs que l’on a pu créer
précédemment dans cet espace, infiniment lié au temps, à la vie, aux instants
qu’on y a vécus, il peut aussi rappeler un autre espace parce qu’il a une
caractéristique commune avec ce dernier qui a appartenu ou appartient à notre
histoire individuelle.
       C’est le cas de la découverte d’un espace qui va faire ressurgir des
souvenirs enfouis qui ne sont pas en relation directe avec le lieu. En effet, le
souvenir une fois inscrit à l’intérieur de l’observateur, pourra ressurgir lors de
perceptions qui pourront posséder un point commun même lointain avec une
image vécue. La perception ne se limite plus uniquement à ce qui est perçu dans
le présent, elle incorpore la résurgence de ces souvenirs passés. L’exemple le
plus connu est sans doute celui de Proust et de sa madeleine : « Certes, ce qui
palpite au fond de moi, ce doit être l’image, le souvenir visuel, qui, lié à cette
saveur, tente de la suivre jusqu’à moi. […] Et tout d’un coup le souvenir m’est
apparu. Ce goût c’était celui du petit morceau de madeleine que le dimanche
matin à Combray… » 40 , je pourrais aussi à nouveau citer Giuseppe Penone avec
l’installation « Respirer l’ombre ».

40
     Marcel Proust, A la recherche du temps perdu I (Du côté de chez Swann), Paris, Gallimard, 1987


Eric Cassar   - 2004                                                                                  24
Je pense que les mécanismes de l’esprit participent à la création d’un
état de l’instant. Cet état de l’instant sera donc un mélange des informations
reçues et interprétées par les différents sens, du moment vécu (rires, pleurs,
partage avec l’autre et/ou les autres), mais aussi de tout ce que cette
perception aura pu faire ressurgir, dans l’esprit de l’observateur. On ne peut
pas vivre un présent en faisant complètement abstraction de son passé puisque
très souvent c’est inconsciemment qu’il ressurgit. – Dans la suite je n’évoquerai
que le souvenir conscient, les mécanismes des souvenirs inconscients étant
complexes et indépendant de la volonté du spectateur. –

       Se pose alors le problème de la mémoire : un phénomène complexe.
« Supposons cette question : « Est-il vraiment correct de nous fier au
témoignage de notre mémoire comme nous le faisons ? » » 41 . Quels souvenirs
restent-ils d’un lieu, d’un moment ? Pourquoi retient-on certaines choses et
non d’autres ? Où, comment et par quels mécanismes s’effectue la sélection des
souvenirs ? Difficile de donner une réponse, mais souvent, les souvenirs que
l’on a d’un moment et donc d’un espace ne sont pas exacts, notre mémoire nous
joue des tours, elle déforme et sélectionne, son mécanisme dépend de nombreux
paramètres. On peut déjà décider, choisir, de se souvenir précisément d’un
espace. On va alors l’observer plus attentivement. Les aveugles font d’ailleurs
la différence entre ce qu’ils nomment le flash ambiance qui correspond à la
connaissance vague d’un espace (son, odeur, respiration) – ce qu’ils perçoivent
en permanence – et le flash image qui est la résurgence d’une image
sensorielle déjà éprouvée, souvenir qui peut naître d’un parfum ou de
l’effleurement d’une main. La création d’une de ces images passe au préalable
par une compréhension plus précise d’un espace, les aveugles doivent dans ce
cas effectuer un travail de reconstruction mentale de l’espace ou d’un objet
notamment grâce aux informations qu’apporte le toucher aux autres sens.
« [flash ambiance] La rue, je ne fais que la respirer, l’entendre, elle est
sensations : je devine son environnement, les gens, les voitures… je ne peux
avoir l’idée d’une dimension en touchant une boutique, une porte… Il faut me
comprendre, les formes, je les cerne par morceaux, les unes après les autres.
L’idée d’un tout je peux l’avoir mais elle ne m’arrive pas, comme à vous d’un
seul coup ; il faut que je la pense, que je la reconstruise, ce travail là je ne le
réussis pas toujours et puis je n’ai pas, non plus, toujours envie de le
faire. » 42 . Quand il dit qu’aux voyants l’idée d’un tout arrive d’un seul coup, il a
raison, mais si l’observateur n’a pas un regard actif, ne prend pas le temps, un


41
     Ludwig Wittgenstein, De la certitude, op. cit.
42
     Gilbert Siboun Marcelle Routier, Les couleurs de la nuit, op. cit.


Eric Cassar   - 2004                                                               25
peu comme le fait l’aveugle, de décrypter l’image qui lui vient, il l’aura vue mais
sera incapable de s’en souvenir consciemment correctement.
       Pour préserver plus intact un souvenir on peut aussi prélever et
conserver des traces ‘réelles’ d’un espace. La description est notre seule
manière de connaître l’aspect passé d’espaces inconnus, cela revient à capter
une petite partie de l’espace temps. Plusieurs outils peuvent être utilisés pour
créer, capter et décrire un espace ou une impression d’espace :
               - la vidéo outil sonore et visuel (avec ou sans la couleur) donne
       une représentation de l’espace relativement précise mais subjective car
       dépendante du regard de l’observateur, de son point de vue. Elle fait
       intervenir l’image et son ambiguïté (cf. manipulations d’image, média,
       internet, pouvoir politique…).
               - l’enregistrement sonore donne une indication inhabituelle sur
       l’espace. Avec « The missing voice », œuvre sur CD audio, Janet Cardiff,
       artiste, décrit par la voix ce qui se passe autour d’elle, on entend tous
       les bruits… Cette oeuvre nous amène à percevoir différemment un espace
       et sans doute aussi à écouter davantage l’univers sonore dans lequel on
       évolue tous les jours…
               - l’écriture, elle, ne peut pas donner la sensation brute vécue mais
       qui peut la décrire plus ou moins précisément, plus ou moins
       objectivement. Elle est capable d’exposer les caractéristiques d’un style,
       d’une époque, le son, les odeurs, le goût, les concepts d’une image ; elle
       permet au lecteur de se les figurer même si on s’aperçoit en réalité que
       très souvent face à un texte écrit les images (sensorielles) mentales que
       se créent le lecteur sont différentes d’un individu à l’autre. L’écriture
       fait intervenir plus encore que la réalité de l’expérience l’imagination et
       par la même la résurgence du passé du lecteur qui composera son image
       grâce à des impressions réelles qu’il aura lui-même déjà éprouvées.
       L’écriture permet d’autre part d’analyser et d’exprimer de façon
       abstraite (avec des mots abstraits) des sensations vécues. Prenant
       appuis sur la perception sensorielle, certains mots peuvent, quand ils
       font référence à la vue, ne pas être compris par les aveugles. Par
       exemple Gilbert Simoun cherche et explique qu’il ne peut pas saisir la
       signification d’un terme comme ‘enténébré’, inversement il manquera de
       mots pour exprimer ce qu’il ressent : « Le vocabulaire dont je dispose
       est celui des voyants à plus de 80 pour 100 visuel et il s’agit
       précisément de quelque chose [une sensation qu’il a peine à nous décrire]
       qui ne l’est pas » 43 … Le langage a été construit par l’homme doué des
       cinq sens pour lui permettre de communiquer. L’univers de mots créé est

43
     Gilbert Siboun Marcelle Routier, Les couleurs de la nuit, op. cit.


Eric Cassar   - 2004                                                            26
calqué sur notre façon de percevoir le monde, tous les mots peuvent
        facilement se transformer en images. Ceci est d’ailleurs dangereux car
        comme le montre Wittgenstein dans son Tractatus logico-philosophicus,
        un mauvais usage du langage est souvent à l’origine de solutions
        traditionnelles [erronées, ou incomplètes] de la philosophie traditionnelle.
               La création d’un langage image de notre monde peut nous empêcher
        d’en découvrir les fondements enfouis. En effet, le langage lié à la
        pensée peut nous mener dans l’erreur soit par un mauvais usage de ce
        dernier, soit au contraire par l’enfermement dans lequel il peut nous
        perdre. Il me semble qu’il peut alors apparaître comme les bornes de
        notre pensée, les bornes de notre conception du monde, les bornes de
        l’espace perçu et conçu par notre esprit.

        Le mécanisme des souvenirs inconscients est plus complexe et
difficilement maîtrisable, notre cerveau conserve des images sensorielles
refoulées ou oubliées qui peuvent ressurgir.

      Les souvenirs conscients qu’ils nous restent d’un espace sont très
souvent visuels et liés à notre histoire personnelle. Se rappeler demande
parfois un effort de mémoire. Communiquer ou conserver des impressions ne
peut s’effectuer sans prendre en compte les approximations qu’entraînent le
média utilisé.




        3/ La préexistence d’un espace dans l’esprit de chacun


      « […] comment avons-nous pu croire que nous vissions de nos yeux ce
que nous saisissons en vérité par une inspection de l’esprit […] ? » Merleau-
Ponty, Phénoménologie de la perception.

       Comme j’ai essayé de le montrer au niveau du langage, il me semble que
nous conceptualisons le monde, ou une représentation du monde, grâce à notre
pensée, ou espace dans l’esprit. Cet espace est différent pour tous (notamment
chez un aveugle de naissance), il est d’autre part borné par des limites fixées
par l’imagination. Ainsi un aveugle n’ayant jamais vu ne peut pas imaginer ce
qu’est la vue, elle ne peut donc pas lui être indispensable, alors qu’elle l’est
pour les voyants (les individus ayant perdu la vue la regrette pour toujours).


Eric Cassar   - 2004                                                             27
On ne peut pas désirer ou vouloir ce que l’on est incapable d’imaginer. Cet
espace de l’esprit me parait dépendre de notre aptitude à percevoir et donc à
concevoir.
       Il nous est impossible de nous représenter le néant, l’absence d’espace,
ceci n’est-il pas la preuve de l’existence d’un espace conceptualisé dans l’esprit
de chacun. « Cet espace je puis me le figurer comme vide, mais non me figurer
la chose sans l’espace. » 44 . Essayer en fermant les yeux d’oublier complètement
le monde, l’espace, est impossible, on peut le faire disparaître un instant mais
on continue à voir, à penser, à imaginer en fonction de lui.
       L’aveugle de naissance n’a jamais une perception globale d’un espace mais
il peut s’amuser à reconstruire cette perception totale, notamment à l’aide de
l’espace qu’il a, comme nous, dans l’esprit. Espace qui lui permet entre autre
certains raisonnements géométriques demandant des capacités d’abstraction. Ce
qui pour un voyant s’appelle une vision (jugement de l’espace avec les yeux),
pour l’aveugle c’est plutôt une imagination, tout se déroule dans son esprit ; ce
qui est capté par ces différents sens peut lui permettre de créer une
« pensée-image ». C’est grâce à l’espace de sa pensée qu’il peut aboutir à un
tel résultat : « […] avec l’herbe sans jamais avoir vu j’ai eu l’impression de voir,
enfin, ce que j’imagine être la vue. » 45 . Notre espace de l’esprit est à l’origine
de notre capacité d’abstraction, de vision dans l’espace, il peut même pour un
voyant modifier ou corriger quelque peu la vision que l’on peut avoir d’un lieu.
       Si un individu se trouve dans une pièce cubique et qu’il le sait il pourra
faire des allers et venues (souvent inconscients) entre ce qu’il voit et ce que
son esprit peut voir ou imaginer : un cube, parfait. Ceci modifiera sa perception
du lieu dans l’instant. Heidegger dans son quadri parti dit que l’espace, la
terre, est aussi dans notre tête, nous ne pouvons en effet nous désolidariser
de cet espace d’imagination de perception dans l’esprit. Dans la réalité un cube
peut selon le point de vue ne pas sembler être cube, il est d’ailleurs impossible
de voir les six faces ou les douze cotés égaux simultanément, le fait de savoir
et de pouvoir conceptualiser un cube dans notre esprit peut modifier la
perception de l’espace que l’on a à l’instant où on le regarde. On sait, grâce à
lui, que l’on peut être victime d’illusions.
       Notre esprit nous donne aussi des indications à priori invisibles sur
certains objets. Ces informations viennent essentiellement de notre mémoire qui
participe à ‘l’éducation’ de cet espace de l’esprit. Elles sont déduites de nos
expériences passées. Ainsi on peut voir la rigidité et la fragilité du verre,
l’élasticité de l’acier ou la ductilité de l’acier rougi. « La forme des objets n’en
est pas le contour géométrique : elle a un certain rapport avec leur nature

44
     Ludwig Wittgenstein, Tractatus logico-philosophicus, Paris, Gallimard, 1993
45
     Gilbert Siboun Marcelle Routier, Les couleurs de la nuit, op. cit.


Eric Cassar   - 2004                                                               28
propre et parle à tous nos sens en même temps qu’à la vue. La forme d’un pli
dans un tissu de lin ou de coton nous fait voir la souplesse ou la sécheresse
de la fibre, la froideur ou la tiédeur du tissu. » 46 . On peut ainsi percevoir par
la vue le poids, la viscosité, la raideur, le son, la fluidité, l’élasticité, la
température de certaines matières ou certains objets,
       D’après Eva Thome la conception architecturale avant sa projection dans
le monde (alors qu’elle n’est décrite que par plans), demeure accessible au non-
voyant si elle lui est expliquée avec précision ; parce que « cette construction
sur papier est plus proche de la vision mentale que la réalisation concrète » 47 .
Le non voyant « peut porter un jugement esthétique, dans la mesure où il est
capable de se représenter les formes » 48 . L’aveugle a donc la possibilité grâce
à cet espace de l’esprit, qu’on a tous dans la tête, de construire et voir des
volumes, des formes. Plus largement un architecte, artiste ou créateur, même si
la vue influence sa manière de concevoir, peut conceptualiser et visualiser,
modéliser, créer en partie ou complètement son oeuvre dans sa tête avant de
la faire éclore.
       Toute perception me semble donc provoquer de façon inconsciente et
innée un ensemble de mécanismes dans notre esprit qui complètent et modifient
en permanence et inévitablement notre perception, c’est ce qui constitue la
subjectivité de chacun.




46
   Maurice Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, op. cit.
47
   Eva Thome, L’être et le monde à l’état nocturne, op. cit.
48
   Ibid.


Eric Cassar   - 2004                                                            29
III/ La perception des aveugles



       « Un coucher de soleil me reste incompréhensible… »
       « […] pour ceux qui voient, la vue est indispensable, pour nous qui ne
l’avons jamais eu elle ne l’est pas. Désire-t-on quelque chose que l’on ne peut
même pas imaginer ? ». Gilbert Siboun et Marcelle Routier, Les couleurs de la
nuit.
       L’aveugle a cette particularité de pouvoir vivre un état primaire c’est à
dire un état qui précède la sensation transformée, où « il est davantage
affecté qu’il ne remonte à la cause affectante, où il n’extériorise pas, ne
projette pas en objet le ressentiment produit en lui par l’impression
sensorielle. » Eva Thome, L’être et le monde à l’état nocturne.




           1/ Personnes aveugles de naissance ou ayant déjà vu


      Un aveugle ayant déjà vu sait ce qu’est la vue, à quoi ressemblent les
couleurs, les formes visuelles ; pour lui, c’est comme si le monde extérieur
avait en partie disparu, il le regrette. Il lui reste néanmoins en mémoire des
images de ce monde. Lorsqu’il découvre un nouvel espace, il peut faire appel à
ces souvenirs. Il associe par exemple quasi inconsciemment des couleurs aux
étendues qu’on lui décrit même s’il est dorénavant incapable de les voir. Il
possède une vision mentale de tout ce qui a été tout en ne pouvant juger si
« ce qui a été est encore tel qu’il était et n’est pas devenu autre » 49 . Au
départ, il lui faut s’habituer à cette absence de vue qui entraîne des
problèmes annexes comme la difficulté de bien entendre parce qu’il ne lui est
plus possible de voir le mouvement des lèvres ou les gestes accompagnant la
parole. L’individu devenu aveugle doit apprendre à reconsidérer l’espace et son
contenu, il doit pour cela oublier certaines de ses habitudes de voyant (qui
49
     Eva Thome, L’être et le monde à l’état nocturne, op. cit.


Eric Cassar   - 2004                                                         30
risquent au départ de l’handicaper) et faire beaucoup plus attention aux
informations fournies par les autres sens qui sont secondaires pour un voyant
– la vue leur apportant ces indications –. Il peut ainsi faire naître des images
visuelles à partir des autres sens. Il peut aussi continuer à rêver d’images et à
avoir des exaltations visuelles même si elles devront faire appel au souvenir.
       Ses sens une fois décuplés lui servent avant tout à se positionner dans
l’espace, à se repérer. Ce n’est qu’après qu’il peut pleinement profiter d’une
sensation (par exemple gustative) qu’il est souvent plus apte à éprouver qu’un
voyant même si généralement la sensation gustative est adjointe d’une
sensation visuelle préalable : on ne peut considérer un bon plat sans son
aspect visuel. Le devenu non voyant doit apprendre à voir à nouveau sans
disposer d’un moyen de contrôle, la vue, lui permettant de savoir si oui ou non
il est dans l’erreur, si ce qui est et ce qu’il croit percevoir sont identiques. Il
est pendant une longue période condamné à l’incertitude, il doit apprendre à
utiliser la synesthésie pour essayer d’y faire face. Dans sa quête de
perception, il va certes, perdre des informations mais aussi en découvrir de
nouvelles, ainsi ne pouvant plus saisir l’immense, accessible essentiellement à la
vue, il peut découvrir les subtilités du monde à une autre échelle. « Je suis
touchée plus qu’autrefois par la fantaisie, l’imprévisibilité des petites formes
inanimées auxquelles je dédaignais de m’arrêter. » 50 .


       Un aveugle de naissance, lui, n’éprouve pas de manque particulier, « parmi
les cinq sens, la vue est le seul dont je doutais de l’utilité » 51 . Il ne sait pas
ce qu’est voir, il ne le conçoit même pas, pour lui, les interrogations que nous
nous posons à son sujet n’existent pas, à la question « comment t’es-tu aperçu
que tu étais non-voyant ? » Gilbert Siboun répond : « Je ne m’en suis jamais
aperçu… » 52 . Il peut l’imaginer partiellement… comme un toucher capable
d’englober des objets à très grande échelle. L’emploi qu’il fait du mot « voir »
est le même que nous mais pour lui ce mot ne correspond à rien de semblable.
Les seules connaissances qu’il a de ce sens sont les informations que les
voyants lui auront communiquées, parfois sans s’en rendre compte, par la
parole, écrite ou orale. Le langage lui est alors d’une grande aide par exemple
pour appréhender les couleurs, notion qu’il peut difficilement concevoir : « Si tu
me dis : une chemise rouge, à cause des feux rouges de signalisations, je pense
à un vêtement qui se voit de très loin. » 53 . Le non voyant ne peut se créer des
images qu’à partir d’une superposition de couches d’informations données par

50
   Eva Thome, L’être et le monde à l’état nocturne, op. cit.
51
   Gilbert Siboun Marcelle Routier, Les couleurs de la nuit, op. cit.
52
   Ibid.
53
   Ibid.


Eric Cassar   - 2004                                                             31
ces différents sens « J’ai cinq ans […] Maman c’est une voix, une odeur
familière, des mains. » 54 , il utilise donc les autres sens mais aussi le rythme
respiratoire d’une personne, le vent créé par ses gestes pour essayer de mieux
percevoir l’autre et son état présent. Il s’aide également de l’espace dans son
esprit qu’il ne cesse de faire évoluer, pour déduire certaines données à partir
d’informations qui peuvent pour nous voyants ne pas avoir de rapport au prime
abord. Il rêve, comme les voyants ; ses rêves sont sensoriels mais il ne peut
pas rêver d’images qu’il n’a jamais éprouvée comme un coucher de soleil. Il ne
sait pas si il voit en rêve puisqu’il ne sait pas ce qu’est la vue.




           2/ Le sens des obstacles


       Déjà évoqué précédemment certains aveugles seraient doués d’une sorte
de toucher à distance qui leur permettrait de repérer les obstacles. Cette
aptitude serait souvent une combinaison de petites sensations telle que des
différences de température qui permettent par exemple de localiser une
ampoule, des courants d’air (variation de pression) qui indiquent le croisement
d’une rue, et la réflexion des ondes sonores qui peut prévenir de la présence
d’obstacles à proximité. « La fontaine, la rue passante, le feu, sont des
sources permanentes d’où s’échappent incessamment des ondes sonores. Ces
ondes sont arrêtées, déviées, réfléchies par les obstacles qui avertissent ainsi
de leur présence une oreille exercée. » 55 . Si le silence se fait trop présent, ce
qui est rare, l’aveugle peut lui même être à l’origine des sons dont la réflexion
lui servira de guide. Ces sensations d’obstacles qui sont d’origines auditives
pour la plupart, ne sont d’après Pierre Villey, pas perçues comme telle.




           3/ Appréhender l’espace


       Un non voyant « ne perçoit ni formes, ni couleurs, ni pleins, ni vides, ni
limites, quand il est mobile et il perd même conscience de la position de son

54
     Ibid.
55
     Pierre Villey, Le monde des aveugles, op. cit.


Eric Cassar   - 2004                                                            32
corps dans l’espace, de sa surface, de volume. […] il a l’insupportable sensation
d’exister dans un milieu abstrait. » 56 .
       Pour appréhender l’espace, le temps est d’une aide précieuse à l’aveugle.
Cela lui permet d’évaluer des distances et donc de se repérer, c’est aussi le
temps (intervalle) qui intervient dans l’audition des sons, il a presque fonction
d’espace. Par contre si un non voyant est dans un train, ou n’importe quel
autre moyen de locomotion, il est plus difficile pour lui de se localiser, il perd
la notion de temps, tout reste relativement uniforme surtout dans des
compartiments climatisés ou même les odeurs liées à l’espace traversé sont
inexistantes. « Que je sois enfermée une heure, trois heures ou dix heures
dans la boite close d’un compartiment, les impressions sont les mêmes :
roulement qui s’accélère ou ralentit, arrêt dans une gare, laquelle ? Départ
vers une autre laquelle ? » 57 . L’espace lointain n’est cependant pas toujours
tout à fait inexistant, viennent de lui quelques messages plus ou moins vagues
que le non-voyant interprète avec plus ou moins d’exactitude. Mais « l’ampleur
des perspectives visuelles sera pour l’aveugle opéré une véritable révélation,
parce qu’elle procurera pour la première fois l’exhibition de la simultanéité
lointaine elle-même » 58 .

                   L’orientation…

       Eva Thome qui possédait la vue dans le passé, se sent très perturbée et
a du mal à s’orienter surtout dans les espaces clos. Dans un lieu inconnu elle
semble presque claustrophobe. « Si j’entre dans un restaurant nouveau, je sais
tout juste ce qui m’environne immédiatement, une table, un mur, je n’ai pas
conscience des dimensions, de la forme de la salle ; je ne retrouve pas seule la
direction de la sortie, le trajet sinueux à faire pour l’atteindre, parce que celui
que j’ai fait pour aller à ma table ne s’est pas imprimé en moi. Je suis dans un
vague très pénible, j’imagine que tous s’en aperçoivent et cela ajoute à mon
malaise : je suis pétrifiée. » 59 . Il est néanmoins probable que cette appréhension,
due à la perte relativement récente de la vue (quelques années sans doute),
s’estompera avec le temps. Un aveugle de naissance imprime mieux un chemin
parcouru, réussi à se repérer plus facilement parce qu’il l’apprend depuis son
plus jeune âge.

                   Perception de l’architecture…


56
   Eva Thome, L’être et le monde à l’état nocturne, op. cit.
57
   Eva Thome, L’être et le monde à l’état nocturne, op. cit.
58
   Maurice Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, op. cit.
59
   Eva Thome, L’être et le monde à l’état nocturne, op. cit.


Eric Cassar   - 2004                                                              33
La création d’une image d’espace qui se voudrait complète est complexe
(voir notion flash image, flash ambiance II, 2, p 24), l’aveugle préfère
généralement ne vivre qu’avec les flashs sensoriels qui viennent à lui et sans
constamment avoir à construire une image plus ou moins totale d’un lieu.
Néanmoins, un aveugle peut conserver en mémoire un grand nombre d’images
sensorielles souvenirs, correspondant à l’image qu’il s’est créée d’un espace.
       La beauté est une impression liée aux sensations principales à savoir la
vue et l’audition, cela peut aussi être une impression intellectuelle provoquée
par exemple par la lecture d’un texte. Cette impression de beauté est
directement liée aux processus de réception d’une œuvre d’art or les arts
majeurs font peu souvent appel, en premier lieu, au goût, à l’odorat et au
toucher, il reste donc toujours difficile aujourd’hui d’utiliser le terme de beauté
quand on se réfère à un parfum, un met ou une sensation tactile. On peut
décrire la sensation par des mots (doux, fort, intense, délicat, frais, écœurant,
fade, répugnant…) mais comme le fait remarquer Eva Thome, on dit rarement
d’une odeur qu’elle est belle. Cela ne signifie pas qu’un aveugle ne peut être
sensible qu’à une beauté auditive.
       L’architecture, essentiellement visuelle, est difficile à se représenter, il
est donc délicat pour un aveugle de la saisir dans sa totalité mais on peut lui
expliquer un concept, des formes. Il lui est d’autre part quasi impossible de la
visualiser dans le site puisque cela demande de visualiser le paysage qui
l’entoure. Un aveugle ne peut pas avoir le choc visuel du voyant, mais il
découvre différemment le bâtiment. Il peut apprécier la taille des volumes
intérieurs parce qu’ils ne réfléchiront pas les sons de la même manière selon
qu’ils sont spacieux ou étriqués. Il peut aussi ressentir la facilité de
fonctionnement d’un bâtiment, et sans doute son esthétique si l’œuvre lui est
clairement décrite et qu’il peut ainsi la reconstruire mentalement.
       La tour Eiffel vu par Gilbert Siboun alors qu’il n’avait que 5 ans : « Tu
vois, touche, elle est toute en fer. J’ai serré le métal bien fort ; dur et froid,
et mes doigts en ont gardé une odeur particulière, iodée. Je l’associerai
toujours au fer. Je me sentais entouré par le vide, mal protégé, j’ai peu
aimé. » 60 .




      Un voyant qui fermerait les yeux continue à voir, à penser, à imaginer le
monde en fonction du monde qu’il a vu, qu’il connaît. Un aveugle de naissance
pense, voit et imagine le monde en fonction de sa propre perception /

60
     Gilbert Siboun Marcelle Routier, Les couleurs de la nuit, op. cit.


Eric Cassar   - 2004                                                            34
conception. « Inlassablement, je passais un doigt amoureux sur nos cartes
géographiques en relief. Mes préférences tactiles allaient au Rhône… » 61 . Il n’a
pas de substitut – au sens premier – de la vue, c’est sa conception globale qui
est différente. « Jouer avec un ballon, une balle, me fascinait, il y avait
quelque chose de magique, de mystérieux dans la façon dont ils revenaient dans
vos mains ou en disparaissaient. » 62 . Dans de nombreux récits, parce qu’il
perçoit autrement, l’aveugle peut avoir le rôle de voyant, Œdipe ne se met-il
pas à voir clair (comprendre), dans l’instant où il se crève les yeux ?




             4/ Questions à des personnes aveugles


       J’ai souhaité finir ce mémoire par des questions à des personnes non-
voyantes sans analyses, cela permettra à chacun de se faire sa propre opinion,
de pouvoir notamment faire des correspondances avec ce qui a été dit
précédemment, mes idées se fondant sur des écrits de personnes aveugles ou
de spécialistes ayant étudiés la cécité. Les réponses (comme toute réponses)
sont relativement subjectives, interviennent des facteurs tels que la sensibilité,
la croyance individuelle…, elles dépendent donc beaucoup de la pensée de
chacun. Les mêmes questions posées à des voyants entraîneraient d’ailleurs
des réponses très différentes d’un individu à l’autre. Mais malgré ces
différences on peut percevoir une appréhension du monde qui n’est pas la même
selon que la personne interrogée est aveugle de naissance, ou qu’elle a déjà vu
ou même qu’elle est depuis toujours mal voyante et non voyante.

      Après avoir rédigé ce qui précède, j’ai rencontré dans un centre pour
personnes non-voyantes, quatre individus âgés entre 40 et 60 ans environ :
            Domètile (D), aveugle de naissance
            Pierre (P), aveugle de naissance
            Maryse (M), aveugle ayant perdu la vue il y a 30 ans
            Catherine (C), mal voyante depuis sa naissance, elle distingue
   vaguement des formes



61
     Ibid.
62
     Ibid.


Eric Cassar   - 2004                                                           35
Je leur ai posé à tous, d’abord Dométile et Pierre puis Catherine et enfin
Maryse, les mêmes questions. Les réponses sont retranscrites telle quelle, en
italique figure des remarques personnelles ou des commentaires. L’ordre des
réponses est toujours le même, elles commencent par les aveugles n’ayant
jamais vu, puis aveugle ayant vu et enfin mal voyant.


    1- Ressentez-vous la différence entre un espace vaste et étriqué ?
       Comment ?

       D et P : Oui, mais cela dépend beaucoup du sol. Le bruit (Pierre tape
contre le sol avec son pied) , ne fait pas le même écho selon la taille de la
pièce, du revêtement du sol et des murs, c’est à partir de cette information
que l’on peut deviner la taille de la pièce. Même si l’on peut être trompé
puisqu’il peut exister des petites pièces qui résonnent beaucoup et des grande
qui résonnent peu.
       Ils n’ont pas de préférence entre une pièce qui résonne beaucoup et
peu, ils sont néanmoins sensible à la différence, ils m’ont ainsi parlé d’un
centre pour personnes non-voyantes à Villejuif où chaque étage possédait un
sol à la texture différente. Cela leur permettait de mieux se localiser dans
le bâtiment. J’ai l’impression, même s’ils m’ont dit préférer le ciment, qu ‘en
règle générale, ils aiment quand les sols et les revêtements de mur varient
parce que c’est pour eux un moyen de différencier les espaces et donc de
mieux se repérer

      M : Oui, par la respiration, dans un espace étriqué on étouffe, alors que
dans un espace vaste on peut bien respirer. Dans un petit espace je me sens
comme prise dans un étau.

        C : Oui, par la vue.



    2- Pouvez-vous percevoir ou ressentir, par exemple dans la rue, le gabarit,
       la taille d’un bâtiment ?
       (différence entre un immeuble de 2 ou 10 étages)

        D et P : Non




Eric Cassar   - 2004                                                          36
M : Non. Je peux ressentir des sensation de masse, c’est à dire savoir
s’il y a un bâtiment ou pas mais je suis incapable de dire si c’est une tour ou
une maison.

        C : Oui.



    3- Dans quel paysage ou environnement vous sentez vous le mieux ?

      D : Au bord de la mer, avec le sable et l’eau. J’aime les espaces vastes
et puis je n’ai pas trop de mal à me déplacer. Cela peut être en journée ou le
soir quand il fait un peu frais.

       P : Dans une forêt, le jour, avec une rivière qui coule, qu’on entend
couler, le chant des oiseaux et des arbres, un peu comme dans la région où j’ai
grandi. Il y aurait du soleil. J’aime aussi la nuit le chant des grillons.

       M : J’aime les espaces bien structurés avec des allées bien déterminées
un peu comme les jardins à la française. On peut facilement suivre son chemin.
   Elle m’a dit être depuis toujours quelqu’un d’assez structuré. Je lui ai
demandé si ce goût était aussi lié à ce qu’elle avait vu dans le passé. Elle
m’a répondu que oui.

        C : J’aime les espaces verts, les jardins.



    4- Etes vous sensible à l’art ? Quel art ?

        D : Oui, à la sculpture, pas à la peinture. J’aime aussi la musique.

      P : Oui, j’aime peindre dans ma tête. J’ai mon monde dans ma tête, je
peins de la musique et des paroles.
      Il m’a alors avoué être auteur compositeur (modeste, quelqu’un lui
avait suggéré de me le dire).

      M : Oui, mais pas de l’art abstrait, uniquement de l’art qui représente
quelque chose.



Eric Cassar   - 2004                                                           37
C : Oui, un peu, j’aime essentiellement l’art ancien et aussi un peu la
musique.

      Les quatre personnes interrogées n’aiment pas trop l’art abstrait et
préfère de loin l’art figuratif.



    5- Quel sens vous imprègne le plus ?

        D et P : L’audition et le toucher.

        M : L’ouïe.

        C : La vue.



    6- Que représente pour vous la notion de beauté (ou d’agréable) ?

      D : Toucher des statues m’est agréable si elles ne sont pas trop
grandes. J’aime les représentations humaines. J’aime aussi écouter de la
musique surtout Bach mais également les romantiques Schuman, Schubert.

       P : Pour moi la beauté est dans l’inaccessible. Elle est hors de la Terre
dans les étoiles, le soleil, les galaxies. Sur Terre ce pourrait être la mer, une
rivière mais surtout ce qui n’est pas accessibles comme les abymes, grands
fonds marin. Ce peut aussi être de la musique (Bach) ou de la poésie (Hugo,
Lamartine).

       M : La beauté c’est pour moi ressentir une certaine harmonie, un certain
équilibre.

        C : Pas de réponse.



    7- Utilisez-vous l’expression « c’est beau » pour qualifier un espace ?

        D et P : Non.


Eric Cassar   - 2004                                                          38
M : Oui si je me sens bien, si tout me semble en ordre par rapport à
l’endroit où je me trouve.

        C : Oui.



    8- Comment concevez-vous l’esthétique architecturale ? Qu’est-ce qu’un
       beau bâtiment, une belle architecture ?

      D et P : C’est relativement difficile à concevoir pour nous parce que c’est
trop grand, il faudrait des maquettes pour nous aider. Il faudrait pouvoir
toucher.
      Pierre m’a dit qu’il avait la chance de pouvoir toucher Notre-dame et
le Sacré cœur qu’il possédait en maquette.

      M : J’aime les bâtiments qui ont un lien à l’histoire. J’aime quand ils ont
un passé, je préfère donc les vieux bâtiments, la pierre aux bâtiments
contemporains en béton qui ne possèdent pas d’histoire.

      C : Un beau bâtiment c’est un bâtiment propre, plutôt ancien avec des
sculptures et du relief.



    9- Pouvez-vous me citer un bâtiment que vous trouvez beau ou que vous
       aimez et me dire pourquoi ?

     P : J’aime bien Notre-dame et le Sacré-cœur que j’ai pu découvrir en
maquette. J’aime bien aussi leurs vastes espaces, ça résonne beaucoup.

        D : Pas de réponse.

        M : J’aime Notre-dame parce qu’il y a beaucoup d’histoire. Elle a déjà eu
l’occasion de voir la cathédrale dans son passé J’aime aussi Beaubourg que
j’ai visité, on m’a expliqué le bâtiment, j’aime l’originalité de sa structure, son
concept.

        C : J’aime la cathédrale Notre-dame.


Eric Cassar   - 2004                                                            39
10- Pouvez-vous me citer un bâtiment que vous trouvez laid ou que vous
        n’aimez pas et me dire pourquoi ?

        D et P : Pas de réponse

        M : Je n’aime pas l’arche de la Défense, j’ai du mal à me la représenter.

        C : Je n’aime pas trop les HLM, les gares, la gare Montparnasse.



    11- Que pensez-vous de Beaubourg ? de Notre-dame ?

      D et P : Beaubourg n’est pas plus beau qu’autre chose, il paraît que sa
ressemble à une usine. Ils n’y ont jamais été. Notre-dame, il y a de belles
colonnes, j’aime bien toucher les piliers.

        M : Voir réponse précédente.

        C : Pas de réponse



    12- Qu’est ce que la vue pour vous ?

      D : La vue pour moi, c’est très abstrait, c’est éviter les obstacles,
reconnaître les visages, se déplacer physiquement, c’est quelque chose d’utile.

     P : Je ne peux pas répondre, je n’ai jamais vu mais je crée mon propre
monde dans ma tête, ma propre planète.

      M : La vue, c’est la perception de la lumière. La cécité c’est noir. Par la
perception de la lumière, on peut voir les couleurs…

        C : Pour moi, la vue c’est très important.




Eric Cassar   - 2004                                                            40
Conclusion




       En tant que créateur d’espace, l’architecte se doit de comprendre tous
les facteurs sensoriels qui peuvent influencer la perception qu’un individu a
d’un espace. Si comme nous l’avons vu, beaucoup demeurent indépendants du
concepteur, l’artiste doit néanmoins tenter de les maîtriser.
       J’ai voulu essayer de décrypter les stimulations sensorielles provoquées
par les espaces au quotidien et la façon dont il agissent sur nous... En retour,
l’architecte et l’artiste pourraient, s’ils le souhaitent, utiliser ces éléments
pour stimuler une impression.
       Cette réflexion personnelle et subjective ne cherche pas à fournir des
réponses mais quelques éléments de réponses ou la mise en évidence
d’interrogations déjà connues que l’on a tendance à négliger dans une
conception majoritairement visuelle. La perception reste un phénomène complexe,
il me parait important de continuer à y réfléchir pour se forger chacun sa
propre pensée. Loin de finir sur des certitudes, loin même d’avoir trouvé une,
réponse, je pourrai conclure par les mots et questions de l’introduction. La
boucle ne sera pas bouclée mais… entre les deux se sera ouvert un espace de
réflexion.




Eric Cassar   - 2004                                                         41
Bibliographie :




       Martin Heidegger, Etre et Temps, Paris, Gallimard, 1986
       Martin Heidegger, Qu’appelle-t-on penser ?, Paris, PUF, 1959
       Maurice Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, Paris, Ed.
Gallimard, 1945
       Maurice Merleau-Ponty, L’œil et l’esprit, Paris, Gallimard, 1964
       Pierre Nora, Les Lieux de mémoire, Paris, Gallimard, 1984
       Gilbert Siboun et Marcelle Routier, Les couleurs de la nuit, Paris, Robert
Laffont, 1978
       Eva Thome, L’être et le monde à l’état nocturne, Paris, Librairie
Honorée Champion, 1979
       Pierre Villey, Le monde des aveugles, Paris, Librairie José Corti, 1984
       Ludwig Wittgenstein, Tractatus logico-philosophicus, Paris, Gallimard,
1993 (pour la traduction française)
       Ludwig Wittgenstein, De la certitude, Paris, Gallimard, 1965 (pour la
traduction française)
       Encyclopédie Universalis, Espace (Espace et architecture), Françoise
Choay




Eric Cassar   - 2004                                                          42

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2004 eric cassar réflexions sur les mécanismes de la perception de l’espace

  • 1. Réflexions sur les mécanismes de la perception de l’espace Eric Cassar - 2004 sous la direction de Thierry Fournier
  • 2. « J’agis en toute certitude. Mais cette certitude est mienne. » « Il n’y a pas d’assurance subjective que je sais quelque chose. » Ludwig Wittgenstein, De la certitude Eric Cassar - 2004 1
  • 3. Note : Ce mémoire est une courte étude personnelle, traitée de façon subjective, il n’engage que son auteur. Il propose une perception, et certaines déductions, hypothèses de réponses qui pourront éventuellement être utiles à l’artiste ou à l’architecte pour stimuler une sensation, une impression ou un état chez un spectateur. Eric Cassar - 2004 2
  • 4. Sommaire Introduction……………………………………………………….. 4 I/ Quelles informations sensorielles, conscientes ou inconscientes, nous communiquent l’espace dans lequel on se trouve ?............... 6 1/ définitions………………………………………………………… 8 2/ informations visuelles…………………………………………….. 9 3/ informations sonores ou auditives ………………………………... 12 4/ informations olfactives…………………………………….……... 15 5/ informations tactiles………………………………………………. 16 6/ autres informations……………………………………………..…. 17 7/ mélange, synesthésie……………………………………………… 20 II/ Les facteurs humains qui interviennent dans la perception que l’on se fait d’un lieu…………….……………………………………………22 1/ le passé du lieu, la mémoire collective…………………………….22 2/ le passé de l’individu, le vécu ou la mémoire individuelle………... 23 3/ la préexistence d’un espace dans l’esprit de chacun………………. 27 III/ La perception des aveugles……………………………………. 30 1/ personnes aveugles de naissance ou ayant déjà vue……..………… 30 2/ le sens des obstacles……..………………………………………… 32 3/ appréhender l’espace……………………………………….……… 32 4/ questions à des personnes aveugles……………………………..…. 35 Conclusion ………………………………………………………………... 41 Bibliographie……………………………………………………………... 42 Eric Cassar - 2004 3
  • 5. Introduction L’espace, en tant qu’étendue infini de lieu, existe avant l’homme et existera après lui. Traiter du problème de la ‘relation’ entre l’homme et l’espace est donc un questionnement humain. Cela revient à traiter d’une relation entre un élément d’un ensemble et l’ensemble lui-même. Ajoutons à cela que notre regard, le regard de l’observateur, se situe à l’intérieur de ce sous- ensemble. Toute perception doit donc prendre en compte la subjectivité de l’observateur. Les réflexions philosophiques sur ce sujet abondent. Naître, c’est avant tout naître dans un espace. Martin Heidegger dans ‘Etre et temps’ définit pour lui la première relation symbolique, celle qui émane du fait même d’exister sur terre. La présence, l’être là (le Dasein) c’est être en relation avec 1) le ciel, 2) la terre et les autres hommes, 3) les dieux, le divin (le sacré est en l’homme), 4) la mort. L’existence humaine n’est pas indépendante mais liée à ce cadre symbolique de Dasein. « La Terre est-elle dans notre tête, ou bien sommes-nous sur la terre ? » 1 . Le quadriparti heideggérien montre la présence forte dans l’homme, dès sa naissance, d’un premier système de repères symboliques. Son évolution dans le monde depuis l’enfance jusqu’à l’age adulte s’effectuera nécessairement en prenant appuis sur ceux ci. La perception est la connexion entre l’homme et l’espace environnant ; elle s’exprime grâce à une multitude de messages ou de stimulus que l’individu capte et qui lui permettront de se créer une image sensorielle du monde qui l’entoure. C’est par la perception que l’homme ‘communique’ avec le monde, les autres hommes et aussi lui-même. La perception, outil que possède différemment tout être humain est aussi très souvent un déclencheur de sentiments de joie, de tristesse ; de sensations de beauté ou d’horreur. Immédiatement lorsqu’on parle de perception se posent les questions jamais élucidées mais développées par la phénoménologie avec Hegel, Husserl, 1 Martin Heidegger, Qu’appelle-t-on penser ?, Paris, PUF, 1959 Eric Cassar - 2004 4
  • 6. Heidegger, Wittgenstein et Merleau-Ponty entre autres : « Puis-je avoir confiance en mon regard ? », « est-ce que ce que je perçois est la réalité ? », « qu’est-ce que la réalité ? ». « L’image du savoir, ce serait alors la perception d’un processus extérieur à partir des rayons lumineux qui le projettent tel qu’il est sur le fond de l’œil et dans la conscience. » 2 Mais la projection n’est pas toujours exacte… Illusion de Muller L’illusion de Muller illustre par exemple ce problème, en effet selon les axiomes considérés, on peut imaginer plusieurs réalités. La seconde ligne paraît plus courte que la première. De la même manière, la perception de la taille d’un objet peut varier avec sa couleur, sa distance et les souvenirs que l’on peut en avoir. Sans vouloir m’enfermer dans des questions insolubles, il semble important d’évoquer ces problèmes qui obligent à définir le cadre dans le quel ce qui est dit peut être entendu… Ce cadre que je m’accorde à considérer comme objectif est grosso modo le cadre scientifique celui, de la mesure et du calcul… Dans l’illusion de Muller, on parle d’ailleurs d’illusion, la réalité est celle scientifique du calcul qui donne égales les deux lignes. Dans les pages qui suivent, en considérant la réalité décrite ci-dessus, nous allons tenter de montrer (la démonstration n’engage que moi) que l’espace peut agir, consciemment et inconsciemment sur l’individu. Nous nous attacherons d’abord aux informations, captées par nos sens, que nous communiquent l’espace dans lequel on se situe, puis nous essaierons de montrer comment ces informations peuvent être « déformées » (transformées en sentiments) ou interprétées par certains facteurs propres à l’homme, à l’histoire et à chaque individualité. Que retient-on d’un lieu ? Quelles sont les différentes manières de décrire un espace ? Quelles sensations et informations cela procurera au récepteur et quel espace il percevra ? Enfin, et même si tout au long de cette réflexion j’utiliserai des témoignages d’aveugles, je m’intéresserai plus spécifiquement à leur perception du monde. 2 Ludwig Wittgenstein, De la certitude, Paris, Gallimard, 1965 Eric Cassar - 2004 5
  • 7. I/ Quelles informations sensorielles, conscientes ou inconscientes, nous communiquent l’espace dans lequel on se trouve ? Le substantif « espace » n’a été introduit au langage de l’urbanisme et de l’architecture qu’au début du 20ème siècle. Beaucoup s’accordent à dire aujourd’hui que l’espace est la matière première de l’art architectural. L’historien d’art, Henri Focillon écrivait dans la Vies des Formes en 1943 que l’architecture tient à ce que « les trois dimensions ne sont pas seulement [son] lieu [...], [mais aussi sa] matière, comme la pesanteur et l’équilibre [...] ; c’est dans l’espace vrai que s’exerce cet art, celui où se meut notre marche et qu’occupe l’activité de notre corps ». Françoise Choay précise en écrivant que « La dimension esthétique de l’architecture s’éprouve ainsi à travers l’expérience de configurations formelles déterminées par des constructions tridimensionnelles, dans leurs relations avec le milieu extérieur et/ou dans leur modèlement d’un milieu interne. Ces configurations varient au fil du temps, créant des espaces spécifiques dont la succession permet de périodiser l’histoire de l’architecture. » 3 . J’aimerais préciser ce mot expérience. Il me semble que l’architecture n’est plus uniquement, comme le disait Le Corbusier, « le jeu savant, correct et magnifique des volumes sous la lumière », l’espace ne se limite pas, pour l’homme, à un volume en trois dimensions. Il est aussi odeur, goût, toucher… Dans le mot expérience il faut englober la stimulation de diverses sensations plus ou moins ‘importantes’ parfois liées à la forme de l’espace. D’autre part comme le fait remarquer Frankl, les individus font parfois partis intégrantes « [de ces] espaces, pleins ou creux, ceux à qui ils étaient destinés et qui en assuraient le fonctionnement symbolique : les séquences de la vie des moines rythmaient l’espace des abbayes bénédictines ou cisterciennes, de même que le ballet des courtisans était nécessaire pour faire vibrer l’espace de Versailles ». 3 Françoise Choay in Encyclopaédia Universalis Eric Cassar - 2004 6
  • 8. Les odeurs du métro ou la fraîcheur d’une cathédrale sont également des éléments de l’espace architectural créé. Je citerai souvent l’exemple de l’église ou cathédrale parce que c’est un lieu aux larges volumes ‘gratuits’, souvent vides – suggérant aux croyants la maison de Dieu – et dans lequel l’architecture provoque une émotion particulière. Lorsqu’on parle d’une cathédrale (d’un temple ou…) on s’en fait d’emblée une idée qui peut être sensorielle. En entrant, on ressent une impression particulière, les murs sont froids, l’air est frais, la hauteur pèse ou soulage, - le promeneur se sent minuscule -, l’odeur, l’entrée de la lumière mise en évidence par des ouvertures hautes, l’ombre, le silence parfois ou les chuchotements, l’orgue. C’est cet ensemble, ce parcours éprouvé qui créé une impression. Cette impression… que certains peuvent sacraliser. Le métro a lui aussi ses caractéristiques, la saleté, l’odeur, l’absence de lumière naturelle, les sons qui résonnent. Et il est différent d’une ville à l’autre. Le métro New-yorkais est situé plus en surface que le métro parisien, conséquence immédiate, ce n’est pas un tunnel creusé en arc de cercle mais une galerie sous la chaussée, le plafond est bas supporté par une forêt de poteaux bien ordonnés, on y entend le bruit de la rue… Gilbert Siboun aveugle de naissance donne une description du « tube » londonien : « Délirant, plein de surprises […] son odeur, son bruit incomparables, à les sentir, à les entendre, je sais que je suis à Londres […] ses marches et son confort. Je le trouvais royal, ses sièges en tissu, de véritables pullmans, je me foutais pas mal que Laurent et Gérard m’affirment : « le drap est dégueulasse, passé, taché, le métro le plus sale du monde après New York ! » Moi quand je posais mes fesses dessus, elle s’épanouissaient d’aise, un sentiment de luxe inégalable. » 4 . Je pourrais citer beaucoup d’autres exemples d’espaces particuliers : un appartement ‘conventionnel’ approprié, un opéra, un champ de maïs, une salle de spectacle… Certaines expériences architecturales en quête d’innovation ont aussi été tentées comme celle de Claude Parent qui propose d’en finir avec les angles à 90°, omniprésents dans toutes les architectures ; il développe sa théorie sur la fonction oblique dans son essai Vivre à l’oblique en 1970. Il me semble qu’on doit penser tout élément d’architecture comme susceptible de provoquer une sensation qui peut-être stimulera une impression, pour rappeler que l’on se trouve ici, dans un espace possédant une identité, et non nulle part, dans un lieu quelconque. 4 Gilbert Siboun Marcelle Routier, Les couleurs de la nuit, Paris, Robert Laffont, 1978 Eric Cassar - 2004 7
  • 9. 1/ Définitions Sensation : D’après le Larousse : « Reflet dans la conscience d’une réalité extérieure, dû à l’activation des organes des sens. / Etat psychologique découlant des impressions reçues et à prédominance affective ou psychologique. Sensation de bien-être. » D’après le Littré : « Impression produite par les objets extérieurs sur un organe des sens, transmise au cerveau par les nerfs, et aboutissant à un jugement de perception. Les sensations sont passives, lorsque l’organe reçoit l’impression sans l’avoir cherchée ; elles sont actives, lorsque l’attention de l’individu se concentre pour les juger avec plus d’exactitude. La sensation du froid, du chaud. La sensation des saveurs, des odeurs, des couleurs. » « Je pourrais d’abord entendre par sensation la manière dont je suis affecté et l’épreuve d’un état de moi-même. » Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception. « Nous pouvons la définir [la sensation] la première perception qui se fait en notre âme à la présence des corps que nous appelons objets, et ensuite de l’impression qu’ils font sur les organes de nos sens. » Bossuet, Connaissance I. « Les sensations ne sont rien autre chose que des manières d’être de l’esprit ; et c’est pour cela que je les appellerai des modifications de l’esprit. » Malebranche, Recherche de la vérité I. « Toutes les facultés du monde n’empêcheront jamais les philosophes de voir que nous commençons par sentir, et que notre mémoire n’est qu’une sensation continuée. » Voltaire, Dictionnaire philosophique. « Nous sentons tous toujours malgré nous, et jamais parce que nous le voulons ; il nous est impossible de ne pas avoir la sensation que notre nature nous destine, quand l’objet nous frappe. » Voltaire, Dictionnaire philosophique. Impression : D’après le Larousse : « Sentiment ou sensation résultant de l’effet d’un agent extérieur. » D’après le Littré : « Effet que l’action quelconque d’une chose produit sur un corps. / Effet plus ou moins prononcé que les objets extérieurs font sur les organes des sens. Les impressions de la douleur, du plaisir. » Eric Cassar - 2004 8
  • 10. « La perception des couleurs, des sons, du bon et du mauvais goût, du chaud et du froid, de la faim et de la soif, du plaisir et de la douleur, suivent les mouvements de l’impression que font les objets sensibles sur nos organes corporels. » Bossuet, Connaissance III. « L’objet la frappe [la bête] en un endroit ; Ce lieu frappé s’en va tout droit, selon nous au voisin en porter la nouvelle ; Le sens de proche en proche aussitôt la reçoit : L’impression se fait : mais comment se fait-elle ? » La Fontaine, Fables. Perception : D’après le Larousse : « Représentation consciente à partir des sensations ; conscience d’une, des sensations. » D’après le Littré : « Acte par lequel l’esprit aperçoit l’objet qui fait impression sur les sens. Toute sensation, tout phénomène de sensibilité spéciale ou générale se compose de trois actes différents : l’impression, la transmission, la perception. » « Nos sensations sont purement passives, au lieu que toutes nos perceptions ou idées naissent d’un principe actif qui juge. » JJ Rousseau, Emile. Le monde extérieur transmet ou procure à l’individu des sensations ; parfois ces sensations peuvent se faire impression… et la perception est l’analyse consciente ou inconsciente de ces sensations et impressions. Mais nos sens, s’ils nous permettent de découvrir l’es pace, peuvent aussi nous induire en erreur. 2/ Informations visuelles Le champ visuel est immense et supérieur à tous les autres champs sensoriels. La vue est un sens qui peut englober un grand nombre d’objets, de plans donc d’informations et ce à différentes échelles. « Pendant que je traverse la place de la concorde et que je me crois tout entier pris par Paris, je puis arrêter mes yeux sur une pierre du mur des Tuileries, la Concorde Eric Cassar - 2004 9
  • 11. disparaît, et il n’y a plus que cette pierre sans histoire ; je peux encore perdre mon regard dans cette surface grenue et jaunâtre, et il n’y a plus même de pierre, il ne reste qu’un jeu de lumière sur une matière indéfinie. » 5 . En parlant des voyants Gilbert Simoun dit « Perpétuellement ils font référence à la vue, lui donnent une valeur de critère absolu… » 6 et Eva Thome aveugle ayant déjà vu, considère, avec beaucoup de nostalgie, le sens qu’elle a perdu, comme le plus essentiel. On voit au-delà de ce qu’on touche, goutte… et éveillé on ne cesse jamais de voir alors qu’on peut ne pas toucher ou ne pas entendre. Quelques critères perçus par la vue : hauteur, longueur, profondeur, gabarit, couleur, forme (séparation des formes : limites), aspect, lumière, brillance, modification temporelle, perspective… Nous vivons dans un monde à dominante visuelle. Les images sont omniprésentes, tout le monde peut les voir, « Immergé dans le visible par son corps, lui-même visible, le voyant ne s’approprie pas ce qu’il voit : il l’approche seulement par le regard, il ouvre sur le monde. » 7 . Toute vision peut être considérée comme la perception d’une succession d’images. Elles me semblent être d’au moins deux types : - L’image réelle d’une situation ou vision vécue en trois dimensions : voir un bâtiment ou la ville et le quartier qui l’entoure, sa population. Dans ce cas, la sensation n’est jamais uniquement visuelle même si elle peut n’être que cela au départ. Très vite s’ajoute l’implication de cette vision : l’envie ou le rejet de s’approcher, de vivre cet espace vu, c’est à dire de pénétrer dans cette image pour en découvrir l’intérieur, les détails, pour approfondir la sensation de départ notamment avec l’aide des autres sens… un peu à la manière d’un enfant qui ne peut jamais se contenter de voir mais qui doit saisir le réel, le toucher pour tenter de mieux l’appréhender. Cette image devient alors une somme d’images, c’est à dire une expérience qui propose de voir et de vivre l’espace de différents points de vue. Selon le type d’espace considéré (plus ou moins dynamique) l’image ou la vue peuvent aussi être vécues en mouvement pourquoi pas le long d’un parcours. Parallèlement à ce genre d’observations, images quotidiennes de notre environnement, notre monde est contaminé par un autre type d’images : 5 Maurice Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, Paris, Gallimard, 1945 6 Gilbert Siboun Marcelle Routier, Les couleurs de la nuit, op. cit. 7 Maurice Merleau-Ponty, L’œil et l’esprit, Paris, Gallimard, 1964 Eric Cassar - 2004 10
  • 12. - Les images en deux dimensions qui représentent. Le rapport avec ces images me parait différent, il existe toujours une barrière invisible entre celui qui regarde et l’image observée. Il n’est pas possible pour ce dernier d’entrer dans l’image. Il est condamné à la regarder en spectateur extérieur. Certes il pourra l’apprécier et tourner autour si elle est subtile ou belle comme peut l’être une image artistique. Mais jamais il ne pourra faire partie ou pénétrer dans l’image qu’il regarde. Ce genre d’image en deux dimensions n’est pas toujours exclusivement visuelle, parfois s’y ajoute le son ; le tout dans un espace temps qui peut ne pas être fixe notamment dans le cas d’une vidéo. Mais même ici, la distance entre observateur et image observée persiste ; Marcel Duchamp est d’ailleurs l’un des premiers à mettre ce rapport en évidence dans « Etant donnés : 1°) la chute d’eau, 2°) le gaz d’éclairage », œuvre posthume où il demande au spectateur de devenir voyeur puisqu’il ne peut observer l’œuvre qu’à travers les deux trous d’une porte bien réelle. « C’est le regardeur qui fait le tableau. » Plus récemment, l’art interactif ou les jeux vidéos proposent à l’observateur d’entrer en interaction avec l’image soit en restant à l’extérieur d’elle soit en entrant virtuellement en elle. Ainsi dans The Waves, installation interactive de Thierry Kuntzel, le spectateur peut en s’approchant d’un écran vidéo diffusant (image + son) des vagues, ralentir la vitesse de lecture du film, plus il s’approche et plus la ‘houle’ (image + son) est ralentie ; en face de l’écran les vagues sont immobiles. Dans ce cas, l’artiste ne nous propose plus d’être uniquement observateur mais aussi de devenir acteur d’une expérience unique et irréelle. On ne peut pas toucher l’eau, sentir le vent, mais on peut voir et entendre la mer. Le spectateur sait qu’il s’agit d’une expérience (spatio-temporelle), d’une illusion qui ne prétend à aucun moment le tromper mais qui lui propose de vivre un moment (de beauté ?!). L’œuvre n’est plus uniquement le film, c’est l’expérience d’une durée qui englobe tout le dispositif et notamment l’observateur qui éprouve et agit. La vue est sans doute un des sens les plus riche ; on peut voir une infinité d’images ; mais c’est aussi un sens trompeur dont il faut se méfier (à tord ou à raison !). C’est le sens de la découverte première, libre à l’observateur ensuite d’approfondir cette sensation à l’aide des autres sens, du mouvement et d’un regard qui peut devenir plus actif. En architecture c’est ce sens, exprimé en deux et/ou trois dimensions, qui provoque l’impression de départ, les autres sens participent ensuite, souvent inconsciemment pour Eric Cassar - 2004 11
  • 13. l’observateur, à mieux définir ou à faire évoluer cette impression première. Parce que, comme le souligne Maurice Merleau-Ponty : « il y a toujours autour de ma vision actuelle un horizon de choses non vues ou même non visibles. La vision est une pensée assujettie à un certain champ et c’est là ce qu’on appelle un sens » 8 . 3/ Informations sonores ou auditives Quelques critères perçus par l’oreille : écho (détermination de la profondeur), bruit sourd, réverbération, volume, perspectives… Les sons se transmettent par des ondes qui peuvent se propager dans tous les milieux (liquide, gazeux ou solide). Elles sont plus ou moins réfléchies selon les matériaux, solides et parfois liquides, qui délimitent l’espace. « Je déteste cet endroit clos [la piscine] où l’eau répercute les sons contre les murs, les déforme, leur donne une dimension étrange rendant l’espace incertain. » 9 . Mais le son peut aussi être d’une grande aide aux aveugles pour repérer les obstacles, se repérer et comprendre l’espace dans lequel ils se trouvent. Pierre Villey va jusqu’à parler de « toucher à distance » dans Le monde des aveugles où il étudie la capacité de certains aveugles à ressentir un objet devant eux, cette sensation se traduirait (plus ou moins pour tout individu) par une pression au niveau du front ou des tempes « un aveugle doué de cette faculté, rencontrant un arbre sur son chemin, au lieu de se jeter dessus s’arrêtera fort bien à un ou deux mètres de lui, quelques fois davantage, le contournera et poursuivra sa route avec assurance. […] C’est que quelque autre facteur intervient dans la sensation à distance, et ce facteur n’est autre que l’audition » 10 . Je me rappelle aussi avoir vu une émission de télévision qui traitait du cas d’un aveugle qui émettait en permanence de petits sons par un claquement de sa langue dans sa bouche, et la réverbération de ces sons lui permettait de se déplacer en évitant les obstacles. Toutes ces observations sont néanmoins à prendre avec précautions, les avis diffèrent sur ce sujet. 8 Maurice Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, op. cit. 9 Gilbert Siboun Marcelle Routier, Les couleurs de la nuit, op. cit. 10 Pierre Villey, Le monde des aveugles, Paris, Librairie José Corti, 1984 Eric Cassar - 2004 12
  • 14. Dans le rapport du son à l’espace il y a la différence entre la façon dont le son se propage dans l’espace, et l’environnement ou ambiance sonore propre à un lieu. - L’un dépend des propriétés de l’espace, notamment de son aptitude à transmettre et réfléchir les ondes sonores. Une cathédrale est de ce point de vue (et des autres !) très différente d’une petite salle qui peut elle-même être différente d’une autre petite salle conçue avec des matériaux réfléchissant différemment les sons. Ainsi Joseph Beuys a réalisé une installation, visible au centre Georges Pompidou, comprenant une salle complètement calfeutrée (mur et plafond) par des sortes de gros tapis gris. Pour y entrer, le visiteur se baisse, et une fois qu’il est dans cet espace (au milieu duquel se trouve un piano inutilisé), les sons, toujours émis par les voix des visiteurs, ne sont plus perçus de la même façon. Les bruits sont sourds. De même Gilbert Simoun est perturbé la première fois qu’il découvre la neige et les montagnes : « Même le bruit du moteur des voitures ne me rassure pas, il ne m’est plus tout à fait familier, son ronflement est différent, et puis les sons viennent, me semble-t-il de très loin, c’est toute une perspective de bruits qui me parvient et elle ne s’organise pas dans ma tête. Je n’en suis pas encore à m’amuser à reconnaître la voiture qui monte de celle qui descend, de celle dont le son disparaît, soudain happé par un virage. J’ai froid. » 11 . - L’autre correspond à l’univers sonore de l’espace c’est à dire à tous les sons émis que ce soit par les visiteurs, les habitants ou par des objets, machines (bruit de ventilation ou diffusion d’une musique…). « Dans la salle de concert, quand je rouvre les yeux, l’espace visible me paraît étroit en regard de cet autre espace où tout à l’heure la musique se déployait, et même si je garde les yeux ouverts pendant que l’on joue le morceau, il me semble que la musique n’est pas vraiment contenue dans cet espace précis et mesquin. Elle insinue à travers l’espace visible une nouvelle dimension où elle déferle… […]. […] La musique n’est pas dans l’espace visible, mais elle le mine, elle l’investit, elle le déplace... »12 . L’espace sonore créé peut être différent de l’espace visuel en trois dimensions mais au lieu de les dissocier il me semble envisageable de les associer – ce qui se fait déjà lorsque l’espace visuel est en deux dimensions (cinéma) « Les sons modifient les images consécutives des couleurs : un son plus intense les intensifie, l’interruption du son les fait 11 Gilbert Siboun Marcelle Routier, Les couleurs de la nuit, op. cit. 12 Maurice Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, op. cit. Eric Cassar - 2004 13
  • 15. vaciller, un son bas rend le bleu plus foncé ou plus profond » 13 – ils participent alors ensembles (et avec d’autres) à la création d’un espace sensible les englobant. L’architecture ou plus largement l’art peut ainsi créer des espaces sensibles où circulent entre autres des sons, mélodies (architecture sonore) et elle peut déterminer la façon dont tous les sons seront transmis au sein même de cet espace. Creux de son, déphasage, absorption, réflexion, effet de masque… Pour reprendre l’exemple de la cathédrale, un spectateur attentif se déplaçant dans le volume en émettant des sons serait étonné par la façon dont ils se propagent selon sa disposition dans l’espace (hauteur sous plafond, disposition des poteaux, arches…). Le son apporte des informations immédiates sur l’espace qui peuvent confirmer la vue ou au contraire la compléter, l’enrichir, la contredire. Il me semble par ailleurs intéressant de remarquer que l’oreille ne fonctionne pas de la même façon selon l’attention du promeneur. Il décide d’écouter ou d’entendre. De même elle fonctionne différemment le jour et la nuit (jour n’est pas équivalent à lumière, nuit n’est pas équivalent à obscurité) notamment parce qu’elle doit combler les lacunes visuelles mais pas uniquement ; puisque les aveugles éprouvent eux aussi cette différence de perception. La nuit entraîne, avec la diminution visuelle de l’espace, une modification des comportements de tous les individus et de la nature en générale, modification que l’on peut aussi ressentir lors d’une éclipse. A la ville comme à la campagne, les bruits produits par l’environnement extérieur sont différents. La nuit est caractérisée par une atmosphère plus calme ou au contraire par une excitation qui lui est propre. En ville on entend des individus désinhibés dans les quartiers animés ou au contraire le silence dans les quartiers calmes. Ce silence peut être rompu parfois par le bruit d’une voiture ou d’un piéton. A la campagne, la faune émet également d’autres sons. D’un point de vue scientifique, les ondes sonores ne se propagent pas de la même manière. La nuit, la terre est généralement plus chaude que l’air, la journée l’air est généralement plus chaud que la terre, cela provoque des mouvements d’air différents et par conséquent une propagation différente des ondes sonores. Il me parait donc réducteur de confondre le jour avec la lumière et la nuit avec l’absence de lumière. Le matin est lui aussi caractérisé par un univers sonore particulier. « Les voitures sont plus rares, elles roulent différemment, l’air qu’elle traversent est plus léger, le son s’y prolonge. Une auto dans la nuit, l’oreille la suit longuement, reconnaît sa direction. Tout droit dans une avenue, le bruit s’enfonce, diminue d’intensité au rythme de la vitesse. Elle 13 Ibid. Eric Cassar - 2004 14
  • 16. tourne : les pneus se plaignent différemment suivant l’angle du virage. Moins nombreux, ne se superposant plus, les sons parviennent mieux à l’oreille, ils sont aussi plus clairement déchiffrables. » 14 . Les vibrations de la nuit paressent différentes – seul, ne perçoit-on pas des bruits inaudible pendant la journée ? –, d’une manière générale, les sens semblent plus à l’affût. Eva Thome, aveugle ayant déjà vu, se sert des bruits et des sons dans ce qu’ils peuvent lui apporter pour connaître ou reconnaître l’invisible. Elle explique aussi comment il lui faut lutter contre la tendance à croire qu’un bruit faible parvient de loin et qu’un bruit fort est proche. L’environnement sonore participe entièrement à l’impression produite par l’espace, il peut la colorer ou la ternir. 4/ Informations olfactives Quelques caractères olfactifs : odeur des matériaux, humidité, température, aération, présence de végétations ou de produits à l’odeur particulière, encens, rosé, fraîcheur, climatisation, serre… Les odeurs et les parfums peuvent avoir un rôle déterminant dans l’évocation d’un lieu ou de son état : l’odeur de la mer, de la pluie, de l’air frais ou celle d’un pub : « Une odeur chaude, un peu épaisse dans laquelle j’entrais avec une sorte de contentement. […] la fumée de ces pipes… » 15 . Leur variation d’intensité permet d’essayer d’en localiser la source mais les odeurs ont aussi cette particularité de pouvoir créer une véritable étendue concrète et indistincte simultanément. « L’odeur de la rue chassait celle du métro. La rue était une grande haleine fraîche, ou tiède l’été, qui vous soufflait au visage d’un coup ; on respirait partout même avec sa peau. » 16 . Attachées à l’espace, difficilement descriptibles, elles enveloppent l’individu sans coller. « Je respire dans l’air un feeling spécial qui pour moi restera celui de l’Angleterre et que je définis mal » 17 . Pour Eva Thome elles recréent tout un paysage invisible : « effluves salés, senteurs forestières, exhalaisons chaudes de la terre remuée, parfum des foins ; c’est toute l’étendue de la mer, des bois, des champs labourés et des prés où l’herbe fane qui ressuscitent 14 Gilbert Siboun Marcelle Routier, Les couleurs de la nuit, op. cit. 15 Ibid. 16 Ibid. 17 Gilbert Siboun Marcelle Routier, Les couleurs de la nuit, op. cit. Eric Cassar - 2004 15
  • 17. miraculeusement. » 18 . Il me semble que l’odeur a, peut-être plus encore que tout autre sens, une forte capacité d’évocation, ainsi l’artiste Giuseppe Penone propose une installation « Respirer l’ombre » où il utilise des feuilles de laurier pour tapisser et aromatiser l’espace d’une salle. Cette installation évoque, pas uniquement par son nom, le sentiment de l’ensevelissement du promeneur dans l’ombre et les odeurs de la forêt. Malheureusement l’odeur est difficile à maîtriser, autrement qu’à travers les parfums qui sont souvent des senteurs trop fortes et trop localisées. Il est par ailleurs délicat pour un non initié de juger de leur éventuelle subtilité. Est-il préférable de qualifier un espace par une forte odeur, peu d’odeur ou pas d’odeur ? De ce point de vue encore, les différents matériaux mais aussi les systèmes d’aération et de renouvellement d’air participent à la création d’une impression olfactive d’ensemble. On pourrait imaginer envoyer de façon quasi imperceptible une plus que légère marque olfactive dans ce dispositif, pour marquer inconsciemment l’espace et enrichir un peu l’impression… 5/ Informations tactiles Toucher, c’est pouvoir découvrir précisément de façon consciente, petit à petit et non globalement comme avec la vue, c’est aussi ressentir souvent inconsciemment la ‘consistance’ des objets qui nous entourent : poignée de portes… et aussi matériaux froids, chauds… textures particulières… Le toucher est le sens de la proximité, du détail parfois, de l’approfondissement, du sentir… C’est le sens de l’exploration chez l’enfant qui éprouve le besoin ou le désir de saisir avec les mains et la bouche pour mieux percevoir et comprendre les objets du monde. Chez l’aveugle il a une grande importance puisque c’est lui qui permet de comprendre les formes, et donc de se créer, si ‘l’observateur’ le souhaite, une image précise voire complète des objets de taille humaine. Pour un aveugle de naissance toute réalité se touche, il imagine d’ailleurs la vue comme un toucher à grande échelle à tel point qu’un malade opéré après vingt ans de cécité essaye de toucher un rayon de soleil. Le toucher nous fait sentir les textures, découvrir les matières, le fluide, le mou, l’élastique, le lisse, le poilu. « Je rame [parcours avec les mains] les murs, ils sont en bois, ce n’est pas désagréable. Deux lits très bats. Sur le sol du lino, je le tâte longuement, je ne connais pas cette matière, elle me 18 Eva Thome, L’être et le monde à l’état nocturne, Paris, Librairie Honorée Champion, 1979 Eric Cassar - 2004 16
  • 18. déplait, dans les hôtels où nous allions c’était du tapis. » 19 . Ce sens nous fait vivre la nature du sol : terre, herbe : « les pelouses […] sont spongieuses » 20 , sable, caillou, gravier, neige : « tu t’enfonces comme dans un oreiller » 21 , plancher lisse, froid, carrelage, bois, plastique, moquette ou tapis moelleux. Le corps s’assoit, se pose, touche, s’allonge, il est alors en contact direct avec la matière, les types de contacts possibles sont très nombreux et la découverte peut se faire à plusieurs niveaux… Désolée de ne plus saisir l’immense, Eva Thome redécouvrent les petites choses : le creux d’un rocher ou le polissage d’un galet, pour elle, les grands conifères ne sont plus mais elle perçoit dans sa main la pomme de pin découpée en fleur. « Je suis touchée plus qu’autre fois par la fantaisie, l’imprévisibilité des petites formes inanimées auxquelles je dédaignais de m’arrêter. » 22 . Elle s’aperçoit aussi que vu à la petite échelle du toucher un objet ne renseigne pas forcement sur son aspect d’ensemble. La texture d’un poteau n’indique pas l’architecture du bâtiment. « Je sais que les sensations tactiles peuvent éveiller, si je n’y prend garde, des images trompeuses : le contact d’une écorce craquelée m’est désagréable, je sais que l’arbre peut être magnifique. Le désagréable n’est pas synonyme de laid et réciproquement. » 23 . 6/ Autres informations Température, pression de l’air et … toutes celles que l’on ne connaît pas, que l’on ne devine pas mais qui peut-être existent. « Quand je vois un objet, j’éprouve toujours qu’il y a de l’être au-delà de ce que je vois actuellement, non seulement de l’être visible, mais encore de l’être tangible ou saisissable par l’ouïe, - et non seulement de l’être sensible, mais encore une profondeur de l’objet qu’aucun prélèvement sensoriel n’épuisera. » 24 . Je n’ai pas cité le goût parce qu’il ne participe pas à la description de l’espace. Je m’intéresse essentiellement ici aux sens « spatiaux ». 19 Gilbert Siboun Marcelle Routier, Les couleurs de la nuit, op. cit. 20 Ibid. 21 Ibid. 22 Eva Thome, L’être et le monde à l’état nocturne, op. cit. 23 Ibid. 24 Maurice Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, op. cit. Eric Cassar - 2004 17
  • 19. Les sensations de température : un rayon de soleil qui lèche le visage ; de l’ombre qui signifie qu’un élément s’est interposé… Un espace chaud et humide n’est pas comme un espace chaud et sec ou froid, de même dans un espace on peut passer d’une sensation à l’autre, l’architecture utilise beaucoup les variations de lumière, on pourrait aussi y réfléchir en tant que variation de température. Un aveugle ne connaît lui de la lumière que la chaleur « Pour moi, voir s’est longtemps identifié à la chaleur, à la maison c’était son rayonnement que je ressentais devant les ampoules électriques. Chaleur = lumière = voir, une méprise qui dura longtemps. » 25 . Les variations de pression si elles peuvent être ressenties ne semblent jamais voulues par l’homme qui les maîtrise mal – aucun architecte n’en parle –. S’appliquant davantage à un espace dynamique, elles peuvent contenir des informations utiles notamment pour les aveugles. Les mouvements d’air leur permettent en effet de deviner la présence d’autres individus ou d’objets en mouvement. Voilà ce qu’un professeur enseigne aux jeunes aveugles : « Une voiture dont le moteur tourne à l’arrêt n’a pas le même bruit. Sa masse ne déplace pas d’air. » 26 . Les sensations liées à la respiration qui est le premier contact et échange que l’homme a avec l’espace où il se trouve. Cet échange ou circulation d’air est obligatoire, l’homme est dans l’espace, il échange avec lui et devient un des qualificatifs du lieu puisque sa présence modifie la perception que peuvent en avoir les autres individus. L’aptitude à pouvoir respirer correctement peut d’ailleurs être liée à l’espace et à sa population. On a l’impression de respirer plus difficilement dans une cave, même ventilée, que dans une église. On suffoque souvent parce qu’on manque d’espace, l’air circule mal ou au contraire on respire à plein poumon parce que le vent frais vient nous caresser le visage et nous rafraîchir. « Si l’acte de respirer est facile à nouveau, cela signifie pour lui [l’aveugle] : « Ah ! Je retrouve l’air libre et l’espace ». » 27 . Les vibrations peuvent aussi apporter des informations, mais elles restent une notion difficilement définissable – s’agit-il de variations de pression ? –. Elles sont pour les aveugles d’une aide importante : « mes sens se sont affinés au point qu’entrant dans une pièce, je sais s’il y a des filles : elles n’émettent pas les mêmes radiations. Leurs gestes aussi sont différents : ils n’ouvrent pas l’air de la même façon que ceux des garçons. […] Je 25 Gilbert Siboun Marcelle Routier, Les couleurs de la nuit, op. cit. 26 Ibid. 27 Eva Thome, L’être et le monde à l’état nocturne, op. cit. Eric Cassar - 2004 18
  • 20. différencie les mouvements lents des rapides, les calmes des brusques, aucune nuance de la gamme ne m’échappe. » 28 . De même un aveugle, après plusieurs années, peut sentir si on le regarde : « Machinalement je tourne la tête vers une des filles, j’ai senti qu’elle était proche, et il m’arrive comme une chaleur là, derrière, au niveau des yeux, comme un courant qui passe. Je suis sûr que la fille […] est en train de me regarder, je n’ai besoin de personne pour me le dire : je le sens, cela se passe là, derrière, au delà de mes yeux, quelque part dans le fond de ma tête. » 29 . Le vent ‘transporte’ en lui l’ensemble des informations ci-dessus couplées à d’autres. C’est un mélange de sons (bruit de souffle), de sensations de température (air frais ou chaud) et de pression (poussée du vent), de toucher (corps et visage), d’odeurs (des senteurs qu’il peut véhiculer). Il donne des informations sur l’espace parcouru ou à parcourir. « Si, après avoir longé un mur continu qui vient tout à coup à s’interrompre, je traverse une rue tombant perpendiculairement sur mon chemin, le plus souvent un léger courant d’air me soufflant au visage m’avertira par une sensation de pression que l’obstacle n’est plus là. » 30 . Le vent peut être extérieur à ‘l’observateur’ mais il peut aussi être créé par lui, par son mouvement par rapport au référentiel considéré. La perception d’un espace par un observateur en mouvement se caractérise avant tout par des déplacements d’air. « Je pensai que si la voiture eût été une puissante moto, j’aurai davantage fait corps avec l’espace et n’eus plus été que mouvement. » 31 . Les aveugles sont, il est vrai, plus sensibles à ce type de sensations que les voyants qui utilisent en permanence la vue, source presque infini d’informations. Il est possible que ces derniers soient néanmoins touchés inconsciemment… mais comme le dit avec humour Gilbert Simoun, « S’ils avaient notre acuité auditive et sensorielles ils seraient tous des supermen ! » 32 . 28 Gilbert Siboun Marcelle Routier, Les couleurs de la nuit, op. cit. 29 Ibid. 30 Pierre Villey, Le monde des aveugles, op. cit. 31 Eva Thome, L’être et le monde à l’état nocturne, op. cit. 32 Gilbert Siboun Marcelle Routier, Les couleurs de la nuit, op. cit. Eric Cassar - 2004 19
  • 21. 7/ Mélange, synesthésie « Les parfums, les couleurs et le sons se répondent. » 33 Il me semble que chaque sens doit être considéré en tant qu’élément d’un ensemble. « Si je veux m’enfermer dans un de mes sens et que, par exemple, je me projette tout entier dans mes yeux et m’abandonne au bleu du ciel, je n’ai bientôt plus conscience de regarder et, au moment où je voulais me faire tout entier vision, le ciel cesse d’être une « perception visuelle » pour devenir un monde du moment. » 34 . Après avoir essayé de répertorier les différentes formes d’informations qu’un espace pouvait nous communiquer, je pense important d’en faire la synthèse puisque en réalité l’homme est toujours submergé d’un ensemble de sensations, il a conscience de certaines parce qu’il peut y être attentif, et il oublie les autres. Mais il me semble qu’elles s’imprègnent en lui et participent inconsciemment à l’image globale qu’il se fait d’un espace, lui procurant une identité. Ce mélange d’informations sensorielles peut être perçu comme le qualificatif général d’un lieu à un instant donné (ex : cathédrale…). Son image sensorielle sera différente d’un instant à l’autre (modification de la lumière, du son, des odeurs), mais certaines caractéristiques qui qualifient ce lieu sur une durée plus grande resteront identiques, notamment sa forme, décrite d’un point de vue scientifique, la façon dont les sons sont réfléchis, les effluves (humidité…)... C’est le mélange subtil, conscient ou inconscient de ces différentes informations captées dans une durée, qui va donner à l’observateur une ambiance, une impression (sens propre et figuré) d’un lieu, d’un espace… Cela s’inscrira dans sa mémoire sensorielle de l’espace. Au théâtre, le comédien peut d’ailleurs faire appel à cette mémoire sensorielle pour donner vie à l’espace plus ou moins décoré de la scène. Chaque sens crée en lui même des espaces qui peuvent évoquer des impressions similaires ou contradictoires, espace visuel, sonore, olfactif, tactile…, mais la somme de ces informations crée un espace, l’espace sensible qui est différent de l’addition des espaces créés. L’addition des sens entraîne une juxtaposition de champs de perception qui est différente de la perception globale que l’on a d’un objet. L’ensemble n’est pas égal à la somme de ses parties. Il faudrait alors apprendre à maîtriser les notions de proportion, 33 Charles Baudelaire, Les fleurs du mal, Paris, La librairie Larousse, 1927 34 Maurice Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, op. cit. Eric Cassar - 2004 20
  • 22. d’harmonie et de perspective au niveau de l’espace sensible – c’est à dire au delà des trois dimensions spatiales essentiellement visuelles – même si cela reste difficile parce que tout espace sensible est modifié en permanence par la vie du lieu. Il n’est néanmoins pas impossible de concevoir un espace sensible où chaque sens constituerait un petit monde à l’intérieur du grand même si, selon Merleau-Ponty « l’unité de l’espace ne peut être trouvée que dans l’engrenage l’un sur l’autre des domaines sensoriels. » 35 . Cette synthèse sensorielle s’exprime par le temps. « La synthèse spatiale et la synthèse de l’objet sont fondées sur ce déploiement du temps. […] Mon corps prend possession du temps, il fait exister un passé et un avenir pour un présent, il n’est pas une chose, il fait le temps au lieu de le subir. » 36 . Je pense que toute sensation peut en effet être perçue comme un état. Un état nouveau n’existe et n’est ressenti que parce qu’il est différent d’un état antérieur. Toute sensation quelle qu’elle soit, et donc toute perception (au sens somme des sensations) n’existe donc que grâce au temps. C’est le temps qui sert de cadre à ce que l’on perçoit, à ce que l’on ressent. La sensation s’exprime dans le contraste : contraste entre l’état présent et l’état l’ayant précédé et contraste entre l’état présent et tous les états antérieurs vécus et éprouvés susceptibles ou non de ressurgir. Je vais essayer de montrer maintenant que tout champ sensoriel ou perception de l’espace tout en s’inscrivant dans notre mémoire parce qu’il va devenir du passé, fait intervenir d’autres sensations déjà vécues et facteurs humains, expressions du passé. « […] la perception atteste et renouvelle en nous une « préhistoire ». Et cela encore est essentiel au temps ; il n’y aurait pas le présent, c’est-à-dire le sensible avec son épaisseur et sa richesse inépuisable, si la perception, pour parler comme Hegel, ne gardait un passé dans sa profondeur présente et ne le contractait en elle. » 37 . La perception me parait modifiée et complétée par d’autres facteurs humains qui colorent cette sensation et la transformeront peut-être en sensation de bien ou de mal être. 35 Ibid. 36 Maurice Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, op. cit. 37 Ibid. Eric Cassar - 2004 21
  • 23. II/ Les facteurs humains qui interviennent dans la perception que l’on se fait d’un lieu « Distinguons la sensation du sentiment : la sensation n’est qu’un ébranlement dans le sens ; et le sentiment est cette même sensation devenue agréable ou désagréable par la propagation de cet ébranlement dans tout le système sensible. ». Buffon, Œuvres philosophiques. « Dans l’attitude naturelle, je n’ai pas des perceptions, je ne pose pas cet objet à côté de cet autre objet et leurs relations objectives, j’ai un flux d’expériences qui s’impliquent l’une l’autre aussi bien dans le simultané que dans la succession ». Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception. Dans la première partie je ne prenais en effet pas en compte, dans la perception que l’on a d’un lieu, les données plus ou moins définissables à l’avance qui transforment malgré elle cette perception objective ( ?), la même pour tous en perception subjective c’est à dire en sentiment individuel qui oriente la sensation vécue vers l’agréable, le désagréable ou … Ces données me paraissent être d’au moins trois ordres : le passé du lieu, le passé de l’individu et l’espace dans l’esprit de chacun. Dans la suite je supposerai l’observateur « sain », ne traitant pas de l’influence des drogues sur la perception. 1/ Le passé du lieu, la mémoire collective En considérant l’aspect formel, esthétique et sensoriel de l’espace il me semble difficile de faire abstraction de son aspect symbolique, ancré dans la mémoire collective. Le souvenir collectif est souvent lié aux générations passées qui ont marqué un espace de façon matérielle ou immatérielle (batailles Eric Cassar - 2004 22
  • 24. historiques, signatures de traités, naissance ou passage dans un lieu d’une personnalité historique, Chinon pour Rabelais, Auvers sur Oise pour Van Gogh …) Certains lieux, chargés d’un passé fort renvoient au spectateur (on est toujours spectateur d’espace) une impression plus ou moins intense qui modifie intrinsèquement la perception esthétique de l’espace. Faire abstraction de ces données, pour ne juger qu’un aspect formel demande un travail intellectuel et peut poser des problèmes éthiques. La Sainte Victoire rappelle Cézanne, un cimetière ne peut être considéré sans ces morts, comme Auschwitz sans la Shoah. Le monument aux morts ou plus largement tout édifice construit en mémoire de… peut difficilement être perçu en laissant de côté son sens même si, malheureusement, plus le temps passe et plus l’on oublie… Pour Pierre Nora, concepteur et maître d’œuvre de l’imposant ouvrage Les lieux de mémoires, la mémoire qui n’est pas comme l’histoire une « représentation du passé » mais « un phénomène toujours actuel, un lien vécu au présent éternel » 38 , est aujourd’hui un phénomène essentiellement privé ; elle disparaît. Les commémorations nous le rappellent. Mais je crois que si l’intention première de ces espaces est souvent « d’enfermer le maximum de sens dans le minimum de signes » 39 dans un deuxième temps plutôt que de nous ‘rappeler en permanence’ (volonté de mémoire dont l’excès entraîne l’immobilisme), le lieu (de mémoire) doit, quelles que soient les évolutions de l’espace et l’appropriation que l’utilisateur s’en fait, ne jamais nous faire oublier. Ne jamais faire oublier mais ne pas rappeler en permanence pour que le passé serve le présent sans pour autant l’étouffer. La valeur symbolique est très variable d’un lieu à un autre, mais quand elle existe, elle me semble avoir une influence évidente sur la perception globale que l’on a d’un espace, certains dialoguent avec un passé fort, d’autres sont plus anodins. 2/ Le passé de l’individu, le vécu ou la mémoire individuelle « Une première perception sans aucun fond est inconcevable. Toute perception suppose un certain passé du sujet… » Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception. 38 Pierre Nora, Les lieux de mémoires, Paris, Gallimard, 1984 39 Ibid. Eric Cassar - 2004 23
  • 25. Je ne pense pas que le souvenir ne concerne que l’aspect sensoriel d’un lieu sauf dans le cas d’un ‘flash de beauté’ qui comme le coup de foudre anéantit toutes autres données. Il est souvent associé à un vécu. J’étais dans tel lieu avec tels individus, nous avons fait telles choses… et j’étais bien. L’état intérieur de l’observateur influence l’image qu’il peut conserver et voir d’un espace (image est à comprendre ici et dans la suite du texte comme image sensorielle et non uniquement visuelle). Cet état influence sa perception (de façon complexe) et influencera ce qui restera de cette perception : son souvenir. Il n’y a souvent d’ailleurs que la redécouverte d’un espace déjà connu qui modifie, le souvenir que l’on en a. Cette modification peut s’opérer dans l’enrichissement de l’image de départ, on perçoit le lieu à un autre moment (saisons, climats, lumières diffèrent), on découvre de nouveaux détails, on est surpris, étonné de ne pas avoir remarquées certaines caractéristiques précédemment ou au contraire dans certains cas on peut être déçu par une réalité qui semble en deçà du souvenir que l’on s’en était fait. Les goûts, les couleurs et la perception d’un espace évoluent dans le temps ou doivent pouvoir évoluer. Les espaces riches (fourmillant de détails étonnants imperceptibles au premier regard) sont des espaces à découvrir et à redécouvrir à l’infini. L’influence d’un nouveau moment de vie éprouvé dans cet espace déjà vécu participera à la nouvelle perception du lieu et ainsi de suite. La notion d’âge interviendra dans l’expression de la sensation procurée par le lieu. Un lieu peut se rappeler à lui même et aux souvenirs que l’on a pu créer précédemment dans cet espace, infiniment lié au temps, à la vie, aux instants qu’on y a vécus, il peut aussi rappeler un autre espace parce qu’il a une caractéristique commune avec ce dernier qui a appartenu ou appartient à notre histoire individuelle. C’est le cas de la découverte d’un espace qui va faire ressurgir des souvenirs enfouis qui ne sont pas en relation directe avec le lieu. En effet, le souvenir une fois inscrit à l’intérieur de l’observateur, pourra ressurgir lors de perceptions qui pourront posséder un point commun même lointain avec une image vécue. La perception ne se limite plus uniquement à ce qui est perçu dans le présent, elle incorpore la résurgence de ces souvenirs passés. L’exemple le plus connu est sans doute celui de Proust et de sa madeleine : « Certes, ce qui palpite au fond de moi, ce doit être l’image, le souvenir visuel, qui, lié à cette saveur, tente de la suivre jusqu’à moi. […] Et tout d’un coup le souvenir m’est apparu. Ce goût c’était celui du petit morceau de madeleine que le dimanche matin à Combray… » 40 , je pourrais aussi à nouveau citer Giuseppe Penone avec l’installation « Respirer l’ombre ». 40 Marcel Proust, A la recherche du temps perdu I (Du côté de chez Swann), Paris, Gallimard, 1987 Eric Cassar - 2004 24
  • 26. Je pense que les mécanismes de l’esprit participent à la création d’un état de l’instant. Cet état de l’instant sera donc un mélange des informations reçues et interprétées par les différents sens, du moment vécu (rires, pleurs, partage avec l’autre et/ou les autres), mais aussi de tout ce que cette perception aura pu faire ressurgir, dans l’esprit de l’observateur. On ne peut pas vivre un présent en faisant complètement abstraction de son passé puisque très souvent c’est inconsciemment qu’il ressurgit. – Dans la suite je n’évoquerai que le souvenir conscient, les mécanismes des souvenirs inconscients étant complexes et indépendant de la volonté du spectateur. – Se pose alors le problème de la mémoire : un phénomène complexe. « Supposons cette question : « Est-il vraiment correct de nous fier au témoignage de notre mémoire comme nous le faisons ? » » 41 . Quels souvenirs restent-ils d’un lieu, d’un moment ? Pourquoi retient-on certaines choses et non d’autres ? Où, comment et par quels mécanismes s’effectue la sélection des souvenirs ? Difficile de donner une réponse, mais souvent, les souvenirs que l’on a d’un moment et donc d’un espace ne sont pas exacts, notre mémoire nous joue des tours, elle déforme et sélectionne, son mécanisme dépend de nombreux paramètres. On peut déjà décider, choisir, de se souvenir précisément d’un espace. On va alors l’observer plus attentivement. Les aveugles font d’ailleurs la différence entre ce qu’ils nomment le flash ambiance qui correspond à la connaissance vague d’un espace (son, odeur, respiration) – ce qu’ils perçoivent en permanence – et le flash image qui est la résurgence d’une image sensorielle déjà éprouvée, souvenir qui peut naître d’un parfum ou de l’effleurement d’une main. La création d’une de ces images passe au préalable par une compréhension plus précise d’un espace, les aveugles doivent dans ce cas effectuer un travail de reconstruction mentale de l’espace ou d’un objet notamment grâce aux informations qu’apporte le toucher aux autres sens. « [flash ambiance] La rue, je ne fais que la respirer, l’entendre, elle est sensations : je devine son environnement, les gens, les voitures… je ne peux avoir l’idée d’une dimension en touchant une boutique, une porte… Il faut me comprendre, les formes, je les cerne par morceaux, les unes après les autres. L’idée d’un tout je peux l’avoir mais elle ne m’arrive pas, comme à vous d’un seul coup ; il faut que je la pense, que je la reconstruise, ce travail là je ne le réussis pas toujours et puis je n’ai pas, non plus, toujours envie de le faire. » 42 . Quand il dit qu’aux voyants l’idée d’un tout arrive d’un seul coup, il a raison, mais si l’observateur n’a pas un regard actif, ne prend pas le temps, un 41 Ludwig Wittgenstein, De la certitude, op. cit. 42 Gilbert Siboun Marcelle Routier, Les couleurs de la nuit, op. cit. Eric Cassar - 2004 25
  • 27. peu comme le fait l’aveugle, de décrypter l’image qui lui vient, il l’aura vue mais sera incapable de s’en souvenir consciemment correctement. Pour préserver plus intact un souvenir on peut aussi prélever et conserver des traces ‘réelles’ d’un espace. La description est notre seule manière de connaître l’aspect passé d’espaces inconnus, cela revient à capter une petite partie de l’espace temps. Plusieurs outils peuvent être utilisés pour créer, capter et décrire un espace ou une impression d’espace : - la vidéo outil sonore et visuel (avec ou sans la couleur) donne une représentation de l’espace relativement précise mais subjective car dépendante du regard de l’observateur, de son point de vue. Elle fait intervenir l’image et son ambiguïté (cf. manipulations d’image, média, internet, pouvoir politique…). - l’enregistrement sonore donne une indication inhabituelle sur l’espace. Avec « The missing voice », œuvre sur CD audio, Janet Cardiff, artiste, décrit par la voix ce qui se passe autour d’elle, on entend tous les bruits… Cette oeuvre nous amène à percevoir différemment un espace et sans doute aussi à écouter davantage l’univers sonore dans lequel on évolue tous les jours… - l’écriture, elle, ne peut pas donner la sensation brute vécue mais qui peut la décrire plus ou moins précisément, plus ou moins objectivement. Elle est capable d’exposer les caractéristiques d’un style, d’une époque, le son, les odeurs, le goût, les concepts d’une image ; elle permet au lecteur de se les figurer même si on s’aperçoit en réalité que très souvent face à un texte écrit les images (sensorielles) mentales que se créent le lecteur sont différentes d’un individu à l’autre. L’écriture fait intervenir plus encore que la réalité de l’expérience l’imagination et par la même la résurgence du passé du lecteur qui composera son image grâce à des impressions réelles qu’il aura lui-même déjà éprouvées. L’écriture permet d’autre part d’analyser et d’exprimer de façon abstraite (avec des mots abstraits) des sensations vécues. Prenant appuis sur la perception sensorielle, certains mots peuvent, quand ils font référence à la vue, ne pas être compris par les aveugles. Par exemple Gilbert Simoun cherche et explique qu’il ne peut pas saisir la signification d’un terme comme ‘enténébré’, inversement il manquera de mots pour exprimer ce qu’il ressent : « Le vocabulaire dont je dispose est celui des voyants à plus de 80 pour 100 visuel et il s’agit précisément de quelque chose [une sensation qu’il a peine à nous décrire] qui ne l’est pas » 43 … Le langage a été construit par l’homme doué des cinq sens pour lui permettre de communiquer. L’univers de mots créé est 43 Gilbert Siboun Marcelle Routier, Les couleurs de la nuit, op. cit. Eric Cassar - 2004 26
  • 28. calqué sur notre façon de percevoir le monde, tous les mots peuvent facilement se transformer en images. Ceci est d’ailleurs dangereux car comme le montre Wittgenstein dans son Tractatus logico-philosophicus, un mauvais usage du langage est souvent à l’origine de solutions traditionnelles [erronées, ou incomplètes] de la philosophie traditionnelle. La création d’un langage image de notre monde peut nous empêcher d’en découvrir les fondements enfouis. En effet, le langage lié à la pensée peut nous mener dans l’erreur soit par un mauvais usage de ce dernier, soit au contraire par l’enfermement dans lequel il peut nous perdre. Il me semble qu’il peut alors apparaître comme les bornes de notre pensée, les bornes de notre conception du monde, les bornes de l’espace perçu et conçu par notre esprit. Le mécanisme des souvenirs inconscients est plus complexe et difficilement maîtrisable, notre cerveau conserve des images sensorielles refoulées ou oubliées qui peuvent ressurgir. Les souvenirs conscients qu’ils nous restent d’un espace sont très souvent visuels et liés à notre histoire personnelle. Se rappeler demande parfois un effort de mémoire. Communiquer ou conserver des impressions ne peut s’effectuer sans prendre en compte les approximations qu’entraînent le média utilisé. 3/ La préexistence d’un espace dans l’esprit de chacun « […] comment avons-nous pu croire que nous vissions de nos yeux ce que nous saisissons en vérité par une inspection de l’esprit […] ? » Merleau- Ponty, Phénoménologie de la perception. Comme j’ai essayé de le montrer au niveau du langage, il me semble que nous conceptualisons le monde, ou une représentation du monde, grâce à notre pensée, ou espace dans l’esprit. Cet espace est différent pour tous (notamment chez un aveugle de naissance), il est d’autre part borné par des limites fixées par l’imagination. Ainsi un aveugle n’ayant jamais vu ne peut pas imaginer ce qu’est la vue, elle ne peut donc pas lui être indispensable, alors qu’elle l’est pour les voyants (les individus ayant perdu la vue la regrette pour toujours). Eric Cassar - 2004 27
  • 29. On ne peut pas désirer ou vouloir ce que l’on est incapable d’imaginer. Cet espace de l’esprit me parait dépendre de notre aptitude à percevoir et donc à concevoir. Il nous est impossible de nous représenter le néant, l’absence d’espace, ceci n’est-il pas la preuve de l’existence d’un espace conceptualisé dans l’esprit de chacun. « Cet espace je puis me le figurer comme vide, mais non me figurer la chose sans l’espace. » 44 . Essayer en fermant les yeux d’oublier complètement le monde, l’espace, est impossible, on peut le faire disparaître un instant mais on continue à voir, à penser, à imaginer en fonction de lui. L’aveugle de naissance n’a jamais une perception globale d’un espace mais il peut s’amuser à reconstruire cette perception totale, notamment à l’aide de l’espace qu’il a, comme nous, dans l’esprit. Espace qui lui permet entre autre certains raisonnements géométriques demandant des capacités d’abstraction. Ce qui pour un voyant s’appelle une vision (jugement de l’espace avec les yeux), pour l’aveugle c’est plutôt une imagination, tout se déroule dans son esprit ; ce qui est capté par ces différents sens peut lui permettre de créer une « pensée-image ». C’est grâce à l’espace de sa pensée qu’il peut aboutir à un tel résultat : « […] avec l’herbe sans jamais avoir vu j’ai eu l’impression de voir, enfin, ce que j’imagine être la vue. » 45 . Notre espace de l’esprit est à l’origine de notre capacité d’abstraction, de vision dans l’espace, il peut même pour un voyant modifier ou corriger quelque peu la vision que l’on peut avoir d’un lieu. Si un individu se trouve dans une pièce cubique et qu’il le sait il pourra faire des allers et venues (souvent inconscients) entre ce qu’il voit et ce que son esprit peut voir ou imaginer : un cube, parfait. Ceci modifiera sa perception du lieu dans l’instant. Heidegger dans son quadri parti dit que l’espace, la terre, est aussi dans notre tête, nous ne pouvons en effet nous désolidariser de cet espace d’imagination de perception dans l’esprit. Dans la réalité un cube peut selon le point de vue ne pas sembler être cube, il est d’ailleurs impossible de voir les six faces ou les douze cotés égaux simultanément, le fait de savoir et de pouvoir conceptualiser un cube dans notre esprit peut modifier la perception de l’espace que l’on a à l’instant où on le regarde. On sait, grâce à lui, que l’on peut être victime d’illusions. Notre esprit nous donne aussi des indications à priori invisibles sur certains objets. Ces informations viennent essentiellement de notre mémoire qui participe à ‘l’éducation’ de cet espace de l’esprit. Elles sont déduites de nos expériences passées. Ainsi on peut voir la rigidité et la fragilité du verre, l’élasticité de l’acier ou la ductilité de l’acier rougi. « La forme des objets n’en est pas le contour géométrique : elle a un certain rapport avec leur nature 44 Ludwig Wittgenstein, Tractatus logico-philosophicus, Paris, Gallimard, 1993 45 Gilbert Siboun Marcelle Routier, Les couleurs de la nuit, op. cit. Eric Cassar - 2004 28
  • 30. propre et parle à tous nos sens en même temps qu’à la vue. La forme d’un pli dans un tissu de lin ou de coton nous fait voir la souplesse ou la sécheresse de la fibre, la froideur ou la tiédeur du tissu. » 46 . On peut ainsi percevoir par la vue le poids, la viscosité, la raideur, le son, la fluidité, l’élasticité, la température de certaines matières ou certains objets, D’après Eva Thome la conception architecturale avant sa projection dans le monde (alors qu’elle n’est décrite que par plans), demeure accessible au non- voyant si elle lui est expliquée avec précision ; parce que « cette construction sur papier est plus proche de la vision mentale que la réalisation concrète » 47 . Le non voyant « peut porter un jugement esthétique, dans la mesure où il est capable de se représenter les formes » 48 . L’aveugle a donc la possibilité grâce à cet espace de l’esprit, qu’on a tous dans la tête, de construire et voir des volumes, des formes. Plus largement un architecte, artiste ou créateur, même si la vue influence sa manière de concevoir, peut conceptualiser et visualiser, modéliser, créer en partie ou complètement son oeuvre dans sa tête avant de la faire éclore. Toute perception me semble donc provoquer de façon inconsciente et innée un ensemble de mécanismes dans notre esprit qui complètent et modifient en permanence et inévitablement notre perception, c’est ce qui constitue la subjectivité de chacun. 46 Maurice Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, op. cit. 47 Eva Thome, L’être et le monde à l’état nocturne, op. cit. 48 Ibid. Eric Cassar - 2004 29
  • 31. III/ La perception des aveugles « Un coucher de soleil me reste incompréhensible… » « […] pour ceux qui voient, la vue est indispensable, pour nous qui ne l’avons jamais eu elle ne l’est pas. Désire-t-on quelque chose que l’on ne peut même pas imaginer ? ». Gilbert Siboun et Marcelle Routier, Les couleurs de la nuit. L’aveugle a cette particularité de pouvoir vivre un état primaire c’est à dire un état qui précède la sensation transformée, où « il est davantage affecté qu’il ne remonte à la cause affectante, où il n’extériorise pas, ne projette pas en objet le ressentiment produit en lui par l’impression sensorielle. » Eva Thome, L’être et le monde à l’état nocturne. 1/ Personnes aveugles de naissance ou ayant déjà vu Un aveugle ayant déjà vu sait ce qu’est la vue, à quoi ressemblent les couleurs, les formes visuelles ; pour lui, c’est comme si le monde extérieur avait en partie disparu, il le regrette. Il lui reste néanmoins en mémoire des images de ce monde. Lorsqu’il découvre un nouvel espace, il peut faire appel à ces souvenirs. Il associe par exemple quasi inconsciemment des couleurs aux étendues qu’on lui décrit même s’il est dorénavant incapable de les voir. Il possède une vision mentale de tout ce qui a été tout en ne pouvant juger si « ce qui a été est encore tel qu’il était et n’est pas devenu autre » 49 . Au départ, il lui faut s’habituer à cette absence de vue qui entraîne des problèmes annexes comme la difficulté de bien entendre parce qu’il ne lui est plus possible de voir le mouvement des lèvres ou les gestes accompagnant la parole. L’individu devenu aveugle doit apprendre à reconsidérer l’espace et son contenu, il doit pour cela oublier certaines de ses habitudes de voyant (qui 49 Eva Thome, L’être et le monde à l’état nocturne, op. cit. Eric Cassar - 2004 30
  • 32. risquent au départ de l’handicaper) et faire beaucoup plus attention aux informations fournies par les autres sens qui sont secondaires pour un voyant – la vue leur apportant ces indications –. Il peut ainsi faire naître des images visuelles à partir des autres sens. Il peut aussi continuer à rêver d’images et à avoir des exaltations visuelles même si elles devront faire appel au souvenir. Ses sens une fois décuplés lui servent avant tout à se positionner dans l’espace, à se repérer. Ce n’est qu’après qu’il peut pleinement profiter d’une sensation (par exemple gustative) qu’il est souvent plus apte à éprouver qu’un voyant même si généralement la sensation gustative est adjointe d’une sensation visuelle préalable : on ne peut considérer un bon plat sans son aspect visuel. Le devenu non voyant doit apprendre à voir à nouveau sans disposer d’un moyen de contrôle, la vue, lui permettant de savoir si oui ou non il est dans l’erreur, si ce qui est et ce qu’il croit percevoir sont identiques. Il est pendant une longue période condamné à l’incertitude, il doit apprendre à utiliser la synesthésie pour essayer d’y faire face. Dans sa quête de perception, il va certes, perdre des informations mais aussi en découvrir de nouvelles, ainsi ne pouvant plus saisir l’immense, accessible essentiellement à la vue, il peut découvrir les subtilités du monde à une autre échelle. « Je suis touchée plus qu’autrefois par la fantaisie, l’imprévisibilité des petites formes inanimées auxquelles je dédaignais de m’arrêter. » 50 . Un aveugle de naissance, lui, n’éprouve pas de manque particulier, « parmi les cinq sens, la vue est le seul dont je doutais de l’utilité » 51 . Il ne sait pas ce qu’est voir, il ne le conçoit même pas, pour lui, les interrogations que nous nous posons à son sujet n’existent pas, à la question « comment t’es-tu aperçu que tu étais non-voyant ? » Gilbert Siboun répond : « Je ne m’en suis jamais aperçu… » 52 . Il peut l’imaginer partiellement… comme un toucher capable d’englober des objets à très grande échelle. L’emploi qu’il fait du mot « voir » est le même que nous mais pour lui ce mot ne correspond à rien de semblable. Les seules connaissances qu’il a de ce sens sont les informations que les voyants lui auront communiquées, parfois sans s’en rendre compte, par la parole, écrite ou orale. Le langage lui est alors d’une grande aide par exemple pour appréhender les couleurs, notion qu’il peut difficilement concevoir : « Si tu me dis : une chemise rouge, à cause des feux rouges de signalisations, je pense à un vêtement qui se voit de très loin. » 53 . Le non voyant ne peut se créer des images qu’à partir d’une superposition de couches d’informations données par 50 Eva Thome, L’être et le monde à l’état nocturne, op. cit. 51 Gilbert Siboun Marcelle Routier, Les couleurs de la nuit, op. cit. 52 Ibid. 53 Ibid. Eric Cassar - 2004 31
  • 33. ces différents sens « J’ai cinq ans […] Maman c’est une voix, une odeur familière, des mains. » 54 , il utilise donc les autres sens mais aussi le rythme respiratoire d’une personne, le vent créé par ses gestes pour essayer de mieux percevoir l’autre et son état présent. Il s’aide également de l’espace dans son esprit qu’il ne cesse de faire évoluer, pour déduire certaines données à partir d’informations qui peuvent pour nous voyants ne pas avoir de rapport au prime abord. Il rêve, comme les voyants ; ses rêves sont sensoriels mais il ne peut pas rêver d’images qu’il n’a jamais éprouvée comme un coucher de soleil. Il ne sait pas si il voit en rêve puisqu’il ne sait pas ce qu’est la vue. 2/ Le sens des obstacles Déjà évoqué précédemment certains aveugles seraient doués d’une sorte de toucher à distance qui leur permettrait de repérer les obstacles. Cette aptitude serait souvent une combinaison de petites sensations telle que des différences de température qui permettent par exemple de localiser une ampoule, des courants d’air (variation de pression) qui indiquent le croisement d’une rue, et la réflexion des ondes sonores qui peut prévenir de la présence d’obstacles à proximité. « La fontaine, la rue passante, le feu, sont des sources permanentes d’où s’échappent incessamment des ondes sonores. Ces ondes sont arrêtées, déviées, réfléchies par les obstacles qui avertissent ainsi de leur présence une oreille exercée. » 55 . Si le silence se fait trop présent, ce qui est rare, l’aveugle peut lui même être à l’origine des sons dont la réflexion lui servira de guide. Ces sensations d’obstacles qui sont d’origines auditives pour la plupart, ne sont d’après Pierre Villey, pas perçues comme telle. 3/ Appréhender l’espace Un non voyant « ne perçoit ni formes, ni couleurs, ni pleins, ni vides, ni limites, quand il est mobile et il perd même conscience de la position de son 54 Ibid. 55 Pierre Villey, Le monde des aveugles, op. cit. Eric Cassar - 2004 32
  • 34. corps dans l’espace, de sa surface, de volume. […] il a l’insupportable sensation d’exister dans un milieu abstrait. » 56 . Pour appréhender l’espace, le temps est d’une aide précieuse à l’aveugle. Cela lui permet d’évaluer des distances et donc de se repérer, c’est aussi le temps (intervalle) qui intervient dans l’audition des sons, il a presque fonction d’espace. Par contre si un non voyant est dans un train, ou n’importe quel autre moyen de locomotion, il est plus difficile pour lui de se localiser, il perd la notion de temps, tout reste relativement uniforme surtout dans des compartiments climatisés ou même les odeurs liées à l’espace traversé sont inexistantes. « Que je sois enfermée une heure, trois heures ou dix heures dans la boite close d’un compartiment, les impressions sont les mêmes : roulement qui s’accélère ou ralentit, arrêt dans une gare, laquelle ? Départ vers une autre laquelle ? » 57 . L’espace lointain n’est cependant pas toujours tout à fait inexistant, viennent de lui quelques messages plus ou moins vagues que le non-voyant interprète avec plus ou moins d’exactitude. Mais « l’ampleur des perspectives visuelles sera pour l’aveugle opéré une véritable révélation, parce qu’elle procurera pour la première fois l’exhibition de la simultanéité lointaine elle-même » 58 . L’orientation… Eva Thome qui possédait la vue dans le passé, se sent très perturbée et a du mal à s’orienter surtout dans les espaces clos. Dans un lieu inconnu elle semble presque claustrophobe. « Si j’entre dans un restaurant nouveau, je sais tout juste ce qui m’environne immédiatement, une table, un mur, je n’ai pas conscience des dimensions, de la forme de la salle ; je ne retrouve pas seule la direction de la sortie, le trajet sinueux à faire pour l’atteindre, parce que celui que j’ai fait pour aller à ma table ne s’est pas imprimé en moi. Je suis dans un vague très pénible, j’imagine que tous s’en aperçoivent et cela ajoute à mon malaise : je suis pétrifiée. » 59 . Il est néanmoins probable que cette appréhension, due à la perte relativement récente de la vue (quelques années sans doute), s’estompera avec le temps. Un aveugle de naissance imprime mieux un chemin parcouru, réussi à se repérer plus facilement parce qu’il l’apprend depuis son plus jeune âge. Perception de l’architecture… 56 Eva Thome, L’être et le monde à l’état nocturne, op. cit. 57 Eva Thome, L’être et le monde à l’état nocturne, op. cit. 58 Maurice Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, op. cit. 59 Eva Thome, L’être et le monde à l’état nocturne, op. cit. Eric Cassar - 2004 33
  • 35. La création d’une image d’espace qui se voudrait complète est complexe (voir notion flash image, flash ambiance II, 2, p 24), l’aveugle préfère généralement ne vivre qu’avec les flashs sensoriels qui viennent à lui et sans constamment avoir à construire une image plus ou moins totale d’un lieu. Néanmoins, un aveugle peut conserver en mémoire un grand nombre d’images sensorielles souvenirs, correspondant à l’image qu’il s’est créée d’un espace. La beauté est une impression liée aux sensations principales à savoir la vue et l’audition, cela peut aussi être une impression intellectuelle provoquée par exemple par la lecture d’un texte. Cette impression de beauté est directement liée aux processus de réception d’une œuvre d’art or les arts majeurs font peu souvent appel, en premier lieu, au goût, à l’odorat et au toucher, il reste donc toujours difficile aujourd’hui d’utiliser le terme de beauté quand on se réfère à un parfum, un met ou une sensation tactile. On peut décrire la sensation par des mots (doux, fort, intense, délicat, frais, écœurant, fade, répugnant…) mais comme le fait remarquer Eva Thome, on dit rarement d’une odeur qu’elle est belle. Cela ne signifie pas qu’un aveugle ne peut être sensible qu’à une beauté auditive. L’architecture, essentiellement visuelle, est difficile à se représenter, il est donc délicat pour un aveugle de la saisir dans sa totalité mais on peut lui expliquer un concept, des formes. Il lui est d’autre part quasi impossible de la visualiser dans le site puisque cela demande de visualiser le paysage qui l’entoure. Un aveugle ne peut pas avoir le choc visuel du voyant, mais il découvre différemment le bâtiment. Il peut apprécier la taille des volumes intérieurs parce qu’ils ne réfléchiront pas les sons de la même manière selon qu’ils sont spacieux ou étriqués. Il peut aussi ressentir la facilité de fonctionnement d’un bâtiment, et sans doute son esthétique si l’œuvre lui est clairement décrite et qu’il peut ainsi la reconstruire mentalement. La tour Eiffel vu par Gilbert Siboun alors qu’il n’avait que 5 ans : « Tu vois, touche, elle est toute en fer. J’ai serré le métal bien fort ; dur et froid, et mes doigts en ont gardé une odeur particulière, iodée. Je l’associerai toujours au fer. Je me sentais entouré par le vide, mal protégé, j’ai peu aimé. » 60 . Un voyant qui fermerait les yeux continue à voir, à penser, à imaginer le monde en fonction du monde qu’il a vu, qu’il connaît. Un aveugle de naissance pense, voit et imagine le monde en fonction de sa propre perception / 60 Gilbert Siboun Marcelle Routier, Les couleurs de la nuit, op. cit. Eric Cassar - 2004 34
  • 36. conception. « Inlassablement, je passais un doigt amoureux sur nos cartes géographiques en relief. Mes préférences tactiles allaient au Rhône… » 61 . Il n’a pas de substitut – au sens premier – de la vue, c’est sa conception globale qui est différente. « Jouer avec un ballon, une balle, me fascinait, il y avait quelque chose de magique, de mystérieux dans la façon dont ils revenaient dans vos mains ou en disparaissaient. » 62 . Dans de nombreux récits, parce qu’il perçoit autrement, l’aveugle peut avoir le rôle de voyant, Œdipe ne se met-il pas à voir clair (comprendre), dans l’instant où il se crève les yeux ? 4/ Questions à des personnes aveugles J’ai souhaité finir ce mémoire par des questions à des personnes non- voyantes sans analyses, cela permettra à chacun de se faire sa propre opinion, de pouvoir notamment faire des correspondances avec ce qui a été dit précédemment, mes idées se fondant sur des écrits de personnes aveugles ou de spécialistes ayant étudiés la cécité. Les réponses (comme toute réponses) sont relativement subjectives, interviennent des facteurs tels que la sensibilité, la croyance individuelle…, elles dépendent donc beaucoup de la pensée de chacun. Les mêmes questions posées à des voyants entraîneraient d’ailleurs des réponses très différentes d’un individu à l’autre. Mais malgré ces différences on peut percevoir une appréhension du monde qui n’est pas la même selon que la personne interrogée est aveugle de naissance, ou qu’elle a déjà vu ou même qu’elle est depuis toujours mal voyante et non voyante. Après avoir rédigé ce qui précède, j’ai rencontré dans un centre pour personnes non-voyantes, quatre individus âgés entre 40 et 60 ans environ : Domètile (D), aveugle de naissance Pierre (P), aveugle de naissance Maryse (M), aveugle ayant perdu la vue il y a 30 ans Catherine (C), mal voyante depuis sa naissance, elle distingue vaguement des formes 61 Ibid. 62 Ibid. Eric Cassar - 2004 35
  • 37. Je leur ai posé à tous, d’abord Dométile et Pierre puis Catherine et enfin Maryse, les mêmes questions. Les réponses sont retranscrites telle quelle, en italique figure des remarques personnelles ou des commentaires. L’ordre des réponses est toujours le même, elles commencent par les aveugles n’ayant jamais vu, puis aveugle ayant vu et enfin mal voyant. 1- Ressentez-vous la différence entre un espace vaste et étriqué ? Comment ? D et P : Oui, mais cela dépend beaucoup du sol. Le bruit (Pierre tape contre le sol avec son pied) , ne fait pas le même écho selon la taille de la pièce, du revêtement du sol et des murs, c’est à partir de cette information que l’on peut deviner la taille de la pièce. Même si l’on peut être trompé puisqu’il peut exister des petites pièces qui résonnent beaucoup et des grande qui résonnent peu. Ils n’ont pas de préférence entre une pièce qui résonne beaucoup et peu, ils sont néanmoins sensible à la différence, ils m’ont ainsi parlé d’un centre pour personnes non-voyantes à Villejuif où chaque étage possédait un sol à la texture différente. Cela leur permettait de mieux se localiser dans le bâtiment. J’ai l’impression, même s’ils m’ont dit préférer le ciment, qu ‘en règle générale, ils aiment quand les sols et les revêtements de mur varient parce que c’est pour eux un moyen de différencier les espaces et donc de mieux se repérer M : Oui, par la respiration, dans un espace étriqué on étouffe, alors que dans un espace vaste on peut bien respirer. Dans un petit espace je me sens comme prise dans un étau. C : Oui, par la vue. 2- Pouvez-vous percevoir ou ressentir, par exemple dans la rue, le gabarit, la taille d’un bâtiment ? (différence entre un immeuble de 2 ou 10 étages) D et P : Non Eric Cassar - 2004 36
  • 38. M : Non. Je peux ressentir des sensation de masse, c’est à dire savoir s’il y a un bâtiment ou pas mais je suis incapable de dire si c’est une tour ou une maison. C : Oui. 3- Dans quel paysage ou environnement vous sentez vous le mieux ? D : Au bord de la mer, avec le sable et l’eau. J’aime les espaces vastes et puis je n’ai pas trop de mal à me déplacer. Cela peut être en journée ou le soir quand il fait un peu frais. P : Dans une forêt, le jour, avec une rivière qui coule, qu’on entend couler, le chant des oiseaux et des arbres, un peu comme dans la région où j’ai grandi. Il y aurait du soleil. J’aime aussi la nuit le chant des grillons. M : J’aime les espaces bien structurés avec des allées bien déterminées un peu comme les jardins à la française. On peut facilement suivre son chemin. Elle m’a dit être depuis toujours quelqu’un d’assez structuré. Je lui ai demandé si ce goût était aussi lié à ce qu’elle avait vu dans le passé. Elle m’a répondu que oui. C : J’aime les espaces verts, les jardins. 4- Etes vous sensible à l’art ? Quel art ? D : Oui, à la sculpture, pas à la peinture. J’aime aussi la musique. P : Oui, j’aime peindre dans ma tête. J’ai mon monde dans ma tête, je peins de la musique et des paroles. Il m’a alors avoué être auteur compositeur (modeste, quelqu’un lui avait suggéré de me le dire). M : Oui, mais pas de l’art abstrait, uniquement de l’art qui représente quelque chose. Eric Cassar - 2004 37
  • 39. C : Oui, un peu, j’aime essentiellement l’art ancien et aussi un peu la musique. Les quatre personnes interrogées n’aiment pas trop l’art abstrait et préfère de loin l’art figuratif. 5- Quel sens vous imprègne le plus ? D et P : L’audition et le toucher. M : L’ouïe. C : La vue. 6- Que représente pour vous la notion de beauté (ou d’agréable) ? D : Toucher des statues m’est agréable si elles ne sont pas trop grandes. J’aime les représentations humaines. J’aime aussi écouter de la musique surtout Bach mais également les romantiques Schuman, Schubert. P : Pour moi la beauté est dans l’inaccessible. Elle est hors de la Terre dans les étoiles, le soleil, les galaxies. Sur Terre ce pourrait être la mer, une rivière mais surtout ce qui n’est pas accessibles comme les abymes, grands fonds marin. Ce peut aussi être de la musique (Bach) ou de la poésie (Hugo, Lamartine). M : La beauté c’est pour moi ressentir une certaine harmonie, un certain équilibre. C : Pas de réponse. 7- Utilisez-vous l’expression « c’est beau » pour qualifier un espace ? D et P : Non. Eric Cassar - 2004 38
  • 40. M : Oui si je me sens bien, si tout me semble en ordre par rapport à l’endroit où je me trouve. C : Oui. 8- Comment concevez-vous l’esthétique architecturale ? Qu’est-ce qu’un beau bâtiment, une belle architecture ? D et P : C’est relativement difficile à concevoir pour nous parce que c’est trop grand, il faudrait des maquettes pour nous aider. Il faudrait pouvoir toucher. Pierre m’a dit qu’il avait la chance de pouvoir toucher Notre-dame et le Sacré cœur qu’il possédait en maquette. M : J’aime les bâtiments qui ont un lien à l’histoire. J’aime quand ils ont un passé, je préfère donc les vieux bâtiments, la pierre aux bâtiments contemporains en béton qui ne possèdent pas d’histoire. C : Un beau bâtiment c’est un bâtiment propre, plutôt ancien avec des sculptures et du relief. 9- Pouvez-vous me citer un bâtiment que vous trouvez beau ou que vous aimez et me dire pourquoi ? P : J’aime bien Notre-dame et le Sacré-cœur que j’ai pu découvrir en maquette. J’aime bien aussi leurs vastes espaces, ça résonne beaucoup. D : Pas de réponse. M : J’aime Notre-dame parce qu’il y a beaucoup d’histoire. Elle a déjà eu l’occasion de voir la cathédrale dans son passé J’aime aussi Beaubourg que j’ai visité, on m’a expliqué le bâtiment, j’aime l’originalité de sa structure, son concept. C : J’aime la cathédrale Notre-dame. Eric Cassar - 2004 39
  • 41. 10- Pouvez-vous me citer un bâtiment que vous trouvez laid ou que vous n’aimez pas et me dire pourquoi ? D et P : Pas de réponse M : Je n’aime pas l’arche de la Défense, j’ai du mal à me la représenter. C : Je n’aime pas trop les HLM, les gares, la gare Montparnasse. 11- Que pensez-vous de Beaubourg ? de Notre-dame ? D et P : Beaubourg n’est pas plus beau qu’autre chose, il paraît que sa ressemble à une usine. Ils n’y ont jamais été. Notre-dame, il y a de belles colonnes, j’aime bien toucher les piliers. M : Voir réponse précédente. C : Pas de réponse 12- Qu’est ce que la vue pour vous ? D : La vue pour moi, c’est très abstrait, c’est éviter les obstacles, reconnaître les visages, se déplacer physiquement, c’est quelque chose d’utile. P : Je ne peux pas répondre, je n’ai jamais vu mais je crée mon propre monde dans ma tête, ma propre planète. M : La vue, c’est la perception de la lumière. La cécité c’est noir. Par la perception de la lumière, on peut voir les couleurs… C : Pour moi, la vue c’est très important. Eric Cassar - 2004 40
  • 42. Conclusion En tant que créateur d’espace, l’architecte se doit de comprendre tous les facteurs sensoriels qui peuvent influencer la perception qu’un individu a d’un espace. Si comme nous l’avons vu, beaucoup demeurent indépendants du concepteur, l’artiste doit néanmoins tenter de les maîtriser. J’ai voulu essayer de décrypter les stimulations sensorielles provoquées par les espaces au quotidien et la façon dont il agissent sur nous... En retour, l’architecte et l’artiste pourraient, s’ils le souhaitent, utiliser ces éléments pour stimuler une impression. Cette réflexion personnelle et subjective ne cherche pas à fournir des réponses mais quelques éléments de réponses ou la mise en évidence d’interrogations déjà connues que l’on a tendance à négliger dans une conception majoritairement visuelle. La perception reste un phénomène complexe, il me parait important de continuer à y réfléchir pour se forger chacun sa propre pensée. Loin de finir sur des certitudes, loin même d’avoir trouvé une, réponse, je pourrai conclure par les mots et questions de l’introduction. La boucle ne sera pas bouclée mais… entre les deux se sera ouvert un espace de réflexion. Eric Cassar - 2004 41
  • 43. Bibliographie : Martin Heidegger, Etre et Temps, Paris, Gallimard, 1986 Martin Heidegger, Qu’appelle-t-on penser ?, Paris, PUF, 1959 Maurice Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, Paris, Ed. Gallimard, 1945 Maurice Merleau-Ponty, L’œil et l’esprit, Paris, Gallimard, 1964 Pierre Nora, Les Lieux de mémoire, Paris, Gallimard, 1984 Gilbert Siboun et Marcelle Routier, Les couleurs de la nuit, Paris, Robert Laffont, 1978 Eva Thome, L’être et le monde à l’état nocturne, Paris, Librairie Honorée Champion, 1979 Pierre Villey, Le monde des aveugles, Paris, Librairie José Corti, 1984 Ludwig Wittgenstein, Tractatus logico-philosophicus, Paris, Gallimard, 1993 (pour la traduction française) Ludwig Wittgenstein, De la certitude, Paris, Gallimard, 1965 (pour la traduction française) Encyclopédie Universalis, Espace (Espace et architecture), Françoise Choay Eric Cassar - 2004 42